Maison du Souvenir

Emile Godaux - Un professeur dans la tourmente.

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Emile Godaux, l'auteur.

Emile Godaux est né à Namur, le 2 septembre 1911. Liégeois d'adoption depuis 1919, il habite successivement à Bressoux, Ougrée puis Alleur. Incorporé au 1er de Ligne à la Chartreuse, en 1934, immédiatement après ses études, il participe à la campagne des 18 jours au 29e de Ligne. Fait prisonnier au combat sur la dérivation de la Lys, le 27 mai 1940, il est envoyé, dans des conditions pénibles, au Stalag XVII B à Krems sur le Danube puis dans un Arbeitskommando, chez les Sudètes, à Hohenfurt (actuellement Vyssi Brod, en Tchécoslovaquie). Il rentrera en Belgique le 18 mai 1945. On trouvera ici le récit de ses aventures depuis la 1re mobilisation jusqu'à son deuxième séjour en Allemagne où il enseigna plus de vingt-quatre ans.

Si ce livre comporte certains passages dramatiques, dont la narration d'événements réels rencontrés par l'auteur, il est cependant émaillé d'anecdotes savoureuses qui plairont au lecteur. La description de l'Allemagne des premières années après la guerre figure au dernier chapitre avec quelques détails sur l'occupation par l'armée belge et l'organisation de l'enseignement dispensé aux enfants des militaires.

 

Un professeur dans la tourmente

AVANT-PROPOS

       C'est longtemps après la guerre 1939-1945 que je me suis soudain décidé à raconter tout ce que j'ai vécu pendant cette période tragique.

       Certes, je ne fus pas un héros et je n'ai accompli que mon devoir.

       Je songe à mes camarades qui ont souffert dans les mines et les carrières, à ceux des camps de représailles, à ceux qui se sont évadés ou ont essayé de se libérer sans y parvenir, enfin à ceux qui sont revenus blessés dans leur cœur et dans leur chair. Je les admire tous et leur exprime mes sentiments d'amitié profonde.

       Le récit que l'on va lire est celui des aventures dont je me rappelle encore avec émotion. Il est écrit tout simplement et en toute sincérité.

       D'autres que moi ont déjà exposé leur cas et nombreux sont ceux qui pourraient nous parler de tout ce qui leur est arrivé.

       Tous les prisonniers de guerre sont méritants car on leur a enlevé, pendant un long laps de temps, un bien qui nous est très cher: la liberté.

       Je n'oublie pas non plus ceux qui se sont battus courageusement pendant la campagne des dix-huit jours et dont beaucoup y ont laissé leur vie. A eux aussi nous devons une infinie reconnaissance.

       Toute ma gratitude va également à mes compatriotes qui ont œuvré courageusement dans la résistance ou qui sont parvenus à rejoindre les armées alliées au prix de multiples difficultés, permettant ainsi la reconquête de notre patrie.

 

CHAPITRE I

LA MOBILISATION

       Faut-il parler de la première mobilisation, de celle qui eut lieu en octobre 1938, en raison de la menace d'Hitler sur les Sudètes ? Elle ne dura que huit à dix jours.

       Après nous avoir rassemblés sur les hauteurs de la Citadelle de Liège, on nous conduisit dans nos cantonnements provisoires.

       Mon régiment était le 25ème de Ligne, dédoublement du 1er de Ligne caserné jadis à la Chartreuse. On nous logea dans une école de la rue du Laveu où je dormis dans une classe, couché sur l'estrade. Puis ce fut le départ vers Beaufays où je passai les nuits dans une villa, sur le versant de la colline bordant l'Ourthe, aux environs de Sainval. Pour tout lit, on ne m'accorda qu'un transatlantique de plage.

       Mais nous restions accrochés à la radio et suivions la conférence des quatre grands de l'époque : Hitler, Mussolini, Chamberlin et Daladier, conférence qui se déroula tout d'abord à Bad Godesberg, au Petersberg, endroit que j'eus maintes fois l'occasion de visiter quand je fus désigné après la guerre pour enseigner à l'athénée Royal de Rôsrath, près de Cologne, pendant vingtquatre ans, puis ensuite à Munich où l'on tomba d'accord pour dépecer la Tchécoslovaquie.

       C'est avec un cri de joie que nous apprîmes le résultat heureux de ces discussions, persuadés que la guerre était écartée pour longtemps.

       Et ce fut le défilé, à Beaufays, devant les enfants des écoles agitant des drapelets, comme si nous avions remporté la victoire.

       On nous ramena à l'école communale de la rue du Laveu où après quelques jours nous fûmes démobilisés.

       Une anecdote mérite d'être mentionnée. Lors de l'appel du dimanche soir, un jour avant notre mobilisation, beaucoup d'hommes manquaient à l'appel dans cette école. Et l'adjudant de service de demander aux sergents : « Allez à Liège et ramenez-moi tous les manquants ! » C'était justement la foire !

       La seconde mobilisation fut évidemment « la vraie » !

       Depuis plusieurs mois, l'Allemagne avait rompu les accords sur la Tchécoslovaquie et occupé ce pays. Elle menaçait Dantzig et la Pologne. Le pacte germanosoviétique fut signé, à la stupeur générale, fin août 1939, au moment où Liège vivait en pleine euphorie en raison de la très belle exposition internationale de l'eau.



Notre « home » dans l’abbaye d’Hohenfurth

       Je me trouvais, à cette époque, en vacances à la Panne, Hôtel Excelsior, comptant y rester une dizaine de jours.

       Hélas ! le 25 août fut déclenchée la phase A de la mobilisation. Cela ne me concernait pas encore mais je m'attendais à être rappelé d'un jour à l'autre. Et le lundi 28 août 1939, des affiches annonçant la phase B, je dus regagner Liège. Déjà à Bruxelles-Nord, la gare était remplie de militaires. L'atmosphère annonçait un danger de guerre.

       Rentré chez moi, j'appris par ma voisine que l'on était venu, aux petites heures, m'apporter mon « ordre de rejoindre ».

       Je dus me rendre à la gendarmerie de Grivegnée pour le récupérer et, tard dans la soirée, je pris le tram pour Ans où se trouvait mon unité. Chaque fois que je passe devant cette petite place qui fait face à la Grand-Place appelée « Ferdinand Nicolay », je revois mon arrivée au « Cercle Saint-Martin » où je logeai, vu l'heure tardive, sur les sacs entassés dans ce que l'on appelle à l'armée « le magasin ». Les trains passant constamment derrière ce bâtiment me faisaient regretter la mer et les vacances.

       Et c'est sur cette petite place qu'on nous rassembla plusieurs fois ; comme sergent, je dus « jouer à l'habilleuse » ainsi que me le proposait un sous-officier de carrière.

       Je retrouvai « mes » soldats du temps de mon service militaire et nous faisions partie du 29ème de Ligne.

       Après deux jours, nous quittâmes cet endroit où ma mère et ma sœur étaient venues me voir, pleines d'espoir, persuadées que tout cela n'était que temporaire.

       Nous ne descendîmes pas la côte d'Ans où j'avais été impressionné par un militaire portant le drapeau du 29ème de Ligne devant l'endroit où est situé actuellement le bassin de natation, mais c'est par une série de petits chemins qu'on atteignit Seraing.

       Notre unité s'installa tout d'abord à l'école communale de la Troque, école aujourd'hui désaffectée. C'est là que nous apprîmes, le dimanche 3 septembre, l'entrée en guerre de l'Angleterre puis de la France. J'errai comme une âme en peine dans les rues désertes. Le lendemain, notre commandant, un réserviste assez âgé, nous adressa quelques mots dans la cour de l'école, nous faisant espérer que notre pays resterait neutre comme en 1870.



A une époque où nous étions encore pleins d’espoir

       La rentrée des classes devant s'effectuer le 11 septembre, notre compagnie libéra les lieux et s'installa à Val Saint-Lambert. Une maison vide fut réquisitionnée pour le bureau et le magasin ; les soldats furent logés à la « maison du peuple », face à la gare. Au moment où j'écris ces lignes, je viens de constater que cette dernière a disparu. En outre, toute une rangée de maisons qui l'encadraient a été complètement rasée. Ce quartier qui était en 1940 une ruche bourdonnante, et qui continua à l'être plusieurs années après la guerre, est maintenant un endroit impersonnel, sans intimité mais il est loin d'être un désert: une magnifique route le traverse.

       Signe des temps ! Beaucoup de demeures ont dû être sacrifiées pour améliorer la circulation routière.

       Lorsque l'on vient de Liège, avant d'entrer dans le centre de la localité, en face de ce qui fut le train « Decauville », la maison où se trouvaient le bureau de notre compagnie, le « magasin », le mess des sous-officiers, est toujours debout, inoccupée, mais les fenêtres aux boiseries vertes sont maintenant obturées par des planches. Cela laisse supposer que tôt ou tard la démolition en sera décidée. Elle porte encore le N° 19 et un signe d'arrêt de bus.

       La population accueillit avec grand cœur tous les militaires qui vécurent le plus long moment de leur mobilisation dans cet endroit où beaucoup de gens leur donnèrent asile, adoucissant ainsi l'éloignement subi par ces soldats ayant quitté leur famille.

       La plupart étaient néerlandophones puisque l'on avait groupé en un seul régiment les bataillons des unités bilingues. Et à cette époque, l'on ne connaissait pas encore nos difficultés linguistiques. On ne faisait aucune distinction entre les uns et les autres pour que tous se sentent comme chez eux.

       Pour ma part, je trouvai une chambre avec petit déjeuner chez de braves gens, aux environs de notre cantonnement.

       Et les travaux défensifs commencèrent. Creusement de tranchées du côté Nord de la rue Basse-Marihaye, près d'un terril et donc au-dessus du Val Saint-Lambert.

       C'est là que l'alerte du 11 novembre 1939 nous surprit. Il fallait creuser et le lieutenant Huque m'arrêta, ou plutôt me demanda de faire arrêter les travaux lorsque nous atteignîmes la rue. « Une cartouche de dynamite, dit-il, ferait sauter le morceau restant, en cas de nécessité ».

       Ce fut donc une première alerte, puis après environ deux mois de travail devant ce que l'on appelait les éléments C (Cointet), sortes de grandes barrières formant ceinture entre les forts de Liège, on nous déplaça pour aller creuser de nouvelles tranchées, en plein bois, dans le domaine de Billancourt, tout en gardant nos quartiers aux environs de la gare du Val Saint-Lambert.

       On fêta la Noël dans la « salle de la maison du peuple » et l'on me demanda même de jouer du piano au cours du banquet.

       Des congés de cinq jours avaient été établis et on pouvait les scinder; c'est ce que je fis. Je regagnai ma famille à Robermont certains soirs et le dimanche avec une permission de minuit ou en me mettant en civil.



La région autour de VYSSI BROD ( Hohenfurth)

       La deuxième alerte, le 15 janvier 1940, causée par l'atterrissage forcé d'un avion allemand à Mechelen-sur-Meuse, nous obligea à rester sur le terrain, dans le froid, jour et nuit. On nous apportait du vin chaud sucré et notre « pique-nique » se déroula pendant longtemps dans des wagons du vicinal se rendant à Clavier, ceux-ci étant chauffés par un vieux poêle à boulets. Heureusement nous ne passâmes que deux nuits à la belle étoile, dans la neige.

       Des bruits couraient au sujet d'un départ en train vers Ostende pour une période de repos. Mais ils furent démentis et le 11 février, nous quittâmes Val Saint-Lambert à pied pour nous rendre à Hermalle-sous-Argenteau, près de Visé. La troupe s'établit dans les salles des fêtes « Au Cheval blanc » et au « Cercle catholique ».

       Je trouvai une chambre au rez-de-chaussée de la rue principale d'Hermalle-sous-Argenteau, un vrai salon donnant sur celle-ci avec un lit et... un piano. La maison appartenait à un adjudant. Lors de mes soirées, je me perfectionnais en néerlandais car je faisais partie d'une unité flamande et puis, avant d'être mobilisé, je donnais cinq heures de cours de cette langue dans un collège de Liège.

       Quel fut le rôle de la troupe en cet endroit ? Dresser un réseau de fils de fer barbelés tout le long de la Meuse ! Je fus aussi planton au téléphone parfois, ce qui me permit, comme je l'avais déjà fait dans le bureau au Val Saint-Lambert, de lire des revues pédagogiques et aussi de nombreux romans.

       C'est là que nous vîmes arriver le printemps et qu'on nous fit les piqûres antitétaniques et antityphiques.

       Déjà à Val Saint-Lambert, on avait fait un appel aux candidats pour aller en France, au D.R.I. (Division de réserve d'infanterie). Mais ce fut mon ami, un instituteur de Bruxelles qui fut choisi. Sans doute le commandant de ma compagnie avait-il cru que je désirais rester près de ma famille. Mon camarade ne participa pas à la campagne des dix-huit jours et ne fut pas prisonnier.

       Notre régiment ne resta que six semaines à Hermalle-sous-Argenteau puis partit pour Flémalle. Ici la vie fut plus pénible car nous devions garder deux ponts, celui du Val Saint-Lambert et celui d'Ivoz-Ramet. On était constamment de garde ou de semaine. La troupe logeait dans la salle des fêtes des « Tubes de la Meuse » et j'obtins une chambre chez de braves gens qui tenaient un magasin de vélos. C'est à ce moment que je débutai l'étude de l'anglais et lorsque j'étais de garde aux ponts, n'ayant pas l'autorisation de dormir, je passais toute la nuit à me donner des cours de cette langue.

       L'usine avait mis à la disposition des sous-officiers une salle pour le mess. C'est à Flémalle que nous suivions la résistance de la Finlande et que nous apprîmes l'invasion du Danemark et de la Norvège. Cette fois, on sentait que notre tour viendrait, mais on ne voulait pas y croire.



Situation DE VYSSI BROD par rapport à l’Autriche et à la Tchécoslovaquie

       A l'occasion des différentes alertes, je devais, armé d'un pistolet G.P., contrôler l'identité des gens qui traversaient les deux ponts et établir une fiche pour les étrangers.

       C'est dans ce fameux « Blokhaus » qui gardait le pont d'Ivoz-Ramet que j'appris, un dimanche où j'étais de garde, que nous partions le mardi pour une période de camp à Beverloo. Descendant de garde le lundi à 13 heures, j'eus tout juste le temps de retourner chez moi à Robermont pour dire au revoir à ma mère et à ma sœur et prendre quelques objets.

       Et ce fut le départ, à pied, la nuit du mardi au mercredi. On devait atteindre le camp en trois jours. Comme beaucoup n'étaient plus habitués à la marche, le nombre des éclopés augmentait et l'on dut réquisitionner les fameux trams à vapeur du Limbourg.

       Mais je tins bon et j'arrivai sans encombre à Leopoldsburg. Et les exercices d'une période de camp recommencèrent. Les sous-officiers avaient des chambres à deux lits, assez confortables avec bassin pour se laver. C'était le printemps et la bruyère commençait à fleurir mais le sable était toujours là et l'on sait si c'est désagréable de marcher constamment dans un sol sablonneux.

