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Jamais ne Désespère...[1] EICHSTÄTT 1940 – 1941 Le camp et la ville. Au camp d’Eichstätt,
en Bavière, nous occupions une petite caserne de chasseurs alpins, située le
long de l’Altmühl, un peu en dehors de la ville. De l’autre côté de celle-ci, à
la même distance, l’hôpital des prisonniers avait été installé dans une petite
école d’agriculture pour fils de fermiers ; elle était toute neuve, venant
à peine d’être construite lorsque survint la guerre. Il fallait
traverser la ville de part en part pour se rendre du camp à l’hôpital. La
promenade valait d’être faite. Eichstätt
est une ravissante petite ville d’opérette ; brulée et mise à sac par les
armées de Turenne, elle fut entièrement reconstruite au début du XVIII° siècle
d’après les plans d’un architecte italien embauché par le Prince-Evêque, qui
voulait faire de sa capitale un lieu de séjour agréable : palais, parcs et
larges avenues alternent harmonieusement dans un vaste dessin préconçu auquel
échappent cependant quelques bâtisses plus rustiques et souvent plus anciennes.
Celles-ci constituent, sur les rives mêmes de l’Altmühl, le quartier industriel
et commercial et ne sont pas, non plus, dépourvues de cachet. La ville
doit sa prospérité aux nombreux collèges catholiques et aux séminaires qui, en
1940, se partageaient avec les institutions officielles et celles du « Parti »
les beaux palais des familiers et des fonctionnaires de la cour du
Prince-Evêque. En outre, un monastère de Franciscains et un couvent de
Bénédictines conservent respectivement les reliques précieuses de Saint
Wilibald et de Sainte Walburge, tous les deux très vénérés dans l’Allemagne du
Sud, et attirent à Eichstätt de nombreux pèlerins. Les Bénédictines font d’ailleurs
commerce d’une huile qui s’écoule goutte à goutte, de la crypte où reposent les
restes de la Sainte. Cette atmosphère
dévote et le nazisme s’accordaient fort mal ; Monseigneur d’Eichstätt,
bien qu’il ne fût plus qu’un pasteur spirituel, exerçait sur ses ouailles une
influence que le pouvoir temporel jugeait néfaste. L’Evêque voyait dans les
prisonniers belges les représentants d’un pays « selon son goût » où,
pensait-il, pouvoir civil et pouvoir religieux vivaient en bonne entente et s’épaulaient
mutuellement. Aussi était-il pour nous plein de prévenances : le séminaire
fournissait le camp en costumes, décors et accessoires de théâtre, en
instruments de musique et en livres. Monseigneur
aimait à se promener seul, à pied, dans la campagne ; c’était un homme de
petite taille, légèrement corpulent, haut en couleur et de poil blanc, portant
un chapeau rond et, sous la jaquette, des culottes courtes, des bas noirs et
des souliers à boucles d’argent. Lorsqu’il rencontrait un détachement de
prisonniers, il s’arrêtait sur le bord de la route, saluait d’un grand coup de
chapeau et disait, dans son meilleur français : « Bonjour, Messieurs
les Belges ». Tout ceci n’était
sans doute pas goûté par les militants du nazisme. Mais comme, en 1940, les
ordres étaient de faire du charme aux prisonniers belges et que la population
de la ville participait, presque unanimement, à la bienveillance de
Monseigneur, il s’établit dans les rapports des prisonniers et de leur gardiens
un ton familier et bon enfant dans lequel chacun trouvait de petites facilités. Histoires de
saucisses. A la cuisine du camp, régnait, cependant, un
sous-officier, nazi de première heure, qui n’aimait pas les habitudes paternes
de la maison. Il s’appelait Bauer. Les
prisonniers étaient répartis en quatre baraques et assumaient eux-mêmes, sans
interventions des Allemands, l’essentiel de leur administration intérieure. L’officier
ravitailleur de la deuxième baraque était le commandant Pagi ; c’était à
lui qu’incombait la répartition des vivres entre ses administrés. Pagi était
un officier de réserve... très réservé ! Méticuleux et strict, il n’aimait
guère, en général, les officiers d’active, leur reprochant de ne pas être assez
militaires ! Il avait une très haute opinion de ses responsabilités et,
pour rien au monde, n’eût admis qu’on le suspectât de ne point partager
exactement la margarine ou les rutabagas. Les Allemands et Bauer en particulier
appréciaient son allure martiale et étaient convaincus, ce qui l’indignait, qu’il
était un officier d’active cherchant, dans l’espoir d’être rapatrié, à se faire
passer pour un réserviste. Nous
recevions, un soir par semaine, de la saucisse : bien qu’elle eût toujours
le même goût de gélatine. Il y en avait de la grise, de la blanche, de la rose
et de la rouge. Elle était débitée en petits morceaux approximativement égaux.
