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Récit de la « Campagne des 18 jours[1]
» Par le Caporal Albert
SOYEZ des Gardes Frontières. L'équipe du Papegaie
a le grand plaisir de mettre à la disposition de ses lecteurs un témoignage
exceptionnel à plus d'un titre. Notre officier Albert SOYEZ, par ailleurs doyen
de notre compagnie (il est né le 17 février 1916 et a prêté serment comme
officier en 1951 en compagnie de Joseph LEDER), a pris la décision de nous
faire part de son vécu lors de la Campagne des 18 jours. A près de 95 ans,
depuis la maison de repos Clairefontaine, il a écrit de sa propre main et bien
entendu de mémoire, les premiers jours sombres de l'invasion allemande en mai
1940. Alors caporal observateur à la 6e Compagnie du 2e
Régiment des Cyclistes-Frontière, Albert SOYEZ nous livre jour après jour les
différents combats entre l'armée belge et les envahisseurs allemands. Depuis
son poste d'observation de Visé, vous pourrez vivre le repli inévitable des
soldats belges et alliés, ainsi que leur vie au quotidien. Vous allez donc découvrir « texto » le récit
épique d'un soldat belge visétois originaire d'Ath. Albert Soyez en uniforme de l’armée belge. (Doc. A. Soyez) Nous sommes le 9 mai 1940,
il est presque minuit, je viens de m'allonger sur mon lit. La porte du baraquement où
loge le P.C. de la 6e Cie du 2e Régiment cyclistes-frontière
s'ouvre avec fracas. C'est le sergent Cassart qui
hurle « Debout, debout! Alerte ! » Dans un branle-bas
indescriptible, les hommes se ruent sur leur barda. Je saisis mon fusil, ma
veste et je file vers mon emplacement de combat qui se trouve dans le talus de
la culée du pont de chemin de fer dit « des Allemands » de la ligne de Tongres –
Montzen, à une quinzaine de mètres de hauteur de la
route Visé – Lixhe, quartier de la Basse-Meuse. Je suis caporal
observateur à la 6e Cie, au poste de commandement du Lieutenant Parent,
commandant la 6e Cie du 2 Rg.Cy.Fr (2e Régiment Cyclistes
– Frontière). Depuis le 28 août 1939,
nous sommes sur nos positions de combat. Il
est une heure du matin,
nous sommes le 10 mai 1940. Le
lieutenant Parent est dans
le P.C. qui est dans la culée du pont. Je suis seul, mon
périscope est en place sur son trépied, derrière une double rangée de sacs de
terre. Je charge mon fusil. Dans le ciel, en direction
de la Hollande, dans les environs de Maastricht, des fusées blanches et de
couleurs montent vers le ciel. Je préviens le lieutenant. Celui-ci se met en
rapport avec le Major L'Hoir. On me passe le cornet du
téléphone et je transmets au Major mon premier rapport. Il est 3 heures du
matin à ma montre. Il est à présent 4 heures
du matin, le jour se lève sur une belle journée. Des bruits et des éclairs
proviennent de plus en plus de la Hollande. Un grondement sourd nous arrive au
loin et s'amplifie de plus en plus. Quatre heures et demie ! Des dizaines
d'avions s'approchent ! Les voilà au-dessus du fort d'Eben-Emael. Brusquement, à la queue
leu-leu, ils plongent vers le fort, lâchent leurs bombes et remontent vers le
ciel. C'est un véritable
carrousel. Des petits nuages noirs
éclatent dans le ciel dans un bruit infernal. Tous les soldats et gradés
du P.C. sont sur la ligne de chemin de fer, regardant médusés, ce carrousel. « Si cette fois-ci on n'a
pas la guerre, alors, on ne l'aura jamais ! » nous dit le lieutenant Parent. Et le ciel est rempli de
grands cercles comme si on avait jeté un pavé dans une grande marre d'eau. Voilà un avion qui arrive
sur nous, c'est un allemand ; il est à la hauteur du chemin de fer. Personne ne
réagit, puis brusquement nous comprenons, nous sautons sur nos armes, mais il
est trop tard, il part vers Berneau, en laissant
derrière lui une traînée noire. Je viens de voir passer le premier Allemand. En bas, dans la rue, les
gens s'affolent et partent avec leurs baluchons. Toute la Compagnie est au
travail, un dernier coup de pelle. On prépare les munitions,
nous recevons quelques bouteilles de vin et des cigarettes. Une épicerie est
dans la rue, la propriétaire, avant de partir a donné les clés au 1er
Sergent Rogge Louis. Le téléphone sonne
continuellement au P.C. La bataille fait rage dans les environs d'Eben-Emael. Un appel : « Ici adjudant
du 2e grenadier ! Sommes à court de munitions ! Pouvons-nous reculer
? » Le commandant transmet le
message à la D.I. au général de Krake, mais celui-ci est
furieux, je l'entends crier ... « Reculer ...Jamais ! Que l'on me donne le nom
de cet officier ! » Mais là-bas, près du pont de Kanne,
on a raccroché ! Des bruits circulent, les Allemands foncent sur Tongres et Liège ; des
éléments d'infanterie se trouvent à Loën-Lixhe. Des soldats Hollandais
sont passés, en pantalons jaunes; ils partent vers Haccourt.