       Comme j'étais un des rares à avoir « tenu le coup » pour la marche, on me proposa de partir le premier en permission. Je refusai car le 12 mai, dimanche de la Pentecôte, je devais assister à une communion solennelle à Sainte-Foy, à Liège. Je le regrettai plus tard puisque les Allemands ayant attaqué le 10 mai, je ne pus revoir ma famille avant cinq longues années. De plus, je n'avais presque pas d'argent et, pendant la campagne des dix-huit jours, pour manger, il fallait payer.

       Le 9 mai au soir, après l'exercice, nous vîmes un avis affiché au tableau de la compagnie: « Le Roi allait assister à une démonstration de tir réel le 10 mai après-midi et nous devions, comme spectateurs, porter la capote avec ceinturon et être casqués ». Une journée reposante se profilait à l'horizon. Cela promettait d'être intéressant. Le soir, dans notre chambre, nous apprîmes que les permissions de cinq jours étaient rétablies alors que nous ne pouvions bénéficier que de deux depuis la dernière alerte. Rien n'était encore officiel mais le bruit causé par cette bonne nouvelle m'empêchait de dormir; je me demandais si j'allais scinder mon congé.

       Soudain vers trois heures, le clairon se mit à sonner l'alerte. Dans cette circonstance, il fallait s'équiper comme pour partir au combat. C'est ce que nous fîmes en espérant qu'il s'agissait, comme d'habitude, d'un simple exercice.

       Nous dûmes abandonner les bâtiments du camp de Beverloo et attendre au-dehors. Déjà l'on signalait que la frontière hollandaise était violée et que les Pays-Bas étaient bombardés.

       Vers cinq heures apparurent dans le ciel encore sombre, une multitude de points lumineux : c'était l'aviation allemande. Le départ fut donné et l'on quitta le camp. La guerre commençait.

CHAPITRE II

LA CAMPAGNE DES DIX-HUIT JOURS.

       On espérait encore que ces avions qui survolaient en masse notre pays allaient simplement attaquer l'Angleterre. Mais de multiples bruits couraient : la gare de Jemelle aurait été bombardée et l'aérodrome de Schaffen aurait été fort endommagé.

       C'est au pas, précédés par une clique de clairons, que nous quittâmes Leopoldsburg et nous éprouvâmes une grande satisfaction en franchissant un pont du canal Albert qui n'avait pas encore sauté.



L’auteur en captivité. Nostalgie…

       A la première halte horaire, des avions nous survolèrent et nous nous abritâmes dans des caves. Avant de repartir, nous reçûmes quelques fleurs que des jeunes filles arrachaient dans leur jardin.

       Le baptême du feu survint quelques instants après. Un avion volant bas fonça sur nous, tira quelques rafales et nous eûmes tout juste le temps de nous coucher à côté de la route, dans un petit bois de sapins. C'est là que je perdis mon masque à gaz qui ne fut jamais remplacé.

       Il faut signaler qu'au départ du camp de Beverloo et d'ailleurs pendant toute une partie de la campagne, nous étions chargés comme des mulets ! Outre notre fusil, notre baïonnette, notre pelle ou notre pince coupe-fil, notre masque à gaz, notre besace, nous portions sur le dos un sac rempli de linge et supportant une couverture, une toile de tente et une paire de gros souliers. Les bretelles de ce sac nous sciaient littéralement les épaules et l'on se demande, encore de nos jours, comment on peut faire la guerre dans de telles conditions. De plus nous étions fort vêtus : casque, gros pull-over et capote épaisse.

       Quand on songe que les Allemands étaient transportés par camions et ne portaient qu'un simple uniforme, qu'ils pouvaient facilement exécuter tous les mouvements comme manipuler un fusil ou un lance-grenades, on se demande pourquoi l'on n'avait pas pris exemple sur eux puisque la campagne de Pologne avait pu fournir certains renseignements.

       Nous dirigeant vers l'Ouest, nous arrivâmes en fin d'après-midi à Testelt près d'Averbode où, harassés, nous pûmes nous coucher dans une grange, faisant un grand trou dans la paille pour nous réchauffer et connaître naître un repos bien mérité après une longue journée de marche et une nuit d'insomnie.

       Hélas ! tout cela fut de courte durée et, au milieu de la nuit, ce fut le rassemblement pour un nouveau départ. Dans la campagne calme et silencieuse on se serait cru en temps de paix si, de temps à autre, le ronronnement d'un avion allemand ne nous avait ramenés à la réalité. Ce dernier lançait des fusées éclairantes et le paysage s'illuminait comme en plein jour.

       Nous atteignîmes Begijnendijk où nous pûmes nous reposer toute la journée. La population vaquait normalement à ses occupations, bien qu'on signalât, dans un café, que la gare d'Aarschot avait été bombardée. De temps à autre, un avion ennemi rasait littéralement les toits des maisons, se limitant à une action de reconnaissance.

       Et à la tombée du jour, on partit cette fois en direction de Wavre Notre-Dame, près de Putte. Là se trouvait la ligne KW, deuxième élément de défense du pays, avec des éléments Cointet, ces barrières bien connues que les Allemands détruisaient au chalumeau. On appelait ces positions des « tranchées préparées ... à l'avance » et il n'y avait que des petits trous de cinquante centimètres de profondeur.



Quelques membres de notre « Arbeitskommando »

       Nous étions le 12 mai, fête de la Pentecôte et un radieux soleil nous inondait de ses rayons bienfaisants.

       C'était le printemps dans toute sa splendeur et parfois l'on croyait rêver. Et c'est là que ceux qui avaient eu le bonheur de connaître une dernière permission nous rejoignirent. On leur distribua un fusil mais ils durent faire tout le restant de la campagne en tenue de sortie et en bonnet de police.

       Je ne puis me rappeler combien de fois, en tant que sergent chef d'un groupe de combat, il me fallut établir la liste des objets manquants pour chaque homme. Et jamais l'on ne donna suite à cet inventaire. On nous avait signalé aussi que le camp de Beverloo ayant été bombardé, on avait dû jeter dans le canal Albert les sacs bleus contenant nos objets personnels.

       Nous restâmes quelques jours à Wavre Notre-Dame et, derrière les tranchées que les soldats s'activaient à creuser le plus profondément possible, se dressait une maison récemment abandonnée mais entièrement meublée et qui nous offrait un abri temporaire pour nous restaurer et nous procurer les soins de toilette. Parfois le propriétaire venait converser avec nous. Pour la nourriture, il fallait se contenter du pain et du beurre que les bonnes sœurs du couvent situé derrière nos positions voulaient bien nous faire .parvenir.

       A Wavre Notre-Dame se livra notre première bataille. Le lundi 13 mai fut calme et permit à nos hommes de consolider nos positions. Mais le lendemain déjà, les Allemands approchaient et un général venu en inspection cria : « Je veux voir les hommes avec le fusil et non avec une pelle ».

       De toutes parts on tirait et l'on ne voyait rien. Notre chef de peloton nous déclara, qu'étant monté au sommet de la tour de l'église, il avait aperçu les Allemands.

       Sur notre aile gauche apparut un char allemand qui dut se retirer sous le tir des soldats du 14ème de Ligne. Et sur le parapet de notre tranchée, on entendait siffler les balles. Notre premier sergent devait se baisser pour venir nous trouver afin de nous communiquer les ordres. Ceux-ci étaient rares et ne nous donnaient aucun renseignement sur les événements. Il s'agissait souvent du fameux inventaire sur la situation en linge et en vêtements. Mais un soir, un ordre nous enjoignit de nous laver les pieds et de graisser nos chaussures, ce qui nous fit comprendre qu'une nouvelle retraite se préparait. Le front était à nouveau percé.

       Et en effet, le mercredi 15 mai, en pleine nuit, pendant que le tir faisait rage dont celui d'une pièce d'artillerie placée derrière nous, l'adjoint au chef de peloton me donna l'ordre suivant « Nous sommes encerclés et il faut nous retirer, aussi, en partant, tes derniers hommes doivent tirer ! »



En promenade le dimanche après-midi

       Un remue-ménage se produisit dans la tranchée parce que deux soldats qui s'étaient endormis nous coupaient la retraite et nous empêchaient de suivre l'adjoint au chef de peloton. Que faire ? J'étais seul avec cinq ou six hommes et il me fallait prendre mes responsabilités. Nous nous réfugiâmes dans la maison dont j'ai parlé plus haut, croyant trouver un bon abri dans la cave.

       « Mais nous allons être faits prisonniers, me dis-je, il faut sortir d'ici ! »

       Heureusement, je possédais une boussole, et, quelques jours auparavant, j'avais repéré la direction de Malines, ville la plus proche où devait se trouver l'état-major de division. Je pris la tête de mon petit groupe et nous traversâmes des prairies, sautant au-dessus des barrières. Ici un incident se produisit. Marchant en file indienne, tous se fiaient à moi et soudain dans l'obscurité, je vis une forme bouger ! Je m'arrêtai brusquement et me retournai, blessant le soldat qui me précédait, avec le bord de mon casque. Il s'agissait tout simplement d'une paisible vache qui avait quitté le pré.

       Poursuivant notre retraite à travers champs et prairies nous entendîmes enfin le bruit du charroi de l'arrière-garde de notre régiment. Nous étions sauvés !

       Et la retraite continua. J'ai appris récemment par mon chef de peloton rencontré lors d'une réunion d'anciens élèves, que des autos-mitrailleuses françaises nous avaient relevés et que cette unité avait été décimée par un intense bombardement.

       La traversée de Malines, déserte, se fit sans encombre et nous arrivâmes à Kappelle-op-den-Bos puis à Ramsdonk où nous fûmes surpris par un bombardement au moment où un colonel voulait que nous nous alimentions à une cuisine roulante. Il exigeait même que nous franchissions la zone bombardée, au pas de gymnastique, comme on le faisait en 14-18. Mais personne ne mangea et, conduits par un lieutenant de l'active que j'avais eu comme chef au début de la mobilisation, nous contournâmes l'endroit dangereux. « Sauvons notre peau » nous déclarait-il.

       J'avais perdu ma compagnie et nous n'étions plus qu'une poignée d'hommes marchant dans une colonne d'artillerie. Fatigué, je m'assis sur un caisson, derrière un canon tiré par des chevaux et, si mes jambes se reposaient, tout mon corps était secoué tellement la route était mauvaise.

       Je repris rapidement la marche et, avec mes soldats, nous circulions la nuit et une partie de la matinée pour nous reposer parfois dans une prairie, le long d'une haie ou dans un bois. Mais nous ne parvenions jamais à dormir. Déjà à Wavre Notre-Dame, on nous avait dit d'abandonner les objets lourds et surtout notre havresac.

       Nous parcourûmes ainsi la distance qui nous séparait de Malines à Gand en évitant les agglomérations et nous arrivâmes dans les environs de cette dernière ville où, après avoir franchi le pont du canal de Gand à Terneuzen, notre compagnie fut reconstituée.



Le lac gelé dont il fallait extraire la glace

       Il faut signaler que pendant cette marche à travers une grande partie de la Belgique, nous ne fûmes jamais survolés par d'autres avions que des avions allemands. Pendant la campagne, je ne vis aucune fois un avion anglais ou français. Notre défense terrestre s'acharnait à tirer sur les avions ennemis sans les atteindre et une fois, en marchant en colonne l'un derrière l'autre, à la distance réglementaire de trois mètres cinquante, un fragment d'obus de cette défense contre avions vint tomber près de moi, à un mètre de mon dos. Je me retournai et ne vis plus rien tellement ce fragment était profondément enfoui dans le sol. J'avais été miraculeusement épargné.

       Vers le 20 mai, notre régiment se déploya en défensive, derrière le canal de Gand à Terneuzen, entre Evergem et Terdonck. Nous faisions face à un talus où se dressaient les grands réservoirs à essence de la société Saint-Clair.

       Et là, nous devions rester plusieurs jours. Les soldats se mirent à creuser des tranchées et à les recouvrir de tôles pour se protéger. Précaution et protection illusoires ! Nous étions placés à côté d'une ferme où, de temps à autre, nous pouvions obtenir deux œufs sur le plat pour cinq francs. C'était un léger baume sur nos plaies morales car ces retraites continuelles et cette perspective d'avoir bientôt à nous battre n'étaient pas du tout réjouissante. On ne savait pas grand-chose des événements. Nos gradés nous répétaient que l'on allait bientôt capituler ; après cinq jours la Hollande avait déposé les armes et les Allemands venaient d'atteindre Abbeville ; bref nous étions cernés. D'ailleurs des avions ennemis lancèrent des tracts où une petite carte montrait la situation avec un avis disant que nos chefs allaient s'enfuir par avion.

       Une seule fois nous parvint un communiqué signalant que les Français avaient lancé à Gand une contre-attaque « qui n'avait pas été sans succès » et que notre artillerie bombardait Terdonck.

       En cet endroit, on attendit quelques jours. Une patrouille de volontaires traversa le canal puis vint faire son rapport : « elle n'avait rien remarqué ».

       Vers le 23 mai, nos positions furent bombardées par l'artillerie ennemie et plusieurs de ses obus percèrent les réservoirs à essence, ce qui affola nos camarades de première ligne qui, pris de panique, reculèrent. On les obligea à retourner sur leurs positions.

       Pour la première fois, la pluie se mit à tomber et les fumées des réservoirs retombant sur nos visages, les noircirent complètement.

       Le front fut percé une fois de plus et l'on nous proposa une contre-attaque. Pendant la distribution des munitions, le lieutenant Huque, mon premier chef de peloton à la mobilisation, me dit : « Godaux, cette fois c'est pour de bon ! » Il devait être tué le 28 mai en se défendant courageusement avec plusieurs officiers de notre bataillon. Il fallait avancer dans les buissons, en direction de Terdonck et l'on dut même reculer car nos petits canons de 4,7 tiraient trop court et nous étions en danger.

       Après être restés cachés dans la nature, nous reçûmes l'ordre de repli. On repartit en direction de Zomergem. J'ai toujours conservé cette image représentant la campagne autour de Terdonck et quand, prisonnier cette fois, je repassai en ce lieu, les réservoirs fumaient toujours ; le long du canal, des tombes avaient été creusées avec comme seul ornement un casque reposant sur une baïonnette. C'étaient des tombes belges. On voyait dans chaque casque le trou creusé par la balle ennemie.



L’hiver pénible dure 7 mois

       La traversée de Zomergem se fit sans encombre et le 25 mai nous étions aux environs d'Ursel. A la tombée du jour, le régiment se mit en route vers cette localité. Soudain un sifflement caractéristique se fit entendre; d'un bond, nous sautâmes dans le fossé au bord de la route. Quelques obus tombèrent à côté de celle-ci; il y eut des blessés et, paraît-il, quelques tués. J'étais tellement nerveux que je serrais de mes mains les bottes du médecin terré devant moi.

       Puis l'on repartit et il nous sembla que, des fenêtres d'une maison, on lançait des signaux lumineux. On s'arrêta dans un bois, aux environs d'Oostwinkel.