L’officier ravitailleur de chaque baraque arrivait à la cuisine, accompagné de
ses adjoints portant un grand panier, des soldats belges, également
prisonniers, préposés au service de la cuisine, jetaient dans le panier, sous l’œil
attentif de Bauer, le nombre de morceaux de saucisses auquel la baraque avait
droit : un par prisonnier. Le rôle du
ravitailleur était de répartir les saucisses reçues entre les chambrées ;
et c’est ici que commençait la difficulté : chaque chambrée entendait
recevoir sa part proportionnelle de chaque espèce de saucisses, chacun
prétendant toujours que celles qu’il ne recevait pas étaient les meilleures, ou
plutôt les moins mauvaises. Or les
saucisses étaient remises au ravitailleur en vrac et pêle-mêle ; les
reclasser par coloris, les compter et les répartir ensuite, entraînait de
multiples réclamations, car le prisonnier est irascible et impatient dès que sa
nourriture est en cause. Pour éviter
ces ennuis, le Commandant Pagi avait placé dans son panier quatre grandes
boites de carton et demandé aux soldats prisonniers distributeurs de saucisses,
de les répartir par couleur dans les cartons. Bauer était exaspéré par cette
manière de faire, qu’il n’avait pas ordonnée. Un jour, n’y
tenant plus, il écarta les soldats qui comptaient les morceaux de saucisses,
marmotta quelques mots qui voulaient dire que dans le Grand Reich on ne perdre
pas du temps. Puis il se mit lui-même à compter et à jeter au hasard les ronds
de saucisses dans les cartons du Commandant Pagi. Le travail
terminé, Bauer joignit les talons, se raidit, leva le bras droit et hurla :
« Heil Hitler ! » Sans
hésiter Pagi se cala aussi en position, fit le salut militaire belge de la
manière la plus raide et, imitant l’aboiement de Bauer, il hurla à son tour :
« Qu’il crève ! » Ne
comprenant pas le français, Bauer ne pouvait imaginer que ceci était
irrévérencieux, il n’hésita pas : pour lui le cri et le salut du
Commandant Pagi étaient la réponse correcte à sa propre invocation du Führer,
et prenant un air satisfait il répondit : « Sehr gut, jawohl ! » La semaine
suivante, pour faire plaisir à ce Commandant si respectueux de l’ordre
allemand, il ordonna, lui-même, que les saucisses fussent classées par espèces ! * *
* La bonne presse du Commandant Pagi ne
devait pourtant pas durer longtemps. A quelque temps de là lors d’une autre
distribution de vivres, il surprit Bauer brutalisant et injuriant de la façon
la plus ordurière les soldats belges qui l’assistaient à la cuisine. Sur-le-champ, Pagi rédigea une plainte au
Colonel allemand et la fit signer par plusieurs témoins. Les faits étaient trop
évidents : Bauer fut puni. Nous verrons plus loin le parti que le
Commandant Pagi tira de cette histoire. La commission flamingante. Dans chaque camp d’officiers
prisonniers, l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé était
dénommé « Lagerälteste ». Le « Lagerälteste » ou Doyen
assurait notamment la transmission des ordres de l’autorité allemande et celle
des réclamations des prisonniers à cette autorité ; il se fait assister
dans sa tâche par un prisonnier, plus jeune, qui remplissait les fonctions d’interprète. L’interprète choisi par le Lagerälteste du
camp d’Eichstätt était le Major Lecat. Le Major Lecat était un petit homme actif,
malin et bien intentionné ; il était originaire d’Ostende et l’on disait
de lui en riant : « Il parle aussi mal le français, le flamand et l’allemand,
c’est pourquoi on l’a nommé interprète ». Au cours de l’été 1940, l’autorité
allemande, soucieuse de conquérir la sympathie des prisonniers flamands, envoya
dans les camps une commission composée de flamingants qui avaient donné des
gages de leur attachement à la Grande Allemagne et qui n’avaient plus rien à
refuser aux ennemis de leur pays. Le chef de cette commission était un nommé
Van de Kerckhove, dont on disait qu’il avait, au cours de la guerre précédente,
fait partie du Conseil des Flandres, et trouvé refuge ensuite en Allemagne. Van
de Kerckhove et ses séides arrivèrent à Eichstätt vers la fin du mois d’août.