Le pont du chemin de fer des Allemands a sauté, mais très mal, il s'est
affaissé sur le pilier se trouvant en « Basse-Meuse ». Le génie travaille et
remet des charges en place. On fait à nouveau sauter mais le pilier résiste et
la nuit arrive. Le commandant de la Cie Parent téléphone au fort de Pontisse.
Il explique la situation et demande un tir d'artillerie sur la culée du pont. Je prends le cornet et
dirige le tir des canons. Mais j'ai du mal à
m'expliquer car les artilleurs tirent sur la culée du pont où je me trouve
adossé. Les obus explosent et les éclats passent devant moi, d'un rouge blanc.
Je suis plaqué contre le talus, essayant de me faire le plus petit possible. Hurlement de ma part
...Dans le cornet... « Vous me tirez dessus ... c'est le pilier qui est devant
moi ! » Immédiatement, le tir est rectifié et ... coup
en plein sur l'objectif. Le pont tremble, il bouge un peu, mais il reste en
place. Nous sommes le 11 mai, le
jour est venu ; la nuit a été froide, mais le soleil est là. Raoul Delwait a passé la nuit avec moi, assis derrière nos sacs
de terre, nous avons bavardé toute la nuit, jetant de temps en temps un regard en
direction de la Meuse. Un brin de toilette et me voilà de nouveau près de mon
périscope. Devant moi, un vaste
panorama, en bas, au bord de la Meuse, la Cie est déployée, je ne vois pas bien
les hommes. Au loin, je distingue le chemin de fer de ceinture de Montzen – Visé Haut ; plus près, mais de l'autre côté de la
Meuse, la route de Maastricht-Visé. Je ne la vois que du café « Musette » au
pont de Mouland ainsi que le chemin de fer de
Visé-Maastricht. Je surveille le terrain
qui est devant moi à la jumelle ou au périscope. Vers 13h30, des hommes
franchissent le chemin de fer de ceinture de Visé-Montzen
; ils sont assez nombreux, sans doute une compagnie. Il me semble qu'ils
viennent de Berneau, à la limite de Mouland. Je suis surexcité, je le
crie au commandant ; tout le P.C. accourt, tout le monde veut voir ; nous
rigolons, notre anxiété est partie. Le 1er chef
Rogge arrive, on sert une large rasade de « péket »
dans notre gamelle. Le commandant de la 6e Cie, le lieutenant Parent
me met en rapport avec le fort de Pontisse. Je donne la position de la
compagnie allemande qui continue à progresser dans la prairie en direction de
la route Visé-Mouland ou du pont-rail, où nous sommes
retranchés. Je donne la position des Allemands ; ils se trouvent à 30 m à
gauche de deux arbres isolés se trouvant dans la prairie. Ils sont groupés et
marchent allègrement sans ne se douter de rien. Les obus se mettent à pleuvoir
... un léger flottement puis c'est la course vers la route qui se trouve
peut-être à 500 mètres. Des soldats sont restés couchés sur la prairie. Un
soldat à genoux se redresse, puis un autre, et encore un autre. Un soldat reste
assis contre l'arbre. Je ne sais pas ce qu'il fait car il est trop loin. Des balles s'écrasent
derrière moi dans le talus avec un bruit mat. C'est une arme automatique qui
tire du bord de la route, peut-être même plusieurs car le bruit devient
infernal. Tout le P.C. est rentré
dans la culée du pont. Le téléphone sonne continuellement. Je reste seul à mon
poste d'observation. Les Allemands progressent en rampant en direction du
groupe de maisons où se trouve le café Musette. Tout à coup, je les vois
brusquement qui se relèvent contre le pignon du café. - Mon lieutenant...
ennemis en vue ! - Le téléphone sonne. Ici
le commandant de la Cie sergent de Taye.
Envoyez une bordée d'obus de 4/7 sur le bâtiment. - Coup au but mon
lieutenant ! Je vois des impacts sur le pignon de la maison et ... plus
d'ennemis ! - Mon lieutenant... camion
en vue sur la route de Mouland en direction de Visé.
Il vient de déboucher du pont. Une sonnerie – j'entends le commandant donner la
position de l'engin à un fortin se trouvant au bord de la Meuse et ayant une
tourelle pour arme automatique. - Merde, mon lieutenant...