       C'est en cet endroit que se passa la journée du dimanche 26 mai. La nature était si belle et, couchés parmi les floraisons printanières, nous avions par moments l'impression que la guerre avait cessé. Mais des avions allemands nous survolaient de temps à autre et nos canons de 4,7, ne les atteignaient jamais. Un avion belge, volant bas, apparut au-dessus de nos têtes et tous les soldats se mirent à applaudir car c'était le premier que l'on voyait. Sans doute allait-il effectuer quelque reconnaissance ? Nous avions appris que dès le premier jour de la guerre notre potentiel aérien avait été détruit au sol. Et ici, on ne comprend pas ! On avait pourtant disposé de beaucoup de temps pour se préparer à une attaque éventuelle.

       Dans un coin du bois, telle une étagère de bibliothèque, la réserve de grenades semblait attendre une utilisation qui ne vint jamais. Peut-être avait-on peur des accidents, d'une maladresse probable ? Elles n'auraient servi qu'en cas d'offensive mais les nombreuses retraites, les bruits de capitulation en raison de l'encerclement de nos forces avaient certainement détruit le moral de toute l'armée.

       A nos côtés, une batterie d'artillerie faisait un vacarme épouvantable et, à l'état-major de bataillon, on avait dû placer des bandelettes de papier aux fenêtres ouvertes. Cet état-major se tenait dans une petite maison abandonnée où il fallait aller se ravitailler. Il faut rendre hommage à notre colonel qui venait en side-car jusqu'à la ligne de front et nous ordonnait de nous éparpiller.

       La solde ne fut pas payée; le sous-officier payeur à qui on la demanda répondit qu'il n'avait que de gros billets. Imprévoyance !

       Dans l'après-midi du dimanche 26, un avis parvint à notre commandant de compagnie: « Tout mouvement de troupe devait être arrêté ».

       Et la nuit se passa dans le bois. Pendant que nous étions couchés ou assis sur des feuilles humides, dans des conditions telles qu'il était impossible de se reposer, notre artillerie se mit à tirer sans relâche.

       A l'aube, l'ordre de s'ébranler arriva. La classique préparation d'artillerie nous avait convaincus que la grande contre-attaque se préparait. On avançait lentement en file indienne et soudain un tireur isolé entra en action. « Continuez, ordonna notre commandant, il tire à pouf ! »

       Parvenus à quelques centaines de mètres de la lisière, notre surprise fut grande. De part et d'autre de la route, des fusils étaient abandonnés. Un blessé nous demanda s'il y avait un médecin parmi nous. Une compagnie entière s'était rendue




Notre premier Noël en captivité

       « On va bientôt voir les Allemands » me dit un collègue. Et c'était vrai. Nous étions à peine arrivés à l'orée du bois que nous aperçûmes des cyclistes ennemis qui s'avançaient paisiblement vers nous. Ils étaient à une distance de cinq cents mètres environ.

       C'est alors qu'un soldat du groupe voisin (je commandais le premier groupe), pris de panique, se mit à tirer en l'air, ce qui eut pour effet d'arrêter les Allemands qui se couchèrent puis se mirent à courir en diagonale pour atteindre le bois et nous attaquer sur le flanc. Notre armée possédait des petits chars T 13 conduits par deux hommes dont un officier. Ce dernier, commandant l'unique char qui nous protégeait demanda à être flanqué de deux groupes de combat.

       Et ici se produisit une grave erreur. L'adjoint au chef de peloton nous donna l'ordre de sortir du bois et de nous déployer dans un champ labouré, sans le moindre couvert, sans la moindre fosse. Quelle cible !

       Ce fut pour moi un moment d'intense émotion. L'ennemi caché derrière les buissons, à deux cents mètres de nos lignes, commença à tirer sur nous. Il ne nous restait qu'une chose à faire : nous terrer le plus possible. Je grattai le sol avec mes ongles; les balles sifflaient autour de ma tête et l'une d'elles ricocha sur l'extrémité de mon soulier. Puis les Allemands lancèrent des grenades avec leurs « Minnenwerfer », engins que nous ne possédions pas. Il faut reconnaître qu'on nous jetait dans la bataille sans nous avoir donné le moindre renseignement et aussi avec des groupes de combat incomplets, certains dépourvus de l'arme principale: le fusil mitrailleur. Notre petit char T 13 reçut un obus de plein fouet et recula dans la forêt. Un avion ennemi nous survolait sans cesse et nous étions bien seuls. Personne ne s'occupait de nous alors que nous aurions dû être soutenus. Plusieurs de mes hommes qui avaient osé lever la tête pour tirer ou voir ce qui se passait furent tués et parmi ceux-ci mon caporal fusilier. Un de mes soldats atteint d'une balle dans le bras réussit à revenir en arrière pendant qu'un camarade le couvrait par son tir. Croyait-on que nous allions arrêter le colosse allemand avec une poignée d'hommes ?

       Après trois quarts d'heure de cette situation tragique, deux de mes soldats agitèrent un mouchoir blanc, se levèrent avec difficulté, tenant les bras en l'air et me disant que plusieurs de nos voisins ne bougeaient plus. Je fus le dernier à me redresser et, devant nous, un sous-officier ennemi braquait son révolver en nous ordonnant de courir derrière lui. Affolés, nous lui obéîmes.

       Arrivés dans les lignes adverses, nous fûmes saisis par le grand déploiement de l'armée allemande. Que de combattants ! Et quel équipement pour se protéger ! Des feuilles sur les casques, des branchages autour du corps et fort peu de bagages.

       J'avais été sauvé de la mort cette fois tout comme je l'avais été près du canal Albert, ainsi qu'à Ursel, et comme je devais l'être plus tard en captivité lorsque, chargeant un wagon de gros arbres, un gigantesque treuil allait s'abattre sur moi si l'on n'avait pas crié mon nom de même lorsqu'un ami et moi nous faillîmes mettre le feu à une réserve de bois de la menuiserie, avec nos cigarettes. Dans ce dernier cas, c'eût été la peine capitale pour cause de sabotage.

       Un caporal allemand nous fouilla, conduisit notre groupe de cinq ou six vers l'arrière en nous disant : « Regardez ma carte ! Nous occupons presque tout votre pays. »

       Devant une infirmerie de campagne, un commandant belge, assis sur une chaise, la tête entourée d'un énorme pansement tout ensanglanté, délirait. Dans un fossé gisait un soldat belge, mort.

       La guerre m'apparut alors dans toute son horreur, dans toute sa réalité ! Il me semblait avoir vécu un cauchemar mais il fallait imputer cela à la fatigue, aux longues nuits d'insomnie.



A l’intérieur du cloître avec mon meilleur compagnon

       Et notre gardien continua à nous diriger vers une destination inconnue. Partout les Allemands occupaient fermes et maisons abandonnées. Ils nous regardaient en riant mais ne se moquaient pas. Sur leurs camions, ils avaient inscrit notre mot de passe : « Arlon-Léopold ».

       Nous avions dû abandonner notre casque, notre ceinturon, notre besace. Heureusement que j'avais conservé mon « bonnet de police ! » Un officier supérieur allemand me demanda, en français correct, ce qui signifiait ce « pompon argenté » qui ornait ce bonnet. Il me déclara aussi que, la veille, notre artillerie les avait « canardés ». Pendant que nous avancions, celle-ci tirait toujours et, connaissant bien ce sifflement des obus, nous voulions nous coucher. Mais notre sentinelle, très avertie, nous rassurait en montrant l'endroit où le projectile allait tomber. Cet homme avait l'habitude de localiser les chutes d'obus.

       Et au sujet de cette situation, j'étais étonné de voir que notre artillerie tirait dans le vide. Les Allemands avaient déplacé leurs troupes loin du point de chute de nos obus. En outre, un ballon captif, espèce de petit dirigeable, leur permettait d'observer, d'une certaine hauteur, une grande surface du champ de bataille.

       On traversa le canal Gand-Terneuzen à Zelzate sur un pont construit par le génie allemand puis nous atteignîmes Sleidinge où l'on nous parqua dans l'église. Ce fut notre premier camp de prisonniers. Pour moi, la campagne était terminée.

       J'avais frôlé la mort de très près et, lorsque j'entends des discussions au sujet du comportement de notre armée, je me dis que nous n'aurions pas pu mieux agir. Que de morts inutiles !

       Je regrette qu'on ait laissé des gradés sans instructions au moment où « la grande bataille qui nous attendait » fut arrivée.

       En outre, pourquoi nous avoir abandonnés, pourquoi avoir laissé deux groupes de combat en plein champ labouré sans avoir essayé de nous appuyer par la gauche ou la droite ?

       Au sujet de cette guerre-éclair, beaucoup de choses resteront mystères.

       Pourquoi certains furent-ils obligés dès leur capture de remettre leur carte d'identité alors que nous pûmes garder la nôtre pendant presque toute notre captivité ?

       Ce ne fut que quelques jours avant l'arrivée des troupes américaines qu'on nous les confisqua. Sans doute cette mesure s'imposa-t-elle par la multiplicité des évasions.

       Lorsque le caporal allemand (Gefreiter) chargé d'amener les prisonniers vers l'arrière nous prit en mains, il nous déclara : « Vous êtes en train de couvrir la retraite des Anglais à Dunkerque ». Je lui rétorquai que je n'en savais rien et que, comme soldat, je me bornais à exécuter les ordres.

       J'appris plus tard que cette affirmation était exacte et que le contingent anglais avait pu ainsi être sauvé pour continuer la lutte qui allait mener les armées alliées à la victoire, mais quatre ans après seulement !

CHAPITRE III

APRES LA CAMPAGNE

       Certes l'armée belge a fait tout son devoir et, d'après les nombreux ouvrages que j'ai lus sur la guerre, je puis dire que certains régiments se sont bien battus et que beaucoup de militaires se sont conduits en héros. Il y a eu quelques défections sans doute mais nous avons tenu dix-huit jours alors qu'un grand pays comme la France demandait l'armistice trois semaines après notre capitulation. On avait même capturé des ennemis.



Nous somme trois Liégeois

       Avec le recul des événements, on peut se poser la question suivante : « Pourquoi n'a-t-on pas capitulé quelques jours plus tôt ? » On aurait épargné bien des vies humaines car, vu la disposition des forces militaires, nous étions condamnés depuis plusieurs jours. Les alliés reculaient, les Allemands avaient atteint la mer depuis un bon bout de temps et l'étau se resserrait toujours. En outre les Anglais rembarquaient et il n'y avait aucun espoir de reconquête, à nous seuls !

       Qu'attendait-on de nous ? Nous n'avions pas d'aviation, pas de chars, pas de planeurs, pas de parachutistes, etc ... On nous faisait marcher la nuit pour livrer le combat en plein jour. Nous étions épuisés et il fallait livrer une dernière bataille avec des moyens dérisoires.

       Par contre le soldat allemand était aguerri. Son armée avait remporté une grande victoire en Pologne et, comme je l'ai déjà dit, il était transporté par camion et légèrement équipé. De plus il était fanatisé par l'esprit nazi, Hitler savait qu'il lui serait facile de vaincre la Hollande, la Belgique et la France.

       Que l'on songe à la rapidité avec laquelle tomba le fort d'Eben-Emael ; au fameux train dont le chef de convoi demanda en néerlandais le passage pour ses troupes « en retraite », à la ruse utilisée pour franchir certains ponts du canal Albert en maîtrisant leurs gardes, à l'esprit combatif de ces soldats qui allaient de succès en succès ! Il est prouvé que les assaillants du fort d'Eben-Emael s'étaient déjà exercés chez eux sur un obstacle semblable.

       Nous étions bien préparés pour une guerre à la mode de 1914-1918 mais pour une guerre-éclair ? Aurions-nous pu, en quelque endroit que ce soit, avec nos moyens de bord, repousser l'armée allemande ? Dès qu'une résistance était décelée par cette dernière, son aviation venait tout anéantir et les chars détruisaient la position, contournant les obstacles dressés sur les routes.

       En outre, il y avait l'exemple de la Hollande qui avait capitulé après cinq jours. Oserais-je ajouter que, tout comme le soldat français, le soldat belge s'était encroûté pendant la mobilisation qui dura huit mois; il avait connu les « délices de Capoue » et, souvent désœuvré, se préoccupait surtout de la nourriture, de ses plaisirs et de ses permissions.

       Resterait-on neutre ? Beaucoup le croyaient. L'attaque contre la Belgique fut un crime. Qu'avions nous commis comme faute ?

       Mon opinion personnelle, c'est que, dans la défensive, le soldat est plus démoralisé que dans l'offensive. Dans cette dernière, il avance, remporte des succès et cela l'enivre... Mais lorsque l'on recule sans arrêt... Ajoutons que la jeunesse allemande était endoctrinée, fanatisée, exercée à l'agressivité et la suite des combats le démontra.




Dimanche d’été dans les jardins de l’abbaye

       Après la campagne de l'Ouest, Hitler qui ne parvint pas à faire plier l'Angleterre, eut encore assez de forces pour anéantir, quelques mois plus tard, la Yougoslavie, la Grèce et une énorme partie de l'U.R.S.S.

       Au vu de ces événements, la campagne de 1940 nous apparaît comme une « promenade militaire ».

       La capitulation de l'armée belge causa un véritable soulagement chez beaucoup. Mais si la Hollande avait démobilisé toute son armée et si ses soldats avaient pu regagner leur foyer, ce ne fut pas le cas pour nous.

       Le roi Léopold III était resté au pays ; on avait capitulé et le bruit courait qu'il fallait se tenir groupés, que l'on allait reconstituer les régiments, etc ...

       Lorsque le Roi demanda au général Von Reichenau : « Que devient mon armée ? » Il répondit : « Elle est prisonnière de guerre ». Mais personne ne pensait qu'on allait nous conduire en Allemagne ! « Demain nous allons nous atteler à reconstruire notre pays » déclara Léopold III. Et les ordres de bataillon contenaient cet avis : « Cessation des hostilités. Les commandants de compagnie me fourniront pour 11 heures leur situation en hommes et en armes ». Ces ordres, je ne les lus qu'après la guerre dans un ouvrage consacré à la campagne de notre bataillon.

       J'avais été fait prisonnier « les armes à la main » et je croyais que mon statut était spécial. Peut-être que si je m'enfuyais et revêtais l'habit civil, serais-je considéré comme déserteur ? Mais plus tard, au camp de Krems-Gneixendorf, Stalag XVII B, je retrouvai mes camarades sous-officiers et soldats capturés après la capitulation.

       Ce qui est dommage, c'est qu'aucun de nos chefs ne nous ait avertis que nous partions vers l'Allemagne. Même des officiers suivaient la colonne de prisonniers. Le bruit courait qu'on se rendait au camp de Braaschaert pour y être démobilisés puis lorsque, le 29 mai, nous franchîmes la frontière hollandaise, des gens « bien informés » nous affirmèrent que l'on allait être démobilisés dans l'île de Walcheren.

       Toutes nos illusions tombèrent lorsque l'on nous embarqua sur des péniches à Waalsoorden.

       J'appris plus tard que des unités complètes furent affectées à certains travaux en Belgique dont ceux qui consistaient à enlever les fils de fer barbelés dressés le long du canal Albert.

       De plus, sur notre passage, en partant pour les Pays-Bas, plusieurs personnes nous disaient : « Où allez-vous ? Un tel est déjà rentré chez lui. »

       La pagaille fut indescriptible. Il faut dire que nous étions au Nord de la Belgique et que nous n'eûmes pas la chance de repasser aux environs de Liège pour nous échapper comme certains le firent.