Les prisonniers furent appelés à comparaître devant eux ; lorsque vint le
tour du Major Lecat, le dialogue suivant s’établit : - Hoe heet
U ? (en flamand : Comment vous appelez-vous ?) - Mein Name ist Lecat (en allemand :
Je m’appelle Lecat) - Waar zijt U geboren ? (en flamand :
Où êtes-vous né ?) - Ich bin in Ostende geboren (en allemand :
Je suis né à Ostende) - Hoe oud zijt U ? (en flamand :
Quel âge avez-vous ?) - Ich bin vierundvierzig jahre alt (en
allemand : J’ai quarante-quatre ans) - Kunt gij geen Vlaamsch spreken ?
(en flamand : Ne savez-vous pas parler flamand ?) - Aber sind Sie nicht eine deutsche
Kommission ? (en allemand : Mais n’êtes-vous pas une commission
allemande ?) Inutile de dire que depuis lors, pour les
Allemands, le Major Lecat ne fut plus qu’un mauvais flamand ! Le commerce dans le Grand Reich. A l’hôpital d’Eichstätt
régnaient les bons docteurs Semson et Masson auxquels l’autorité allemande
laissait, en fait, l’entière responsabilité du traitement et de la discipline
des malades. Il y avait bien les infirmiers allemands
et la visite bi-hebdomadaire du « Stabsarzt »[2],
mais en temps ordinaire tout cela était peu perceptible. L’atmosphère était
moins agréable quand soufflait le « Föhn », ce vent chaud des
montagnes qui rend les Allemands particulièrement irritables et mécontents de
tout. L’infirmier en chef de l’hôpital, le « Gefreiter »[3]
Jenuwein, était un membre actif du « Parti » ; en outre, son
père était un notable bourgeois d’Eichstätt : il était le propriétaire du
bazar. Le Gefreiter Jenuwein, bien qu’il aimât se
vanter d’avoir remporté plusieurs trophées dans des compétitions sportives
locales, invoquait une constitution maladive pour justifier de n’être pas
envoyé au front : peut-être devait-il plutôt son poste d’embusqué à ses
activités politiques et aux hautes relations qu’elles lui avaient permis de
nouer. Quoi qu’il en soit, il se sentait très
honoré d’avoir à garder et à soigner des officiers, même belges ; dans son
esprit de petit bourgeois allemand un officier est nécessairement un homme d’essence
supérieure ; le nazisme n’avait pas détruit chez lui le respect dû aux
hiérarchies de la vieille Allemagne. Et si l’infirmier Jenuwein était honoré de
soigner des officiers, le commerçant Jenuwein était fier d’avoir un fils qui
soignait des officiers et qui, le soir, de retour à la maison familiale,
racontait aux amis, qui faisaient des yeux ronds, des histoires dans lesquelles
Messieurs les officiers belges et l’infirmier Jenuwein traitaient d’égal à
égal, des histoires où il arrivait même que Messieurs les officiers belges
recevaient des observations de l’infirmier Jenuwein. Un dimanche matin, Papa Jenuwein, n’y
tenant plus, vint voir son fils à l’hôpital et lui demanda d’être présenté à
Messieurs les officiers. Il avait arboré son plus beau costume et, pour montrer
qu’il était homme de bien, mâchonnait un petit cigare qui sentait horriblement
mauvais. Papa Jenuwein, qui connaissait un peu de français, était fier de
pouvoir le montrer. Après les présentations, dans l’un des
dortoirs, la conversation s’engagea : - Le prisonnier : Et les affaires
vont bien au bazar ? - Papa Jenuwein : O ! Monsieur
le Capitaine. Che n’ai pas à me blaindre, mais ze ne sont plus tes affaires
comme tans le temps ! - Le prisonnier : Que voulez-vous
dire ? - Papa Jenuwein : Oui, tans le temps
nous tefions essayer te sadisvaire le client, te touchours afoir ze qu’il
foulait acheter ; maintenat z’est le gontraire. Monsieur le Capitaine, z’est
le client qui esy à la tisposition tu marchand ! Ch’ai téjà
fendu dous les zouliers que che peux rezevoir zette année ; mais avec
zette alliance idalienne ch’ai reçu beaucoup te conzerves de vruits. Quant un
client fient me temander : Monsieur Jenuwein, afez-fous tes zouliers bour
moi ? – Che tois lui rébondre :
Monsieur, mon bon Monsieur, che n’ai plus te zouliers, mais zi une poite d’apricots
peut fous sadisfaire ch’en ai une sbéziale pour fous ! Le client brand touchours les apricots et part
content. Za z’est maintenant le gommerce dans le Grand Reich. Et Papa
Jenuwein, en hochant la tête, de sourire d’un air résigné. Peut-être n’était-il