C'est une ambulance de la Croix-Rouge ! - Trop tard ! Caporal !
C'est la guerre ! - Cavalier en vue venant
du pont de Mouland ! Un tir ! Le cavalier tombe
mais le cheval reste sur place et se met à brouter l'herbe du bord du chemin. Les obus continuent à
arriver en miaulant. Tout le monde tire, la bataille fait rage. Les balles continuent
à s'écraser dans le talus. Ils me cherchent ! Les Allemands ont continué
à progresser vers la Meuse. Mais ... que vois-je ? Deux Allemands juchés sur
une espèce d'engin à quatre roues sur rail et manœuvrant une espèce de pompe à
bras pour le faire avancer, venant de la gare de Visé et partant vers
Maastricht. Un tir d'armes se
déclenche de la cabine d'aiguillage près du pont du tunnel de la gare de Visé.
Je signale l'emplacement à Pontisse, avec une précision de chronomètre. Les
obus arrivent en miaulant sur la cabine, une fumée rouge des tuiles s'élève
au-dessus de la cabine. Voilà maintenant un tir nourri qui arrive de l'autre
côté du pont à Visé Haut. Il y a un tas de billes de chemin de fer, à l'entrée
du pont. La Cie est prise sous un tir plongeant. Le fort de Pontisse
continue à tirer, jusque dans la gare de Visé. Un incendie s'est déclaré dans
la gare. Après quatre ou cinq heures, le calme est revenu dans le secteur. La
nuit tombe, nous avons des blessés mais je ne sais pas s'il y a des tués ? J'ai mis baïonnette au
canon car je suis seul dans mon trou. La nuit est venue. Il fait assez frais ;
le caporal TF. Staffel J. est venu me remplacer mais
je reste près de lui. On le rappelle au P.C. et le 1er soldat Delwart vient le remplacer. Malgré la fin de la bataille,
nous avons les oreilles aux aguets. Les heures passent lentement. Beaucoup de remue-ménage
dans la culée du pont. Le 1er chef Rogge en sort. « Soyez,
prépare-toi ! On décroche ! » Toute la compagnie est
prévenue, sauf le peloton de l'adjudant Lesage. Celui-ci est au bord de la
Meuse du côté du village de Lixhe. Le téléphone est
coupé ; les T.S. ne l'ont pas trouvé. Et
il est dangereux de s'aventurer la nuit, dans un terrain inconnu,
sans un mot de passe. L'estafette, le 1er
soldat Malburny, est chargé d'essayer de prévenir le
groupe de Lesage. Et voilà,
notre homme sur le bord de la route, face à la Meuse, qui se met à crier à
pleins poumons : adjudant Lesage, adjudant Lesage ! Sa voix résonnait d'une
façon étrange dans la nuit. Mais personne ne répondit. Ils furent faits
prisonniers. Le lieutenant Parent a
quitté le P.C., le motard de la Cie, le 1er Demey,
est venu le chercher. Je quitte le P.C. avec Stoffel, nous sommes les derniers. Je prends mon vélo et
veux descendre le talus en face du canal de jonction mais mon pied s'accroche dans
des ronces et me voila en bas en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Je
me relève mais ma cheville me fait mal. J'ai le pied foulé ! Jurant et gémissant, je
reviens en arrière, voir à l'emplacement où mon frère Léon était comme caporal
mitrailleur, mais la barbette est vide. La section du sergent Cassart est partie. Je reviens en courant au
point de concentration dans le talus de la route, face au pont de l'écluse du
canal de jonction de la Meuse et du canal Albert. Dans le silence le plus
complet, les cyclistes, par groupes de quatre hommes, passent le pont en
courant ou à vélo, chaque groupe à son tour, sans le moindre commandement. C'est à mon tour, mais ma
cheville me fait mal ! Je saute sur mon vélo et traverse le pont en allant
percuter le side-car du commandant. La compagnie se remet en
route vers le pont de Haccourt. A Visé, plusieurs incendies
rougissent le ciel. Près du pont, un sergent
du génie crie « Dépêchez-vous, le pont va sauter ! » Je pense que nous sommes
les derniers dans le secteur. Le lieutenant médecin Romedenne s'est porté volontaire pour rester avec les
blessés à l'hôpital de campagne, allée verte à Visé. A Haccourt,
près du cercle St Hubert, toute les Cies du 2e
régiment sont là. Pas fumer – pas de bruit ! Nous partons en direction
de Liers ; nous passons devant l'église. A une centaine
de mètres après les dernières maisons de Haccourt,
des obus arrivent en miaulant, venant de la direction des hauteurs des
carrières d'Hallembaye. Albert Soyez, garde-frontière à Visé, en 1938. (Doc. A. Soyez) Nous sommes une dizaine de
cyclistes sur le sol. Je me relève et comme on ne pouvait plus avancer je crie
: « En arrière ! Aux maisons ! » Il était temps ! Une
nouvelle salve d'obus arrive, venant de Wonck. Etant le seul gradé dans
le groupe, je crie « En avant » et comme un seul homme, nous repartons au pas
de course, en ramassant nos vélos au passage. De grandes lueurs
illuminent le ciel. Cela doit être le fort de Liers !