Une « autre sortie » dominicale

       Beaucoup étaient tellement persuadés qu'on allait être démobilisés qu'ils suivirent docilement la colonne. Un de mes camarades de captivité était entré dans une maison où il passa une nuit confortable chez de braves gens et, le lendemain, prit l'autobus pour rattraper la file des prisonniers afin de ne pas rater une démobilisation probable.

       En ce qui me concerne, ne désirant pas être déserteur mais résolu à accomplir mon devoir jusqu'au bout, je m'en remettais aux bruits qui couraient comme d'ailleurs j'avais été obligé de le faire pendant toute la campagne.

       En traversant Lokeren, l'attitude de nos gardiens changea et ils nous obligèrent à serrer les rangs, invitant les civils charitables à venir déposer vivres et boissons au pied de notre très longue colonne. Partout aux fenêtres apparaissaient des visages attristés et nous nous sentions un peu humiliés. L'image de ces religieuses nous regardant avec compassion reste encore présente dans ma mémoire. Je n'eus qu'une seule fois l'occasion de m'échapper, c'était non loin de la frontière hollandaise, en pénétrant dans le corridor d'un café. Avec le recul du temps, je pense que j'aurais dû m'introduire dans la cave pour m'y cacher. Mais le tenancier aurait-il accepté de me donner des vêtements civils, de me nourrir ? Je n'avais plus qu'une centaine de francs sur moi !

       Certains sont retournés en militaire, empruntant des voitures, utilisant des moyens de transport sans être inquiétés tandis que d'autres ont été arrêtés par l'autorité occupante. Il y en a même qui, rentrés chez eux à Liège, ont dû, d'après un avis de celle-ci, se présenter à la Citadelle pour y être démobilisés. Ils n'en sont pas sortis et ont pris le chemin de l'Allemagne.

       On voit dans tout cela le rôle de l'uniforme : un civil n'est pas inquiété dans le désordre d'une capitulation de l'armée. Ce qui arriva à nos deux gardiens à Hohenfurth en Tchécoslovaquie le prouve aussi. Comme nous, ils gardèrent leur uniforme et se firent cueillir par les Américains pour partir en captivité. L'un d'eux m'avait affirmé qu'il était soldat et restait fier de l'être. Le gardien d'un Kommando voisin se mit en civil et vint dire bonjour, bien à l'aise, à ses anciens prisonniers français venus se joindre à nous. Il fallait en effet se grouper.

       Il y eut beaucoup d'injustices dans ces circonstances. Hitler fit libérer uniquement les Flamands et Von Falkenhausen réussit à faire admettre le retour de gens qualifiés : directeurs commerciaux, fonctionnaires de transports, gendarmes, douaniers, policiers, ouvriers agricoles, personnel du gaz, de l'eau et de l'électricité et d'autres encore mais hélas ! les enseignants n'en furent point. Puis rentrèrent les malades, les vrais et les faux, et aussi ceux qui réussirent à s'évader.

       Au 18 janvier 1945, les Allemands recensaient 67.591 P.G. Belges dont 4.000 officiers et 6.600 sous-officiers ; 1.698 P.G. Belges étaient morts en Allemagne.

       Et l'on s'installa dans la captivité, gardant toujours l'espoir que la guerre serait vite finie, espoir qui allait en s'amenuisant au fur et à mesure que les années s'écoulaient.

       On fêta la Noël 40 entre nous, avec un magnifique sapin que l'on était allé chercher dans le bois ; on nous permit d'assister à la messe de minuit par une fenêtre de l'oratoire du couvent des Cisterciens où nous étions installés. Ce fut un Noël d'espérance, certains que l'on était de rentrer bientôt au pays. N'avions-nous pas en effet reçu, depuis septembre ou octobre, des lettres de nos familles où l'on nous racontait que plusieurs trains de prisonniers belges ramenaient ceux-ci dans leur foyer ? Nous nous demandions si l'on ne nous oubliait pas. Mais nos gardiens et les civils allemands ignoraient qu'une discrimination entre Flamands et Wallons avait été décidée. A nos questions, ils répondaient : « Bientôt ! »



Essai de cavalerie !

       Il y eut énormément de cas particuliers tels celui de ces militaires qui, après être restés trois mois dans le Midi de la France soit juin, juillet et août 1940, furent soi-disant « rapatriés » par les autorités françaises et dont le train, arrivé à la ligne de démarcation, fut dévié vers l'Allemagne. On pourrait citer aussi celui de ces prisonniers qui reçurent un cachet pour être démobilisés et celui de certains qui furent obligés de passer un examen de néerlandais, leur situation étant douteuse.

       On nous occupa, dans notre « Arbeitskommando », comme la plupart, selon nos aptitudes... Mais comme j'étais professeur, on ne savait que faire de mon humble personne et heureusement que je connaissais assez la langue allemande pour que l'on me respecte et me donne des travaux légers. Malheureusement, ce ne fut pas toujours le cas et décharger des wagons de charbon ou charger des wagons de gros arbres, cela exigeait d'énormes efforts.

       De plus, je jouais le rôle d'interprète et rendis de nombreux services à mes camarades dont j'étais l'homme de confiance. Je devais tout traduire mais je me gardais bien de le faire pour les insultes afin d'éviter des ennuis à ceux qui les proféraient.

       Et, en raison de ma profession, j'organisai mes moments de loisirs, en me donnant des cours de langues, en lisant beaucoup car la Croix-Rouge de Belgique nous envoyait outre des romans, des livres de toutes les branches scolaires. Je me perfectionnais dans la langue allemande grâce à une grammaire et à des revues que deux jeunes de la localité, étudiants d'un « Gymnasium » de Krumau (actuellement : Cesky Krumlov) venaient m'apporter en y joignant parfois... deux ou trois cigarettes. Leurs études terminées, ils furent mobilisés et expédiés rapidement au front russe. Je revis l'un d'eux, revenant en permission avec une jambe en moins. Ils devinrent religieux et m'envoyèrent, après la guerre, un souvenir de leur première messe dite au monastère de Melk en Autriche.

       Bref, ma seule consolation durant cette période, je la trouvai dans l'étude et la lecture.

       Pendant tout mon séjour dans ce pays des Sudètes, je fus étonné par l'ignorance dans laquelle les habitants étaient tenus. Personne ne voulait croire que l'on avait commis un crime en violant la neutralité de notre territoire. Certains croyaient même que nous avions attaqué les premiers. Beaucoup se réjouissaient des succès allemands et croyaient à la victoire du « grand Reich ». Nous devons vaincre, disaient-ils, et la foi nous sauvera ! Mais c'était la foi dans la victoire et celle-ci ne vint jamais. Nombreux étaient les Allemands aspirant à une paix séparée avec les alliés occidentaux afin de s'unir à ces derniers pour refouler l'armée soviétique mais ce n'était qu'une trompeuse illusion. Sans doute ignoraient-ils Yalta ?

CHAPITRE IV

LA CAPTIVITE (1940-1945)

       Fait prisonnier à Oostwinkel, près d'Ursel, non loin de Gand, le 27 mai 1940 vers 9 heures, j'ai été conduit par les Allemands à Sleidinge où j'ai passé ma première nuit de captivité sur trois chaises de l'église du village. (Sleidinge est tout près d'Evergem). J'y suis retourné après la guerre, accomplissant une sorte de pèlerinage historique.

       Le 28 mai, jour de la capitulation de l'armée belge, on nous a dirigés vers Lokeren puis Mœrbeke (Flandre orientale) où ma seconde nuit de captivité s'est déroulée dans une filature.

       Le 29 mai, aux petites heures, nous avons quitté cet endroit. Et j'entends encore un habitant de la ville intercéder auprès d'un officier allemand pour qu'il nous libère parce que nous avions des femmes et des enfants. Et ce dernier de répondre : « Ils ont tué nos soldats; eux aussi ont une famille ».



Les paysages tourmentés et sauvages des Monts de Bohème

       On se mit en route vers Hulst et Waalsoorden où l'on embarqua dans des péniches afin d'atteindre l'Allemagne en deux jours. Ce fut un voyage pénible : nous étions serrés dans la cale, sans manger ni boire, sans rien pour nous asseoir ou reposer notre tête. Beaucoup passèrent la journée et la nuit sur le pont ; on ne pouvait quitter sa place sinon elle était occupée lorsqu'on revenait.

       Ayant dépassé Emmerich, nous débarquâmes à Rees où un train nous attendait pour gagner notre premier camp à Lathen, au Nord, dans l'arrondissement d'Oldenburg. Le séjour n'y fut pas mauvais; les soldats épluchaient les pommes de terre et les sous-officiers se reposaient. Mais la nourriture était frugale.

       Après huit jours, un train nous conduisit en Autriche : voyage pénible dans un wagon à bestiaux où je dus dormir, la tête sur le soulier de mon voisin qui remuait sans cesse. Le jour, on regardait le soleil pour s'orienter, on racontait qu'on allait travailler dans les mines de sel et, aux escales, nos gardiens restaient muets. Toutes les villes étaient pavoisées pour la victoire de Dunkerque.

       Il y eut un arrêt à Nurenberg pour recevoir de la Croix-Rouge allemande, un morceau de pain et un peu de café. Puis ce fut l'arrivée à Sankt-Pôlten, au nord de Vienne où l'on changea de train. Celui-ci nous conduisit à Krems, sur le Danube. En traversant cette ville nous étions étonnés de l'accoutrement des habitants habillés tous en Tyroliens. On se serait cru dans une station de vacances et la guerre n'apparaissait pas. Les gens nous regardaient avec curiosité. Personne n'osait nous adresser la parole. Il est vrai, et nous ne sûmes que plus tard, que des affiches apposées un peu partout rappelaient que les prisonniers de guerre devaient être traités avec indifférence (Nicht-Achtung) et qu'un ennemi restait un ennemi !

       On gravit un chemin qui nous mena sur les hauteurs de la ville, dans un petit village appelé Gneixendorf.

       Mon séjour à Krems fut extrêmement pénible. On nous parqua dans de grandes tentes pendant deux jours. Il fallut dormir une nuit sur l'herbe humide, sans sac de couchage, sans couverture. Je retrouvai là mes collègues de ma compagnie qui me racontèrent ce qui s'était passé après ma capture. Plusieurs officiers de mon bataillon s'étaient défendus avec acharnement et avaient été tous tués.

       Et c'est avec soulagement que nous pénétrâmes dans le camp ! Alors se déroulèrent les séances de douches, de désinfection et l'on nous coupa les cheveux à ras. Puis ce fut la fouille : on prit mon argent, mon stylo, ma boussole, quelques papiers et l'on inscrivit tout ce qui figurait sur ma carte d'identité. Puis l'on nous photographia par groupes, chacun présentant un écriteau avec le numéro matricule que l'on venait de nous attribuer. Je reçus le numéro 9625. Quelques jours plus tard, on nous permit d'envoyer à nos familles une carte imprimée où figurait la mention : « Je suis prisonnier en Allemagne, au Stalag XVII B, sous le numéro ... Je suis bien. Signature.



Les paysages tourmentés et sauvages des Monts de Bohème

       « Il n'y avait que des prisonniers belges dans ce camp. Tout le monde a déjà entendu parler de ces fameux Stalags entourés de barbelés, surveillés par des sentinelles braquant une mitrailleuse du haut de leurs « miradors ». Un nombre impressionnant de baraques bien alignées pouvaient être remplies par des centaines de prisonniers. Des Polonais nous y avaient précédés et nous étions frappés par la prévoyance des Allemands. On aurait dit, qu'avant de commencer la guerre, ils savaient déjà qu'ils devraient « loger » beaucoup de monde.

       On sépara les Wallons des Flamands et je dus abandonner mes compagnons d'armes. Les militaires des cantons d'Eupen et de Malmédy eurent le privilège d'une baraque spéciale. J'y revis plusieurs de mes condisciples du collège d'Eupen où j'avais été pensionnaire pendant trois ans. Ils jubilaient car ils allaient retourner dans leurs cantons annexés.

       Joie éphémère ! J'appris, 30 ans plus tard, qu'un de mes compagnons de 4ème Latin-Grec avait été tué au front russe. C'est lui qui, sur ma demande, avait écrit à ma mère, dès son retour, pour la rassurer sur mon sort.

       Mais dans ce camp de Krems, la faim nous tenaillait. Un quignon de pain, un bol de soupe aux épluchures de pommes de terre avec quelques grains de riz et parfois un dé de viande qu'on avait pêché dans la marmite et qu'on mettait à part pour le distribuer aux vingt prisonniers dont j'étais responsable, un peu de confiture, quelques grammes de fromage fondu, de l'Ersatz de café, tel était le menu du jour. Ce fut pour moi un festin, une fois seulement, lorsqu'un soldat de ma compagnie, ayant travaillé hors du camp, m'apporta une demi-pomme de terre.

       On était si faible que l'on restait couché presque toute la journée sur un lit à trois étages, fait de planches et recouvert de paille. Je choisissais toujours l'étage supérieur pour avoir plus d'air.

       Chaque soir, les aumôniers nous réconfortaient au cours du chapelet suivi immédiatement d'un « crochet » où se produisaient quelques talentueux camarades. Un avocat liégeois nous distrayait par des conférences touchant aux sujets les plus divers.

       Le dimanche, tout le monde était tenu d'assister à la messe. Personne ne pouvait rester dans la baraque, et les aumôniers-brancardiers devaient briser les hosties en miettes pour satisfaire les nombreux communiants. Même le général allemand, commandant du Stalag, était présent au premier rang.

       Un soir, revenant d'une petite promenade dans le camp, je m'aperçus qu'on avait volé ma ration de pain. Heureusement un avocat de Binche avec qui je m'étais lié d'amitié eut la gentillesse de partager son quignon de pain avec moi.



Après un long hiver (sept mois de neige), l’espoir renait dans la solitude de la nature renouvelée

       La nuit, la captivité était plus désagréable encore. Le va-et-vient incessant vers les toilettes et les projecteurs qui n'arrêtaient pas de balayer coins et recoins, tout cela troublait notre sommeil. En outre, on se grattait souvent et les soins hygiéniques n'apportaient aucune amélioration. Nous étions, sans le savoir, attaqués par les poux. Un médecin français, car nos alliés arrivaient à leur tour, ne le vit point et m'administra... un dépuratif ! L'eau ne manquait pas et le lavoir de la baraque était constamment occupé.

       N'insistons pas sur les toilettes ! Dans un réduit « ad hoc », plusieurs rangées de chaises trouées étaient juxtaposées et les conversations y menaient bon train.

       Que de fausses nouvelles ! Des camarades étant allés travailler à la gare de Krems avaient vu sur des wagons les noms des provinces belges... Le commandant du camp aurait dit à l'un de nous, atteint d'appendicite : « Vous vous ferez opérer chez vous dans quinze jours ».