pas, autant que son fils, convaincu des progrès qu’apportait le nazisme. Nourriture de
cochon. Les ordres en vigueur dans les camps de prisonniers
prescrivaient que tous les déchets devaient être déposés dans des récipients
spéciaux placés à cet effet à proximité des baraques ; ces récipients
allaient par paires : l’un était réservé aux déchets qui pouvaient encore
servir à la nourriture des cochons que l’on élevait dans une annexe de la
Kommandantur pour améliorer l’ordinaire de nos gardiens, et l’autre servait aux
déchets non comestibles. Il va sans
dire que les prisonniers avaient un réel plaisir à jeter dans la poubelle aux
déchets comestibles des lames de rasoirs, des aiguilles de gramophone, des
débris tranchants de verre et de porcelaine et toutes sortes d’objets qui
provoquaient, chez la gent porcine, des épidémies aussi subites qu’inexplicables. Une
enquête, conduite avec tout le sérieux scientifique germanique, sous la direction
d’un Herr Professor venu spécialement de Munich, révéla, o horreur ! ce
que les prisonniers mêlaient aux déchets comestibles. L’autorité allemande fit immédiatement
afficher dans tous les locaux du camp un ordre du jour comminatoire. Nos
geôliers y exprimaient énergiquement et sans humour leur indignation de voir
des officiers appartenant à un pays « soi-disant civilisé » se livrer
à de telles cruautés. Les coupables étaient informés de ce que leurs actes
étaient du « sabotage » et que les récidivistes seraient déférés aux
tribunaux militaires qui ne manqueraient pas de leur infliger la peine de mort ! Or, à cette
époque, en dehors d’une soupe faite avec le jus de la choucroute distribuée au
personnel allemand du camp, la ration des prisonniers ne comportait que
quelques pommes de terre absolument pourries et cuites dans leur pourriture.
Malgré la faim, bien rares étaient ceux qui ne jetaient pas aux déchets la
moitié ou les trois-quarts de cette infection puante. Nous avions
pour compagnon un vétérinaire militaire, qui alliait à une calme résignation un
humour tranquille et un in surmontable mépris pour les Allemands. Prenant sa
plume et se référant à l’ordre du jour menaçant les prisonniers des pires sanctions
s’ils persévéraient à jeter dans la poubelle aux déchets comestibles des
détritus de nature à faire du tort aux cochons, notre bon vétérinaire demanda
très respectueusement et très sérieusement au colonel allemand si les
prisonniers étaient autorisés à jeter dans ladite poubelle les pommes de terre
qu’on leur distribuait, « car, à l’examen » écrivait-il, « il
avait dû constater que ces pommes de terre étaient impropres à être consommées
par des animaux ! » La requête
resta sans réponse ! Histoire de
chats. Gerbus, commandant aux Chasseurs Ardennais, fils,
petit-fils et arrière petit-fils de soldats, était un géant. Sa stature
herculéenne s’harmonisait avec une voix de stentor, une santé exubérante et ce
qui ne gâtait rien, avec une bonne humeur à toute épreuve : il parvenait
toujours à donner un tour cocasse aux événements les plus ordinaires. Sa
faconde était inépuisable et ses histoires, même quand elles se passaient à
Dixmude entre 1914 et 1918 ou, plus prosaïquement, dans une caserne de
Bruxelles, de Mons ou de Liège, avaient un parfum du midi à faire pâlir Marius ! Gerbus
avait toujours soif et toujours faim. Ainsi qu’il arrive souvent, il était
devenu le chef d’une bande (ils étaient une dizaine) de jeunes gars remuants et
bien bâtis, qui souffraient tous d’une façon particulièrement aigue de l’ordinaire
insuffisant des prisonniers. Ils occupaient ensemble une chambre qui était
certainement l’un des endroits les moins tristes du camp. Un jour, Gerbus eut une idée géniale :
il adressa à l’autorité allemande, par la voie du « Lagerälteste »,
une supplique par laquelle il exposait respectueusement et avec un grand
sérieux que les prisonniers, qui avaient déjà fort peu de chose à se mettre
sous la dent, voyaient, chaque matin, leurs pauvres provisions largement
entamées par les souris et les rats qui pullulaient dans les baraques et qui,
chaque nuit, s’offraient au détriment des prisonniers de plantureux festins.