       Un civil, membre de « l’Arbeitsfront », venait choisir les prisonniers. Je fus un des derniers à partir au travail ; bien que sous-officier, j'y fus obligé. Inscrit dans un groupe de trente, je fus séparé de celui-ci lorsqu'on arriva au numéro 20 et je suivis, le lendemain, d'autres camarades dont l'un habitait mon quartier à Liège et que je connaissais de longue date. Entre nous naquit une vive amitié et il me rendit de nombreux services. Menuisier de son état, il avait confectionné un pied en bois pour que nous puissions ravauder nos chaussettes. C'était en outre un bon « cuistot » et un bon coiffeur. Il s'appelait Charles Freuville. Nombreux furent les prisonniers qui essayèrent de s'alimenter par tous les moyens; certains voulant se procurer des légumes dans le potager entretenu par nos sentinelles furent vite refoulés par celles-ci qui n'hésitèrent pas à actionner leur mitrailleuse et les balles crépitèrent sur le toit de ma baraque.

       Je quittai le Stalag XVII B le 4 août 1940, avec 19 camarades, pour un Arbeitskommando situé en Tchécoslovaquie, soit à Hohenfurth (actuellement Vyssi Brod). Cette fois on avait disposé des bancs dans des wagons à bestiaux afin de nous assurer un « léger » confort. Nos deux vieux gardiens, un peu déphasés, oublièrent de faire attacher le wagon à Zartlesdorf (actuellement Horni Kalisté) et nous arrivâmes à Gross Umlowitz. Il fallut attendre pendant plusieurs heures le retour de notre train et, pendant ce temps, autorisés par le chef de gare, nous pûmes arracher toutes les cerises de l'unique cerisier rencontré pendant mes cinq ans de captivité. Quelle aubaine après une période de diète !  

       Enfin, on arriva à Hohenfurth, un samedi. Notre Arbeitskommando se trouvait dans un monastère (dont les moines furent chassés par la Gestapo un an après notre arrivée). Là nous attendaient de multiples occupations, soit en forêt ou dans l'agriculture, car comme au moyen-âge, le monastère comprenait brasserie, menuiserie, scierie, porcherie, ferme, jardins et, dans les environs, une grande étendue de bois.

       Je fus occupé partout et dus accomplir de durs travaux pendant la première moitié de mon séjour là-bas. J'en parlerai plus loin dans mon chapitre sur Hohenfurth.

       C'est en mars 1943 que je fus affecté à la scierie d'Obermuhle, près de Rosemberg (actuellement Rozmberk) pour accomplir en majeure partie des travaux de bureau. Je devais souvent quitter ce dernier pour charger les wagonnets de planches, calculer le chargement des wagons, disposer les planches en tas ordonnés, mesurer le volume des arbres reçus, prendre note de ce qui avait été scié. A l'intérieur, je recevais les gens qui achetaient du bois à brûler, rédigeais les factures et encaissais. Nous partions à trois tous les matins vers 7 heures et arrivions à la scierie après une marche de quatre kilomètres. Le retour s'effectuait en tram, vers 16h30, avec une « Ausweiss ».



Français et Belges groupés à l’abbaye heureux d’être libérés (Mai 1945)

       Nous pouvions écrire à nos familles trois fois par mois sur des formulaires et recevoir un colis mensuel.

       Notre Arbeitskommando s'enrichit de Français après deux ans. Nous dormions à huit dans une grande chambre avec lits superposés.

       Je fus heureux d'aller travailler à la scierie juxtaposée à une centrale électrique fournissant le courant aux trams de la région (Sud de la Bohême). C'était autre chose que de travailler en forêt, dans une porcherie pendant les six mois d'hiver ou à la récolte de la glace en janvier, ou au nettoyage des sentiers enneigés, ou au chargement des wagons d'arbres ou au déchargement des wagons de charbon, ou à la récolte des pommes de terre, ou enfin à la batteuse de la ferme.

       Le patron de la scierie, anti-nazi, m'annonçait les bonnes nouvelles entendues à la radio suisse. Le soir, je m'empressais de les communiquer à tous les prisonniers de guerre que je rencontrais. Cet homme m'envoyait parfois commander un wagon de charbon ou un autre destiné à charger des planches, des poutres.

       Je marchais seul dans le bois et, pendant la bonne saison, je m'asseyais en pleine nature, lisais, rêvais... J'atteignais ainsi, après quatre kilomètres en forêt, la gare isolée de Rosemberg dont le chef qui avait perdu son fils à Poitiers me faisait écouter la radio étrangère.

       Durant la première partie de ma captivité, j'avais donc accompli un tas de besognes désagréables ; on ne savait que faire de mon humble personne et je devais seconder mes camarades comme si j'avais leurs capacités et j'essayais de les égaler. Je dînais avec eux au Kommando puis lorsque je fus désigné pour la scierie, j'emportais mon casse-croute préparé par les vieilles servantes de l'ancien monastère. A trois, un Français, un Belge et moi-même nous longions la vallée de la Moldau par tous les temps.

       Heureusement nous ne travaillions pas le samedi après-midi ; celui-ci étant consacré au nettoyage de notre chambre; ni le dimanche, réservé à la promenade ou au jeu de cartes.

       Pendant les premiers temps, un moine du couvent disait la messe pour les prisonniers puis cela fut interdit aux prêtres allemands. Nous eûmes alors la visite mensuelle d'un prêtre français, prisonnier également. Tous les prêtres belges avaient été rapatriés puisqu'ils faisaient partie du service de santé. Je me chargeais de rassembler les objets du culte auprès du sacristain de l'abbaye.

       Homme de confiance et interprète, je dressais les listes de mes camarades, recueillais leurs désidérata et devais atténuer les propos injurieux qu'ils prononçaient à l'égard de notre gardien, leur évitant ainsi la punition.

       Pendant un certain temps, je remplis les mêmes fonctions pour les Français puis ces derniers, plus nombreux, se choisirent un compatriote en raison de l'origine différente des colis dont la répartition s'avérait parfois délicate.



Le départ en car vers le champ d’aviation d’Hôrsching le 15 mai 1945

       Il y aurait beaucoup à raconter sur cette période de cinq années et j'évoquerai plus tard de nombreuses anecdotes.

       Et le 6 mai 1945 arriva la libération. C'était un dimanche. La petite ville d'Hohenfurth offrait un visage bizarre sous les drapeaux blancs arborés. Nos deux sentinelles avaient brûlé toutes leurs archives, distribué nos colis et attendaient les ordres ...

       C'est alors qu'un prisonnier français du Kommando du centre de la villette vint nous trouver et nous annoncer qu'ils étaient libérés. « Venez saluer les Américains, disait-il, ils sont chez nous ! »

       Nous partîmes à deux et vîmes nos libérateurs qui défilaient, défilaient... Partout, dans les rigoles, des fusils abandonnés... Les anciens « dignitaires nazis » étaient rassemblés et gardés sur la grand’ place.

        J'entrai dans le café où habituellement on nous autorisait à pénétrer dans une petite salle située à l'arrière et me fis coudre sur la manche, par la jeune fille de la maison, un petit écusson belge.

        Et cette fois, dans la petite ville, de nombreux chars encombraient les rues principales.

       En retournant au monastère pour aller dîner, je rencontrai mes deux gardiens escortés par un soldat américain, la baïonnette au canon. Ils étaient prisonniers à leur tour et me donnèrent la main en disant : « Nous ne nous reverrons plus. » On les conduisit à l'école transformée en caserne. Ils pleuraient.

       Et ce 6 mai 1945 fut un jour inoubliable ! De nombreux Français venus nous rejoindre s'occupèrent de se procurer de vivres et confisquèrent le poste de radio du cabaret de l'abbaye.

       Deux des leurs, cuisiniers de profession, réquisitionnèrent des cochons et le soir, on fit un festin dans le grand local précédemment occupé par nos gardiens.

       Les troupes allemandes en retraite avaient installé un hôpital dans notre monastère mais ... sans malades ! Il y avait une cantine et, conduits par un des nôtres, des soldats américains firent sauter le cadenas pour s'emparer de chocolat, d'alcool, de tabac, de cigarettes, etc ...

       Pendant une dizaine de jours, ce fut la joie d'être libérés ! On se promenait partout. Je demandai à un Feldwebel de me prêter son vélo pour aller voir ce qui se passait chez mon ancien patron de la scierie. Avec toute sa famille, il avait dû céder son appartement aux Américains et se loger dans une baraque où se trouvait le bureau, endroit qui m'avait vu travailler, manger, rêver, lire, discuter avec mon chef.

       Les Américains obligèrent les préposés à la Centrale électrique à la refaire fonctionner car ces derniers, par sabotage sans doute, avaient démonté les machines pour empêcher les trams de rouler. Les ouvriers allemands voulurent que j'explique à nos libérateurs qu'ils étaient incapables de les remonter, ce que je refusai.

       Quel plaisir j'éprouvais à voir les anciens chefs nazis occupés à défaire les barricades érigées sur les routes à l'aide d'arbres et gardés par les Américains !

       Constamment ces derniers entraient dans notre local pour venir boire l'alcool confisqué à la cantine allemande. Un soir, l'un d'eux, me prenant sans doute pour un Allemand, braqua son révolver sur moi, me demandant où rencontrer des femmes. Je répondis évasivement.

       Nous étions vraiment libres d'aller où nous voulions et nous pouvions constater combien la mentalité de la population avait changé. Certaines personnes haut placés avaient peur et venaient m'affirmer qu'elles avaient toujours été opposées au régime nazi. Elles espéraient sans doute que j'allais intervenir en leur faveur tout comme nos deux geôliers qui cherchèrent après moi quand un Américain les fit prisonniers. Peut-être croyaient-ils que j'allais intercéder pour eux ?

       Tous les civils nous respectaient et nous saluaient d'un beau sourire. Beaucoup étaient étonnés de nous voir assister à la messe du village le premier jour de notre libération et le curé nous demanda en français si nous voulions nous confesser.

       Quel spectacle que celui des habitants pillant les camions de leur propre armée en déroute ! Nous avions des bons de réquisition. La riche demeure du docteur nazi était occupée par l'Etat-Major américain et c'est devant celle-ci que nous rencontrâmes deux soldats russes. Probablement assuraient-ils la liaison ?

       Le sol de la petite ville était jonché de fusils et d'équipements divers. Devant moi, le conservateur des biens juifs entassés dans le couvent remit deux révolvers aux Américains juchés sur leur char et me déclara : « Vous êtes témoin ! » La femme d'un garde-chasse, nazi convaincu et qui nous avait fait travailler me demanda d'intercéder auprès de ceux-ci pour garder la carabine de son mari mobilisé et leur expliquer que c'était son gagne-pain. Bien entendu, je refusai. Depuis plusieurs jours, nous assistions au recul des armées allemandes et au défilé des charrettes remplies d'objets divers que les civils hongrois, harassés, faisaient tirer par des chevaux maigrichons.



L’abbaye vue de dos

       Nos gardiens étaient restés jusqu'à la dernière minute, croyant que tout allait changer avec la mort du président Roosevelt, ensuite espérant que les Américains ne franchiraient pas l'ancienne frontière autrichienne. Leur compagnie située à Freistadt en Autriche ne répondait pas au téléphone. Quelques jours avant notre libération, ils nous avaient confisqué nos cartes d'identité et, une heure avant celle-ci, ils nous distribuèrent nos colis et brûlèrent leurs paperasses.

       Et au sujet de cette ville de Freistadt, je me rappelle y être allé en train, escorté par mon gardien, afin d'y chercher les colis que l'armée allemande harcelée par les bombardements et l'avance des alliés ne nous faisait plus parvenir. Je dus y passer la nuit dans un local réservé aux prisonniers et je vis un prisonnier russe confectionner une cigarette avec de l'herbe séchée et un morceau de journal. Alors, nous lui fournîmes quelques cigarettes occidentales. Au sujet de ces dernières, il faut signaler que pendant longtemps et surtout la dernière année, on nous rationna. Heureusement que l'on avait reçu des cigarettes américaines et pendant tout un temps des françaises sinon la période où l'armée allemande nous fournit des cigarettes polonaises appelées « Junack » nous avait enlevé le goût de fumer, ces dernières étant faites d'un tube en carton de 3 cm avec un autre de 2 cm en papier pour y mettre le tabac.

       Tout au début de notre captivité, nos deux premiers gardiens, assez âgés, se conduisirent en pères de famille et, le dimanche soir, rentraient avec un tas de mégots ramassés dans les cafés de la villette. Certains s'empressaient d'en faire des tas pour les distribuer mais je préférai m'abstenir de les utiliser.

       Il y eut cependant une ombre au tableau de notre libération : un de nos camarades était atteint de scarlatine et il fallut l'isoler puis s'occuper de lui pour le retour. Lorsque plus tard nous arrivâmes au champ d'aviation d'Hërsching, en Autriche, nous fîmes une demande d'admission pour lui à l'hôpital de Mauthausen. Nous y fûmes mal reçus par les Américains qui nous déclarèrent que beaucoup d'hospitalisés étaient atteints de maladies contagieuses. Enfin il revint avec un médecin français qui s'occupa de lui au cours du trajet.

       Pour reparler de l'arrivée des Américains à Hohenfurth, disons qu'elle fut calme. Ceux-ci fouillaient les maisons, inspectaient les ponts et un de leurs officiers nous donna des directives.

       Enfin le 15 mai 1945, le commandant des U.S. demanda que l'on choisisse, parmi nos camarades, des conducteurs d'autobus. Il nous fournit deux magnifiques autocars et deux Français se portèrent volontaires.



Vue partielle de la villette

       Et ce fut le départ que je faillis rater car j'étais allé chez les braves vieilles servantes de la cuisine du couvent pour faire remplir ma gourde de café sucré. Je rejoignis le car par un escalier menant à la grand-route, raccourci qui me fut d'un grand secours.

       Nous dîmes adieu à Hohenfurth, pénétrâmes en Autriche, traversâmes Linz et l'on arriva au champ d'aviation d'Horsching. Celui-ci offrait un spectacle curieux. Que de carcasses d'avions allemands ! Vraiment la défaite de notre ennemi s'étalait devant nos yeux.

       Les avions américains décollaient toutes les cinq minutes pour rapatrier nos camarades français mais il n'y avait pas d'instructions pour les Belges. Nous dûmes passer deux nuits dans le car, veiller à ce qu'on ne nous vole pas nos effets car il y avait des rôdeurs. A un certain moment un cri retentit : « On part ! » Nous voilà en train de courir vers le hangar d'embarquement. C'était une fausse nouvelle et quand nous regagnâmes notre car, quel gâchis ! Des civils avaient démonté les roues, enlevé le moteur et même volé des objets personnels. Je ne fus pas lésé : j'avais pris mon havresac avec moi. Pendant ces deux jours, les Américains nous donnèrent pour toute nourriture des boîtes contenant des déjeuners habilement préparés: biscuits, poudre à café, gruau d'avoine, chocolat, etc ...

       Et grâce à l'intervention d'officiers français, notre départ fut organisé pour le jeudi 17 mai. Après une désinfection rapide au D.D.T., une poudre qu'on injectait dans notre pantalon, nous nous rangeâmes par groupes de 30. Etant sergent, je dus, une fois de plus, dresser la liste de mes hommes. On attendit d'abord dans le hangar de l'aérodrome où des rôdeurs nous volaient notre valise dès qu'on tournait le dos puis on nous rangea au bord de la piste.

       Quel soulagement lorsque nous pénétrâmes dans l'avion libérateur ! Mais quelle appréhension aussi !

       Je m'assis sur mon sac à dos dans un endroit où l'on avait ajouté un plancher. Je remarquai plus tard que je me trouvais dans ce qui avait été le trou à bombes. Par certains interstices, j'apercevais à 1.200 mètres de hauteur les ruines des villages bombardés.

       Les Américains nous avaient remis des directives par écrit et l'une d'elles nous enjoignait à nous placer en avant de l'appareil lors de l'atterrissage. Le tout se terminait par « Plaisant voyage ! » On pouvait circuler dans l'appareil et j'admirai le tableau de bord.

       Enfin nous survolâmes la Belgique : beaucoup de terrils ! Nous vîmes Charleroi, le Borinage... Où allait-on nous déposer ? Certains craignaient que l'on aille... en Angleterre.

       Mais l'atterrissage eut lieu à Merville près de Lille. (Alors que les Français arrivaient à Evere !) Pas de Belges pour nous accueillir ! Il faut rendre hommage aux Français qui nous gratifièrent d'un colis et mirent un train de nuit à notre disposition pour Tournai où nous débarquâmes à l'aube. Dans cette ville eurent lieu les formalités de rapatriement (carte d'identité, avance sur la solde, visite médicale) qui durèrent toute la journée.

       Puis ce même jour, le soir du 18 mai, nous prîmes un train pour Schaerbeek où le personnel de la Croix-Rouge nous distribua du café. Enfin un dernier train nous amena à Liège.



Les habitants pillent les camions militaires allemands

       Et ici, je dois signaler un beau geste ! Comme je devais rentrer à Robermont et que le dernier tram partait à 22h30 (il était 22h.), un brave camionneur nous conduisit, mon ami Freuville et moi, au terminus du tram 10, place Saint-Pholien. L'arrêt « Rue des Prairies » était supprimé mais on fit exception pour nous. Mon camarade alla prévenir ma famille pendant que j'attendais dans une ruelle voisine et, ce 18 mai au soir, j'étais chez moi.

       Rien n'avait changé ! Ma mère avait recouvert mon bureau d'un immense drapeau belge. Je fus heureux de brûler mes habits militaires et tout mon linge car pendant cinq années nous avions été incommodés par cette bestiole que l'on trouve rarement chez nous : la puce.

       Alors commencèrent les visites de la famille, des amis et des voisins. Je repris la vie normale de l'homme libre, heureux d'avoir retrouvé ceux que j'aimais, parcourant ma bonne ville de Liège et voyageant dans mon cher pays.

CHAPITRE V

HOHENFURTH.

       Hohenfurth, actuellement Vyssi Brod, se trouve à six km. de la frontière autrichienne et à environ trente-six km. au nord de la ville de Linz.

       C'est une coquette cité tchécoslovaque que les Allemands avaient annexée à l'Allemagne lors des accords de Munich.

       Située au pied des monts de Bohême elle a une altitude semblable à celle de la Fagne belge et le climat continental lui donne un hiver rude et long. La neige la recouvre pendant six mois et la population s'y est adaptée. Pendant tout l'hiver retentit le bruit des clochettes agitées par les chevaux tirant un grand traîneau.

       Cette localité est bordée par la Vitava (ou la Moldau) qui se dirige vers Prague. A cet endroit, la rivière fait un large coude avant de pénétrer dans la forêt. Le nom d'Hohenfurth signifie, en traduction littérale, un gué élevé.

       Deux gares desservent la localité : Hohenfurth-ville et Hohenfurth-Stift (Couvent). Une seule rue commerçante monte en direction de la frontière autrichienne et l'autre qui lui est perpendiculaire longe la vallée. Jalonnée de quelques villas, elle conduit au monastère perché sur un vaste plateau et qui domine toute la région.

       Cette abbaye appartient à l'ordre des Cisterciens et ressemble tout à fait à ce qui existait au moyen-âge : un épais mur d'enceinte englobe pharmacie, brasserie, auberge, ferme, porcherie, forge et au centre, une magnifique église flanquée d'un cloître et d'un immense couvent. De splendides jardins ainsi que de grands vergers rendent l'ensemble moins austère qu'on pourrait le croire. A l'entrée sont disposés les bureaux et les cuisines. Nos deux chambres sont situées devant le bureau du Père Abbé.

       Mais si tout évoque un christianisme bien suivi comme la jolie chapelle entourée du petit cimetière où sont enterrés les moines, et les longs couloirs ogivaux, il faut se rendre à l'évidence : le Reich a mis la main sur le tout, a désigné un administrateur, bref a mis sous séquestre tous les biens appartenant à la communauté religieuse. Celle-ci, « tolérée » encore pendant une année, reste dans la partie appelée « Clausura », dessert l'église puis sera expulsée sous nos yeux en 1941. Les locaux seront utilisés d'abord pour en faire un camp de réfugiés de langue allemande provenant de Bessarabie puis plus tard, on y entassera les biens juifs de France, de Belgique, de Hollande. Les murs seront recouverts de peinture noire pour protéger les bâtiments contre toute attaque aérienne, la couleur beige étant trop voyante.

       Cette région porte le nom de « Bohême-Moravie » et appartint à l'Empire d'Autriche-Hongrie qui s'effondra après la guerre 1914-1918. Elle fut alors attribuée à la Tchécoslovaquie et les habitants faisaient partie des trois millions et demi de Sudètes. Les villes les plus proches sont, au Nord : Budweis (actuellement Ceske Bude-jovice), au Sud : Linz.

       Annexés par Hitler et englobés dans la « Grande Allemagne », la plupart de ces gens étaient fanatisés par les libertés qu'on leur avait promises. Ils déclaraient que, sous le régime tchécoslovaque, leurs droits étaient bafoués et les postes administratifs leur étaient refusés. Partout on vous saluait d'un « Heil Hitler ! » qui nous offusquait.

       Le pays était pauvre. Il vivait surtout de ses forêts. Le bois était le seul combustible utilisé dans de gigantesques poêles en terre cuite. Ce n'est que vers le milieu de la guerre que les premiers wagons de charbon arrivèrent. On ne connaissait pas les « frigidaires » et, en janvier, la récolte de la glace dans les étangs était destinée à la brasserie, aux cafés et à la boucherie du village. On vivait aussi de la chasse, les bois étant peuplés de chevreuils que l'on nourrissait l'hiver, en se rendant sur les hauteurs où l'on avait dressé de petites huttes remplies de paille. Certains de mes camarades, conduits en traîneau jusqu'à huit cents mètres d'altitude ont admiré ce système qui consistait à protéger le gibier pour le tuer après.



Les camions de la Croix-Rouge allemande délaissés devant la basilique

       Les fruits se réduisaient aux pommes et aux poires. Pas de fraises, pas de reines-claudes, pas de groseilles, pas de raisins. Vers la fin de la guerre, arrivèrent, des pays occupés, des convois de bananes et d'oranges.

       Il y avait certes quelques grandes fermes toutes étatisées et l'on récoltait surtout du seigle, de l'orge et du maïs. La population ne consommait jamais de pain blanc mais toujours du pain de seigle agrémenté de grains d'anis. Pas de tartines mais on découpait le pain en petits morceaux que l'on mangeait à la cuillère dans de grands bols contenant un Ersatz de café, espèce d'orge grillé.

       Bien entendu, seuls les hommes indispensables étaient restés au pays, les autres étant, dès dix-huit ans, embrigadés dans l'armée. Les femmes étaient toutes obligées de travailler sans distinction de classe sociale. Elles portaient un fichu sur la tête, un pour le dimanche et un autre pour la semaine.

       De l'autre côté de la Moldau, sur la rive droite, deux grandes fermes perchées sur une haute colline dominaient le paysage. Des prisonniers y travaillaient et je dus même participer à la rentrée des céréales. Tous les terrains étaient en pente et la moissonneuse-batteuse n'existait pas encore.

       Nous étions entourés de montagnes puisque notre Kommando se situait au pied des monts de Bohême et, lorsqu'un orage éclatait, cela faisait un bruit épouvantable.  

       On connaissait la plupart des gens du village qui nous saluaient aimablement mais demeuraient muets sur les questions d'ordre politique. On m'appelait « Herr Professor » et souvent on se demandait à quel travail m'affecter.

       A notre arrivée à Hohenfurth, un changement s'était produit en nous. La nourriture, bien que frugale, était propre, servie dans des assiettes et le pain n'était pas encore rationné. Nous avions l'impression que l'on s'occupait de nous en veillant à ce que nous soyons convenablement habillés et en nous permettant d'acheter, grâce aux « Lagergeld » ce qui nous manquait comme produits non alimentaires. Et un rasoir fut le premier objet que je m'offris.

       Un jour, un ami me dit qu'il venait de découvrir des poux dans son lainage. Une inspection personnelle me démontra que je subissais le même fléau. D'autres s'aperçurent aussi de ce triste parasitage.

       Alors notre sentinelle prit contact avec le directeur de la maison d'arrêt de la villette et nos vêtements, notre linge, furent passés à la vapeur dans un grand cylindre affecté à la désinfection des prisonniers civils.

       Comme nous ne pouvions rester nus, on nous permit de garder notre manteau. C'était cocasse de nous voir traverser la grande cour de l'abbaye dans cette tenue, sans le moindre dessous ! Et justement ce jour-là, arriva un officier allemand chargé de contrôler le Kommando. Il se fâcha, reprochant à la sentinelle de nous laisser partir dans cet accoutrement. Quelle humiliation !

       Quand nous récupérâmes notre bien, il fallait voir comme notre aspect était lamentable avec la veste et le pantalon rétrécis et devenus verdâtres. L'un de nous avait oublié son porte-monnaie en cuir dans une poche et celui-ci était minuscule.



Véhicules abandonnés par l’armée allemande devant l’abbaye

       Enfin ces désagréables bestioles ne nous incommodèrent plus ! Les Allemands les craignaient car, affirmaient-ils, elles pouvaient transmettre le typhus. Les puces les remplacèrent mais de celles-ci on s'occupa moins. Les civils aussi en étaient gratifiés dans cette région où les salles de bain n'existaient pas, où les cadres vivaient dans trois pièces, où les travailleurs se contentaient d'une cuisine et d'une chambre à coucher. L'horloger du village ne possédait qu'une place contenant son atelier et ses meubles. Nous prenions notre bain dans les baquets en bois de la buanderie de la ferme, le samedi après-midi, et nous en profitions pour laver notre linge.

       Ma connaissance de la langue allemande me servit beaucoup et je refusai certains travaux. Un officier allemand m'ayant ordonné de charger des bottes de foin, je laissai tomber la première et il me donna un aidant.

       Il existait au centre du village un second Arbeitskommando où travaillaient Français et Belges. On les rencontrait parfois conduisant des charrettes tirées par des chevaux. C'était tout naturel pour la population.

       Le dimanche, nous nous y rendions souvent l'après-midi, surtout en hiver. Ce petit groupe logeait dans un bâtiment annexé à une ferme et en même temps à un café. L'arrière-cuisine était réservée aux prisonniers qui pouvaient y consommer.

       Ajoutons que, bien que Belges, nous avions les mêmes privilèges que les Français dont le pays collaborait avec l'Allemagne. On nous accordait la permission de sortir par petits groupes le dimanche de 14 à 17 heures. Un responsable était désigné et aucun gardien ne nous accompagnait. Nos geôliers nous laissaient aussi partir seuls au travail et, s'ils venaient nous inspecter, ne portaient plus le fusil.

       C'est pendant une de ces sorties dominicales que trois Français de notre Kommando s'évadèrent. Nous leur avions fourni les vivres que nous recevions dans nos colis. On ne s'aperçut de leur absence qu'au soir, vers neuf heures, quand notre gardien vint faire l'appel.

       Celui-ci était vert de rage et le Feldwebel, « officier de contrôle » qui logeait à l'étage de notre bâtiment, descendit quatre à quatre les escaliers. Je fus le premier à être interrogé. Nous gardâmes un mutisme absolu. On ne sut jamais si nos trois compagnons avaient atteint la Suisse.

       On pourrait s'imaginer que nous vivions en touristes ! Mais s'il y avait des moments de détente bien nécessaires sur une période de cinq ans de captivité: promenades dans le bois, deux ou trois séances de cinéma au village et deux séances de variétés pour tous les prisonniers de la région, si l'on faisait des blagues même, il ne faut pas perdre de vue que nous étions privés de liberté, que nos pensées s'envolaient souvent vers notre pays, que beaucoup d'entre nous se tracassaient pour leur femme, leurs enfants, les membres de leur famille et l'on attendait le courrier avec impatience.



Devant l’avion qui va nous ramener… en France

       En outre la nourriture n'était pas des plus riches et les pommes de terre remplaçaient fréquemment la viande qui certains jours était inexistante.

       Il fallait avoir les nerfs solides pour garder un bon moral. Retournerait-on jamais ? On finissait par se dire « Peut-être dans un an, ou dans deux ? »

       Et puis les travaux étaient durs et, quoique professeur, je fus occupé à un tas de fonctions pénibles. Nous avons commencé par casser des pierres que nous retirions de la Moldau et nous avons « construit » une route dans le bois pour permettre le passage des charrettes véhiculant les arbres. Nous avons chargé de gros arbres sur des wagons de chemins de fer, arbres qu'il fallait rouler à la main ou avec un levier en bois. Je faillis être tué par un énorme treuil qui allait tomber sur moi si un camarade ne m'avait averti à temps. La récolte de la glace en janvier nous obligeait à recoudre nos moufles tous les soirs. Je me trouvais dans la grande cave de la brasserie où, avec un maillet en bois, je devais frapper sur les blocs de glace qu'on déchargeait par le soupirail quand un de ceux-ci me sauta aux yeux et je fus blessé à l'arcade sourcilière ; j'en ai conservé la marque.

       Nous avons joué aussi le rôle de bûcheron et l'hiver, il fallait rester toute la journée dans la forêt enneigée, nous chauffant de temps en temps à un feu de bois.

       Les Allemands mobilisant davantage, les travaux durs nous incombèrent et l'on était astreint à décharger à deux, le facteur et moi-même, un wagon de 20 tonnes de charbon en une demi-journée.

       Tout l'hiver, nous marchions avec des galoches et le raccommodage journalier des chaussettes s'imposait. L'armée allemande ne nous fournissait que des loques (Fusslapen).

       Quelques prisonniers furent mieux lotis, ils étaient fermiers et on les occupa dans l'agriculture où ils bénéficiaient d'une meilleure nourriture. Par esprit patriotique, il nous fallait freiner l'ardeur au travail de ces jeunes gens pour qui celui-ci était l'occasion de se défouler. On ne se privait pas de leur dire de ralentir.