Gerbus ajoutait qu’il demandait que l’on plaçât des pièges ou que l’on donnât
aux prisonniers quelques chats. Très
sérieusement, l’autorité allemande discuta avec le « Lagerälteste »
la solution à donner au grave problème que posaient la présence de rongeurs
dans le camp et la demande du Commandant Gerbus. Des pièges ?
Impossible : les prisonniers s’en serviraient pour attraper des oiseaux et
cela blessait l’âme sensible du soldat ; de plus, avec du fer, les
prisonniers étaient capables de tout faire : Dieu sait s’ils ne
fabriqueraient pas des armes qui mettraient en échec la garde du camp !
Non, décidément, les pièges, on n’en voulait pas. Les chats
posaient un autre problème : les prisonniers ne les mangeraient-ils pas ?
Finalement l’autorité allemande consentit à mettre un chat à la disposition de
chaque baraque, mais à la condition expresse et préalable qu’un officier
prisonnier par baraque s’offrit à se rendre responsable de la vie dudit chat. Nous eûmes
ainsi des lieutenants, capitaines et majors-chat et même un colonel-chat,
moyennant quoi quelques félins faméliques furent admis dans l’enceinte du camp. Pendant
plusieurs mois tout se passa très bien ; si de temps en temps un chat
disparaissait, la progéniture des autres comblait largement les vides et les
Allemands ne s’apercevaient pas des manquants. Mais un
beau jour, les égouts du camp s’étant obstrués et ayant provoqué de très
désagréables et nauséabondes inondations, on découvrit que le bouchon
malencontreux n’était autre qu’une peau de chat privée de son contenu. Ceci était
vraiment inadmissible ! De nouveau des ordres comminatoires furent
affichés dans les locaux du camp. On y lisait que tuer des chats était « unmenschlich »
(inhumain), que l’autorité allemande avait peine à croire que des officiers
prétendant appartenir à une armée civilisée se livrassent à de tels actes de
sauvagerie, que les coupables avaient à se faire connaître, faute de quoi les
sanctions collectives les plus graves seraient prises à l’égard de tous. Le
Colonel-Chat n’aimait pas ça du tout. Il se sentait exposé à des mesures de
rétorsion, et comme personne n’ignorait dans le camp que Gerbus et sa bande
avaient déjà plusieurs chats sur la conscience.... et l’estomac, il fit sentir
à Gerbus qu’il fallait au moins qu’un volontaire se déclarât coupable, que d’ailleurs
la sanction ne pouvait pas être sévère et que cela mettrait un point final à l’incident. Gerbus et
ses amis tinrent conseil et le plus jeune, le lieutenant Verlot, s’offrit en
sacrifice ; sur quoi Gerbus déclara : « Eh bien, si le plus
jeune se sacrifie, moi qui suis le plus ancien, je ferai de même et nous
partagerons ensemble la paille humide des cachots ». Cette
solution héroïque valut aux deux victimes d’être inscrite sur la liste que l’ « Abwehr
Offizier »[4] du
camp, le hauptmann Bärmann, devait, chaque mois, adresser à l’autorité
policière pour signaler les prisonniers faisant montre de mauvais esprit et
aussi pour montrer que lui Bärmann remplissait bien sa fonction. Et c’est
pourquoi, quand plus tard on m’envoya aussi dans les « châteaux pour
mauvais garçons », j’eus le plaisir d’y retrouver le joyeux Gerbus et son
comparse. [1] Jamais ne Désespère... Anecdotes de captivité militaire en Allemagne 1940-1945 racontées par Henri Decard et illustrées par Jean Remy officiers de réserve de l’Armée Belge. – Librairie Parchim (Marcel Vanden Borne) 57bis, Rue du Sceptre, Bruxelles - 1951. [2] Stabsarzt : médecin militaire allemand ayant un rang hiérarchique équivalent à celui de capitaine. [3] Gefreiter : caporal dans l’armée allemande. [4] Abwehr Offizier : A l’administration de chaque camp était attaché un officier spécialement chargé de la surveillance de l’état psychique des prisonniers. Chef de la censure, espion en chef, cet officier entretenait, en dehors de la hiérarchie militaire normale, des rapports directs et constants avec la « Gestapo ». Il était généralement aussi craint par les Allemands que par les prisonniers. |