       Pour la première fois de ma vie, je dus conduire une charrette tirée par un cheval vers Loucovice où je vis une papeterie gigantesque qui occupait des prisonniers russes. Le contremaître allemand les dirigeait à coups de bâton. Je fis part de mon indignation à la sentinelle allemande qui trouvait cela normal. J'avais eu des difficultés à traverser le porche du monastère car la charrette avait accroché une borne latérale. Et je dus plusieurs fois crier au cheval : « Zurück ! »

       Les habitants de cette localité ne tarissaient pas d'éloges au sujet des prisonniers français qui, disaient-ils, avaient travaillé avec une application sans pareille, ce qui était tout le contraire de leurs successeurs. C'est en cet endroit que l'officier de contrôle me conduisit pour jouer le rôle d'avocat et d'interprète à propos d'un prisonnier français des environs qui, contrairement à ses camarades, avait refusé le travail et répondu grossièrement à ses employeurs. Ici je dus être très diplomate, une fois de plus, pour traduire les expressions du malheureux accusé et lui éviter ainsi le départ vers un camp de punis.

       Quelques petits sabotages purent être accomplis. Tout d'abord dès que notre gardien ou notre contremaître s'éloignait ou avait le dos tourné, on arrêtait le travail. On fit sauter la courroie d'un petit moulin destiné à trier le grain un nombre incalculable de fois et notre « chef » tournait, tournait... sans s'apercevoir que le tri ne s'effectuait pas. Avec le même, Ludwig, on dut, dans une cave où l'on entreposait une grande quantité de pommes de terre, séparer toutes celles qui étaient pourries de celles encore comestibles. On déplaça avec une pelle tout le tas d'un coin à un autre en ayant soin de mettre une couche de bons tubercules au-dessus des mauvais. Et ainsi on ne remplit que quelques brouettes de ces derniers. Evidemment il s'agissait de la nourriture réservée aux porcs. Et que dire aussi de la truie qui ayant mis bas douze porcelets recommença huit jours après ? Lors du nettoyage des étables, nous avions tout simplement interverti le placement des animaux et notre benêt de porcher ne l'avait pas compris.



Quadrimoteur américain chargé de nous rapatrier

       Dans le dépôt de la menuiserie, on déplaçait quelques planches puis l'on se reposait en fumant. C'est ainsi que nous mîmes le feu au toit et, grâce à quelques seaux d'eau, on évita un drame. Le trou fut bouché en camouflant l'incident et le menuisier ne s'en aperçut qu'en plein hiver lorsque la neige pesant sur notre réparation de fortune fit tomber le tout. Nous avions évité la peine de mort car si le dépôt de menuiserie avait brûlé ... !

       Un grand nombre de chats des environs disparaissaient, ils passaient à la casserole de même que le très bel hibou du garde-forestier. Les œufs étaient ramenés des fermes en quantité industrielle ; naturellement les camarades fermiers les négociaient et l'on pouvait avoir six œufs pour un paquet de mauvais tabac. Au printemps, en vidant les fosses d'aisances de notre Kommando pour répandre le contenu sur un grand jardin du monastère, quelle ne fut pas la stupeur de nos geôliers lorsqu'ils virent apparaître partout sur le terrain des coquilles d'œufs ! Ils essayèrent bien de nous prendre en flagrant délit pendant le souper alors qu'on était occupé à les cuire mais leurs pas martelés par de grosses bottes nous avertissaient et l'on cachait tout.

       Il fallait charger un wagon de grosses poutres, c'était un 15 août, jour non férié pour les Allemands. Nous venions d'arriver du Stalag et, prétextant la faiblesse en raison de la maigre nourriture reçue dans ce dernier, nous en laissâmes choir quelques-unes et l'on nous dispensa de poursuivre le travail.

       Nos camarades français déchargeaient des wagons remplis de bouteilles de vin de France. Ils s'amusaient à laisser tomber les casiers en disant : « Tu veux en voir la couleur ? » Ceux que je vis agir ainsi et que je connaissais en partie étaient devenus de leur plein gré « travailleurs civils volontaires ». Ils vivaient dans des camps et jouissaient d'une certaine liberté. C'était le résultat de la politique de Pétain qui avait permis cette option. Mais ils n'étaient plus protégés par la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. Et plus tard, lorsque nos alliés entrèrent en Allemagne, ils demandèrent à redevenir prisonniers de guerre. Eurent-ils des ennuis pour leur action ? Je l'ignore. Cela ne concernait pas les Belges.



Me voici, à gauche, tenant la liste des camarades dont je suis resposable

       Le menuisier du monastère dut un jour réparer le clocher de l'église; une pierre menaçait de tomber. Comme j'étais temporairement occupé chez lui, je dus participer à cette équipée et l'on me demanda de monter au sommet de la tour. J'avais une tendance au vertige et ce ne fut pas chose aisée. Les escaliers s'arrêtaient loin du sommet et je devais mettre un pied sur le support d'une cloche puis sur un autre afin d'atteindre l'endroit où l'on avait besoin de mes services. Tout cela s'accomplissait au-dessus du vide et l'on me tendit la main tellement j'étais craintif. Il faut dire qu'un moindre faux pas m'aurait coûté la vie.

       Pour intervenir en cas d'incendie, on plaça des sacs de sable dans tous les greniers du couvent et il me fallut marcher comme un équilibriste sur la grosse poutre soutenant le toit du vaisseau principal de la nef sinon on risquait de percer celui-ci et c'était l'inévitable chute au milieu de l'église.

       Si au début nous vivions un peu comme les pensionnaires d'un établissement d'instruction, conduits au travail en rangs par notre sentinelle ayant l'arme à la bretelle, on finit par nous séparer et il y eut l'équipe agricole et celle des bûcherons. La première englobait cependant un tas de métiers: dégagement de la neige sur les chemins, travail à la brasserie, à la menuiserie, peinture et maçonnerie. Quand l'abbaye vit sa communauté religieuse dissoute par la Gestapo, un an après notre arrivée, les bâtiments furent occupés par des réfugiés allemands de Bessarabie puis, lorsque ces derniers partirent, on entreposa tous les biens volés aux Juifs dans les pays occupés et l'on peignit le monastère en noir. Je fus réquisitionné par un peintre viennois (on ne savait à quel travail m'affecter) et ce dernier me demandait de faire marcher à la main la pompe destinée à projeter la couleur et, si le tuyau se bouchait, il me disait « Pumpen, Emile ».

       Le jour où les Américains arrivèrent, je leur signalai ce que contenait le couvent et ils mirent immédiatement un gardien pour empêcher les vols et aussi rétablir la justice, c'est-à-dire permettre la restitution des biens volés.

       Les services médicaux étaient rudimentaires. Je dus aller en fraude chez le dentiste du village qui, pour ses soins, me réclama deux paquets de cigarettes américaines ! J'appris plus tard que, nazi, il fut pendu par les Tchèques.

       Le dimanche, notre équipe de football se mesurait à celle d'un Kommando de Leonfelden en Autriche. Chaque fois que nous traversions l'ancienne frontière autrichienne à l'aide d'une charrette de notre ferme, nous chantions l'hymne de la victoire.

       Connaissant le piano, j'eus l'occasion de donner des leçons... d'accordéon à la fillette de la ferme. C'est ainsi que si l'on voulait s'amuser, le dimanche soir, on allait chercher l'instrument et, avec un camarade qui s'était procuré un violon, nous organisions des séances de chants et de danse. Les divertissements étaient rares. Le dimanche, on nous conduisit deux ou trois fois au cinéma de la villette et le film qui me plut beaucoup s'intitulait : « Histoire du baron Von Münchausen ».

       Des artistes belges se produisirent pour un spectacle de variétés, l'unique d'ailleurs, et je reconnus deux chanteurs que j'avais pu entendre à Liège, au « Britannique » et à Blankenberge au « Cécil ». Je leur parlai, les félicitai pour leurs prestations, mais après la séance. En effet, je n'avais pas voulu monter sur scène, comme l'avait demandé, à la cantonade, un officier allemand. Celui-ci exigeait un discours de remerciements dans lequel il aurait fallu exprimer sa reconnaissance envers les autorités allemandes. Je feignis ne rien avoir entendu. Cet officier apprit plus tard mon identité et voulut me créer des ennuis, mais mon « Kommandoführer » me défendit ; il avait trop besoin de moi comme interprète !

       Le même officier manifesta encore son mécontentement lors d'une séance organisée par les prisonniers français à Kienberg (Loucovice), localité située non loin de Vyssi Brod et actuellement au bord de lacs artificiels créés après la guerre. J'aurais dû féliciter ces derniers pour la pièce de théâtre qu'ils avaient jouée et qui consistait à parodier la vie au Stalag XVII B : appels, travail, corvées, repas, séances de désinfection, etc ... Le spectacle se terminait par le fameux chant : « Maréchal, nous voilà ! » .

       Et à cette occasion, signalons que les Allemands ne faisaient pas de distinction entre prisonniers français et belges, sans doute parce que nous parlions la même langue. Dans les avis officiels, on nous qualifiait de « Prisonniers occidentaux ».



L’Athénée Royal de Rösrath, près de Cologne

       Certes la « collaboration pétainiste » nous permit quelques maigres adoucissements dans notre vie de captif : départ au travail sans gardien, promenade sans escorte pendant trois heures le dimanche après-midi, un certain respect de la population qui nous croyait tous collaborateurs parce que la presse signalait avec enthousiasme le départ des « légionnaires » et des travailleurs « volontaires » de notre pays mais tout cela était peu de chose par rapport au fait d'être séparés de notre famille, à l'obligation d'accomplir des travaux très différents de notre condition professionnelle, au manque de confort dans le logement, à la maigre nourriture distribuée et à l'exil imposé.

       Une fois, certains des nôtres s'habillèrent en femmes et se mirent à danser... Quelques jours plus tard, de mauvaises langues de la localité vinrent se plaindre auprès de nos geôliers, assurant que des femmes étaient venues danser dans notre local.

       Il y eut aussi les séances de projections lumineuses. Une simple boîte à souliers percée d'un trou sur lequel on avait placé un verre épais et une grosse ampoule encastrée dans la boîte permettait de projeter sur un mur, en gros plan, les photos des membres de nos familles et beaucoup de cartes-vues récoltées çà et là.

       Une troupe française vint jouer « Le malade imaginaire » devant trois cents de nos camarades à Leonfelden et l'on me demanda de faire sur la scène un petit discours pour remercier les acteurs.

       Signalons encore l'histoire de la « clé cachée ». Nous avions subtilisé la clé de notre chambre et notre geôlier dut faire appel à un membre du parti, homme brutal, fanatisé, pour que l'on « fasse semblant » de la retrouver après plusieurs heures de recherches.

       On parlait souvent avec les civils et peu osaient dire ce qu'ils pensaient. Certains chez qui on sondait le terrain pour connaître leur opinion nous déclaraient : « Nous devons nous taire sinon nous risquons la pendaison ». Même ceux qui paraissaient naïfs se taisaient, parfois terrorisés. Beaucoup croyaient que nous avions attaqué les premiers !

       Un jour, je découvris dans un grenier, un journal du 10-5-40, c'était le « Vôlkischer Beobachter » et en 1ère page, figurait l'euphémisme : « Neutralité de la Hollande, de la Belgique et du Luxembourg prise sous notre protection. » On ne parlait pas d'invasion.

       La plupart des habitants étaient satisfaits d'avoir du travail, de la nourriture, et un bon salaire. C'était l'euphorie créée par leur soi-disant libération du joug tchécoslovaque et aussi par les nombreuses victoires que l'Allemagne venait de remporter. Tous les postes de commande étaient dans les mains de gens du parti. D'ailleurs n'était-ce pas une obligation d'en faire partie ? Le directeur de l'entreprise était un hitlérien convaincu. Nous avions protesté parce qu'il nous saluait ainsi que ses subordonnés d'un « Heil Hitler » retentissant. Et à la suite de cela, tous nous rendirent notre salut par le fameux « Grüsse Gott » bavarois et autrichien.

       Quand les Allemands connurent leurs premières défaites, les jeunes considérés comme indispensables durent rejoindre le front. Il ne resta plus que des prisonniers de guerre et des travailleurs étrangers dans la population masculine.



Salut matinal au drapeau, à Rösrath en 1952-1953

       Et tout à la fin, c'était amusant de voir les chefs d'entreprises défiler en rangs serrés sous le commandement de la « Volksturrn », le dimanche matin.

       Une nuit, un nazi vint nous réveiller pour construire un barrage d'arbres sur la route d'où allaient foncer les chars américains. Nous refusâmes arguant de la convention de Genève. Quelques semaines avant la fin de la guerre, les Allemands croyaient encore à la victoire. « Nous devons vaincre » disaient-ils ! Les autorités allemandes craignaient une rébellion de la part des prisonniers et des déportés à l'approche des armées alliées, à tel point que le 7 juin 44, lendemain du débarquement, une voiture occupée par quatre officiers de la Wehrmacht s'arrêta devant notre Arbeitskommando. On me fit appeler, comme homme de confiance et interprète, pour me demander si j'étais au courant de « l'invasion ». Je répondis que je l'ignorais, ce qui évidemment était faux. Un des officiers me déclara dans un mauvais français : « Ils sont déjà repoussés. »

       La propagande battait son plein et le commandant de la compagnie chargée de nous administrer ne manquait pas de nous vanter les succès allemands, chaque fois qu'il venait nous inspecter. « La guerre sera vite finie, déclarait-il, nous avançons vers... Odessa ! » On le surnommait « Bouboule » étant donné sa carrure trapue. C'était un gros gueulard.

       Dans la scierie où je travaillais, le personnel recevait le journal de la région, c'était « Die Volkstimme » et j'avais le loisir de le parcourir à mon aise. Je ne doutais pas qu'il ne fût truffé de mensonges et j'étais habitué aux « replis élastiques » ! Lors de l'entrée des alliés à Bruxelles, je pus lire que la « populace » avait incendié le palais de justice de la capitale ; or c'était l'occupant qui, de cette façon, avait détruit toutes ses archives compromettantes. On y déclarait aussi que lorsque les Américains étaient entrés à Eupen, ceux-ci auraient été tous tués si les yeux des Eupenois avaient pu tirer... En outre les communiqués racontaient chaque jour que les bombes des alliés avaient uniquement atteint des écoles et des hôpitaux... Il fallait être naïf pour croire à de telles sornettes.

       Certains habitants d'Hohenfurth s'imaginaient que la vie continuerait normalement après le passage des Américains et mon directeur me disait : « Ce serait agréable si nous pouvions tous continuer à travailler ensemble comme nous le faisons maintenant ! » ...

       Quelle ne fut pas la fureur du contremaître de la scierie, quand le 1er mai 1945, lendemain du suicide d'Hitler, un de nos camarades arbora un drapeau noir confectionné avec une couverture !

       Ces malheureux Allemands des Sudètes ignoraient que, trois mois après la cessation des hostilités, ils seraient chassés de leur pays.

       Et ce fut la libération. Les Américains entrèrent dans la ville où chaque maison avait arboré un drapeau blanc. Nous étions libres, nous déclara un officier américain et l'Etat-major allait nous donner des bons de réquisition. Quelle joie de parcourir en vainqueur toutes les rues de la cité !

       Cela dura quinze jours puis un officier U.S. mit deux cars à notre disposition et nous choisîmes deux chauffeurs parmi nos camarades. Nous étions nombreux : Belges et Français des environs s'étaient rassemblés chez nous. Je pus sauver un Alsacien de la captivité en lui fournissant un pantalon kaki.

       Devant emporter un sac à dos avec le strict minimum, je pénétrai dans un camion allemand, en vidai un et, à ma grande stupeur, en sortis toute une lingerie féminine. C'était le sac d'une infirmière allemande. Mais c'était la guerre et je n'avais rien sauf une valise en bois que je plaçai chez le menuisier du village, valise qui me revint deux ans après par l'ambassade de Belgique à Prague. Le tabac et le chocolat avaient disparu.



Le bâtiment des classes à Rösrath

       La plupart des Sudètes, eux qui avaient tant cru à la victoire allemande, affichaient une mine déconfite. Il fallait voir, le jour de l'arrivée des Américains, la population se livrer à de nombreux pillages, s'emparant de ce qui se trouvait dans les camions allemands abandonnés un peu partout. A l'école du village qui avait servi en dernier lieu de caserne, les Sudètes choisissaient des bottines, des vêtements militaires, du riz, de la farine et que sais-je encore. Nous y allâmes aussi.

       Les Américains séjournèrent plusieurs mois à Hohenfurth. Il fallait neutraliser l'armée allemande qui s'était retirée en Tchécoslovaquie et en Autriche.

       Nous fûmes les derniers à être libérés par la glorieuse armée du général Patton. A quelques kilomètres de nous s'étalaient déjà les troupes russes.

       En vertu des accords de Yalta, les Américains évacuèrent la Tchécoslovaquie et les habitants de la région des Sudètes furent chassés de celle-ci qui les avait vus naître. Ils furent transplantés en Bavière, durent abandonner maison, meubles, bétail.

       Pendant des mois, celui-ci fut délaissé et périt. Puis tout fut repeuplé par d'autres populations et la vie reprit son cours. Un immense lac artificiel fut créé à Lipno, localité au sud d'Hohenfurth, et hameaux, fermes, prairies, bois y furent engloutis.

       Mais Hohenfurth, localité importante, a retrouvé une nouvelle vie, au coude de la Vitava, aux confins de la Bohême. On l'appelle Vyssi Brod et elle est entièrement tchécoslovaque.

       Je pris congé d'un brave prêtre qui desservait la basilique du monastère. S'il nous parlait avec anxiété pendant notre captivité, il exprimait maintenant sa joie d'être un homme libre. Je le mis en contact, en latin, avec l'aumônier américain, pour qu'il explique la situation du monastère séquestré par le Reich. Il me reçut chez lui avec un camarade et nous passâmes une charmante après-midi en bavardant autour d'une table où le café et les petits gâteaux donnaient un air de fête.

       Le conservateur viennois, ancien major de l'armée autrichienne, chargé de veiller sur la collection des monnaies de Vienne amenées à Hohenfurth, me reçut dans son appartement et me demanda d'écrire quelques lignes dans son livre d'or, ce que je fis volontiers. Je constatai que la signature du chancelier Schussnig figurait sur une page proche de celle où j'avais apposé la mienne.

       Plusieurs personnes avec qui j'avais eu d'excellents rapports et qui étaient contre le régime, m'écrivirent après la guerre et je leur répondis. Puis, le temps faisant son œuvre, on perdit tout contact. D'autant plus que les Sudètes durent émigrer et, si je devais retourner dans cette ville, je crois que je ne retrouverais plus aucune connaissance. C'est en effet en Bavière et en Hesse que la plupart résolurent de s'installer.

       La guerre avait provoqué de multiples transplantations de peuples et lorsque nous vîmes ces files de réfugiés, Hongrois, Roumains et autres fuyant la zone des combats, on se mit à penser à l'exode de 1940 chez nous, quand de nombreuses familles poussant des charrettes de toutes espèces se dirigeaient vers le Sud, espérant échapper aux horreurs du terrible fléau.

       Tout un personnel travaillait au service de ce conservateur dont j'ai parlé ici plus haut. Un certain Ruckert, nazi convaincu et anti-juif acharné, m'adressait souvent la parole pour discuter des événements. Lorsque le Japon et l'Amérique entrèrent en guerre, il m'assura que cette situation allait précipiter la fin des hostilités.

       Ce personnage, installé en 1941, avec sa femme et sa fille, dans une aile du couvent dissous, changea d'opinion devant le chagrin de sa fille Lola dont le mari, officier, venait d'être tué en U.R.S.S. Celle-ci, tout de noir vêtue, ne savait comment soulager sa peine et, à l'occasion de la Noël, m'offrit un petit colis accompagné d'une lettre où elle exprimait sa douleur, tout en me faisant espérer un retour proche auprès des miens. Cette famille m'invita même à goûter puis, un beau jour, sans le moindre petit adieu, quitta précipitamment la villette. Certaines idylles amoureuses se produisirent chez des prisonniers célibataires et, si l'un de nos camarades vint, après la guerre, rechercher celle qu'il avait aimée en travaillant dans une ferme et l'épousa, il n'en fut pas de même d'un autre qui ne donna plus signe de vie à la jeune fille qui se trouva enceinte après son départ.

       Dans ce dernier cas, il y avait eu mariage à la maison communale d'Hohenfurth, après l'arrivée des Américains mais, en raison de l'expulsion des Sudètes, les archives de l'état-civil furent probablement détruites et le prisonnier de guerre ne fut pas inquiété. Peut-être fut-il désapprouvé par sa famille ?

       Les prisonniers de guerre rentrés chez eux, sans cérémonie aucune d'ailleurs, se remirent au travail, dispersés à tous les coins de leur patrie. Beaucoup de gens semblaient avoir oublié qu'à la capitulation, l'armée belge avait été faite prisonnière dans sa totalité sur ordre du Reich et de nos chefs militaires qui obligèrent les régiments à rester groupés. Le fait d'avoir donc été P.G. ne pouvait être considéré comme un déshonneur ou une faute de tactique au combat, surtout que celui-ci était très inégal.



Une de mes classes dans le magnifique cadre de verdure de l’Athénée

       Souvent pendant ma captivité, mon passé d'enseignant s'emparait de mon imagination vagabonde et de multiples réflexions surgissaient dans mon esprit ! Moi qui me plaignais de donner cours à des classes toujours très nombreuses, qui rentrais à mon domicile fatigué, énervé, tracassé, que devais-je penser maintenant ? Tout cela n'était rien à côté des pénibles travaux manuels que je devais exécuter et des souffrances morales que, comme tout prisonnier de guerre, je ressentais.

       Heureusement l'espérance nous soutint au fil des jours et notre libération s'accompagna de la victoire !  

CHAPITRE VI

L'APRES-GUERRE

       De retour au pays, je connus la joie de revoir tous ceux qui m'étaient chers. Un congé de repos de trois mois nous ayant été accordé, je pus faire le tour de la famille.

       Mais quel bonheur de retrouver son pays, ses amis, les gens que l'on voyait si souvent avant la guerre ! Je me remis rapidement à la vie normale et mes yeux s'émerveillaient à la vue des étalages des magasins. La sensation d'être désormais un être libre s'amplifiait chaque jour.

       Dès que l'année scolaire recommença, un 25 septembre, je repris mes occupations avec un plaisir et une ardeur sans pareille. Mon directeur s'étonnait de ma réadaptation rapide.

       Quatre ans après mon retour, je fondai un foyer et la vie s'écoula paisiblement, ayant retrouvé ma situation dans ce même collège de Liège.

       Puis en 1952, pour des raisons administratives, ma place fut supprimée et le ministère me désigna pour l'athénée royal de Rôsrath à 17 km de Cologne. Une nouvelle vie commençait.

       J'avais quitté l'Allemagne le 17 mai 1945 et je la retrouvai sept ans après. Celle-ci se relevait tout doucement mais il y avait encore à Cologne des rues bordées par des monceaux de ruines. La cathédrale dont une des tours avait été frappée de plein fouet par une bombe n'était que partiellement réparée. Il en était de même pour la gare dont l'immense verrière ne gardait cependant aucune trace.

       Les Allemands étaient depuis longtemps résignés à la défaite et l'aide apportée par le plan Marshalles avait réconfortés. Les Belges étaient respectés et des places de parking étaient réservées aux alliés devant la cathédrale.

       Les marchandises coûtaient fort cher et pour nous, la bonne période était révolue. Je n'ai pas connu l'époque où l'on circulait en tramways pour deux cigarettes belges ni celle où les Allemands étaient amateurs de notre café.

       Les Belges vivaient dans des cités et leurs maisons, nouvellement construites, étaient fort confortables. Il y avait peu de contact avec la population allemande. A part le pain et la viande, tout s'achetait à la cantine militaire.

       Lorsque l'on s'adressait aux Allemands du gros village où s'est établi l'athénée pour enfants des militaires, il n'y avait d'après eux aucun ancien membre du parti nazi. Tous avaient fui.

       La plupart des habitants venaient de l'Allemagne de l'Est où ils possédaient des hôtels ou de grandes entreprises. Le mythe Hitler s'était évanoui et l'on n'en parlait jamais.

       Plusieurs avaient été prisonniers en France, en Belgique, en Amérique même mais leur captivité n'avait pas été si longue que la nôtre. Ceux qui se trouvaient en U.R.S.S. y restèrent malheureusement beaucoup plus longtemps et, suite à l'intervention d'Adenauer, revinrent seulement après 8, 10, voire 12 ans.

       On s'aperçut alors que beaucoup avaient disparu et, lorsque les trains de rapatriés arrivaient, le quai était rempli de mères ou d'épouses qui tenaient une pancarte avec le nom de l'être attendu.

       L'athénée de Rôsrath dépendait à cette époque du ministère de la Défense Nationale. Les professeurs portaient l'uniforme d'officier, étaient soumis aux règlements militaires et ne pouvaient regagner la Belgique qu'avec un titre de congé auquel on avait droit dix fois par an.

       Le lundi et le jeudi, à sept heures quarante-cinq se déroulait le salut au drapeau. L'inspecteur-préfet et les professeurs ayant cours à la première heure y assistaient dans la cour d'honneur devant les élèves mis au « garde à vous » et portant aussi un uniforme militaire : les garçons en « battle dress » et les jeunes filles en tailleur bleu comme des hôtesses de l'air. Après la cérémonie, les enfants gagnaient leurs classes en rangs et au pas cadencé. On se serait cru dans une caserne !

       Quand j'arrivai à la gare de Cologne, le 14 septembre 1952, un dimanche soir, veille de la rentrée des classes, j'étais désemparé. Je téléphonai à un collègue qui voulut bien me conduire à l'endroit que l'on m'avait destiné : un home de repos pour sous-officiers.

       En entrant, je fus saisi par le brouhaha qui régnait dans une salle immense et bondée de gens devisant joyeusement pendant qu'un orchestre allemand égrenait des mélodies connues. C'était en somme un lieu de rencontres des familles belges.

       Je devais y loger six semaines avec un autre professeur et, comme il n'y avait que nous deux pour rester à demeure dans ce home, nous écoutions l'orchestre pour nous seuls en choisissant même nos morceaux puis nous montions travailler dans nos chambres vers dix heures. L'occupation de l'Allemagne était toute différente de celle que j'avais connue à partir de 1922 à Krefeld, cette magnifique ville de Rhénanie où j'avais vécu avec mes parents jusqu'en 1924. A cette époque, les Belges étaient les grands maîtres et vivaient dans des maisons réquisitionnées; ils étaient vraiment incorporés à la population allemande.

       Malgré la nostalgie que provoque chez certains l'éloignement de la patrie, nous vivions heureux dans un pays où tout se vendait à un prix dérisoire. Mais cela ne dura guère ; l'inflation arriva rapidement et l'on vit apparaître des billets de milliards de marks. Ensuite vint le mark-or avec le renchérissement des denrées. L'Allemagne ne payant pas ses dettes, la Rhur fut occupée, tous les chemins de fer furent administrés par les pays alliés et je revois encore nos militaires tenant le rôle de chefs de gare et exerçant toutes les activités ferroviaires.

       Un jour de juin 1955, je partis de Rôsrath pour aller revoir Krefeld, ville dont je gardais d'excellents souvenirs d'enfance et je la trouvai fort meurtrie par la guerre. L'immense gare au cachet imposant et la « Dyonisus-kirche » où se déroulaient nos cérémonies religieuses étaient restées intactes. Une seule des trois demeures que nous avions habitées était encore debout.

       Aussi, c'est impressionné par tout ce que j'avais retrouvé après tant d'années que, comparant le passé au présent, je vaquai le lendemain à mes occupations quotidiennes.

       Après quelques années, l'athénée fut repris par le ministère de l'Education Nationale et la vie s'y déroula comme dans tous les établissements scolaires de Belgique.

       Le tourisme s'étant développé, le passage de la frontière fut facilité et de nombreux civils visitèrent l'Allemagne.

       Aujourd'hui ce pays s'est nettement relevé et les traces de la guerre ont complètement disparu. Une gare moderne à Cologne a remplacé l'ancienne et la cathédrale est tout à fait restaurée.

       J'étais parti pour deux ans et j'y restai plus de vingt-quatre années, jusqu'à la limite d'âge.

       Je pus me rendre compte que notre armée s'était modernisée : elle avait ses chars, ses véhicules blindés, ses parachutistes, une aviation de classe, une force navale, des fusées et des armes anti-chars. Aux unités de nos alliés, nos troupes n'avaient rien à leur envier.

       L'organisation de notre « dixième province » était vraiment réussie. On y trouvait comme actuellement, de véritables petits villages, de coquettes cités, de jolies chapelles, des écoles aux bâtiments spacieux et où se donne un enseignement de qualité, des cantines, des centres sportifs, des clubs, etc ...

       La guerre était bien oubliée et notre jeunesse fraternisait avec celle d'une grande nation très accueillante.

       Le retour définitif au pays posera à beaucoup des problèmes de réadaptation. Mais il faut avoir confiance ! Avec de la bonne volonté et de la patience, on triomphe de toutes les situations. Beaucoup en ont déjà fait l'expérience et de plus les retours pour un court laps de temps sont devenus fréquents grâce à la création de voies rapides. Celles-ci ont permis de multiplier les contacts avec la mère-patrie.

CONCLUSION

       D'aucuns pourraient croire, qu'après une quarantaine d'années, beaucoup de souvenirs se sont estompés.

       Pour moi, il n'en est rien et mon imagination vagabonde aisément dans le passé. Tous ces événements surgissent dans mon esprit comme s'ils étaient récents et de nombreux détails ne m'échappent point.

       Certes il y aurait encore beaucoup de choses à rappeler mais je doute que des faits pour moi trop anodins aient pu intéresser le lecteur.

       Si j'ai vécu une carrière de professeur sans histoire, si je me suis trouvé dans des classes de toutes espèces pendant trente-cinq années, je n'ai pas connu de faits transcendants comme ceux qu'il m'a été donné de subir pendant la dernière guerre.

       Cette longue période d'août 1939 à fin mai 1945 constitue pour moi une importante tranche de vie et elle m'a permis de mûrir et de connaître davantage le caractère humain.

       Malgré la guerre qui embrase certains endroits du globe et bien que les pays continuent à s'armer à outrance, il faut espérer qu'un jour les hommes finiront par s'entendre et surtout par s'aimer.

Alleur-Ans, le 18 mai 1985,
40ème anniversaire de mon retour en Belgique







Un grand merci aux « Editions DRICOT » de Visé de nous avoir autorisé la retranscription de ce magnifique travail.






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