Sur la route, cela devient épouvantable, une cohue indescriptible de soldats et
de chariots. La 3e D.I. décroche. Les gardes frontières, le
vélo à l'épaule remontent cette armée en traversant la prairie et les champs.
Nous traversons Liers, l'incendie est un peu partout ;
une drôle d'odeur plane sur le village. La rue principale est pleine de
chariots et de chevaux ainsi que des trous d'obus. C’est le 1er
bataillon du 2e cy. front.
qui a tenu les Allemands à distance. « En avant, en avant, »
crie constamment le 1er chef Rogge Louis. Nous fonçons à travers Liers, le vélo à la main. Nous voici de nouveau en selle, le
side-car du lieutenant Parent est là, nous le suivons. Nous rattrapons la voiture
du major Lhoir. Et durant le reste de la nuit, nous
pédalons sans relâche vers l'inconnu. Ma roue de devant est à
plat. Je m'arrête et crie, mais les autres roulent tellement vite que je me
retrouve rapidement seul dans la campagne, rien que des champs. Je répare mais
cela ne tient pas. Me voilà à pied, poussant mon vélo. Le jour est venu ; au
loin, un gros bâtiment. Plein d'espoir, je me dépêche. C'est une ferme. J'entre
dans la cour. Le fermier est là. On tente de réparer ma chambre à air, mais
celle-ci ne vaut plus rien. Le fermier m'en donne une autre mais elle est un
peu grande. Je repars, mais cela ne
tient pas. Je coupe le pneu et me voilà reparti roulant sur la jante, dans un
grand tintamarre. Après avoir roulé assez longtemps, j'arrive près d'une autre
ferme. Des soldats sont assis sur un mur. Ce sont des Français. L'un d'eux me
lance d'un air goguenard « T'en fais pas p'tit Belge, nous sommes là ! »
J'étais heureux, c'était un régiment de dragons français. J'arrive sur la grand
route, des coups de feu éclatent, les Allemands sont là. Je me trouve à Villers
en Hesbaye. La 6e Cie
débouche, un camion s'arrête, on me charge. Nous partons vers Namur ... Sur la route, des milliers
de réfugiés poussant des brouettes, vélos, voitures d'enfants se bousculent. La
moitié de la route est prise par les militaires, l'autre par les civils. Beaucoup
de femmes et d'enfants. Des régiments d'infanterie, d'artillerie, de cyclistes,
tout cela part vers Namur. Notre camion s'arrête
devant la gare de Namur. Mon vélo est réparé. Des avions survolent la ville ; une
bombe tombe .à une cinquantaine de mètres. Nous nous jetons à terre, le sol
tremble. On se relève ; nous sommes une dizaine de cyclistes, nous remontons en
selle, direction l'école des cadets, lieu de rassemblement. Nous n'allons pas loin,
les gardes-frontière refluent, l'école a été bombardée. La colonne se reforme,
nous partons en direction de Charleroi par le pont de Jambes. Marchiennes au Pont, nous
passons devant la maison d'un cycliste, les parents sont sur le seuil de la
porte. Nous sommes un groupe
d'une dizaine de soldats. Toute la rue est venue aux nouvelles. On nous fait
entrer à la maison ; une infirmière qui était là soigne ma cheville en la
massant. Elle me remet une bande ainsi que de la teinture d'iode sur les
écorchures de mon visage faites par les ronces à Lixhe. On se rase et on se lave
dans un grand seau d'eau. Ensuite, un bon repas nous attend, nous sommes
heureux. L'heure des adieux est
arrivée. En selle... et nous voilà partis pour Mons. Nous retrouvons notre
régiment près de la gare. Celle-ci a été bombardée. Des soldats français
traversent la ville. Rassemblement, la
compagnie est au complet et nous voici en selle pour Bruxelles. Arrivant à un passage à
niveau, des gens nous crient : « Des parachutistes, là-bas, derrière la haie ».
Un attroupement se forme. Voici deux gendarmes escortant un homme habillé de
blanc-gris, un calot sur la tête. La foule essaye de le lyncher, on lui crache
au visage. Les gendarmes ont difficile de le protéger. Le malheureux otage se démène
comme un beau diable et ne cesse de crier « Je suis le cuistot de la 11e
... Je suis Français ». Mais la foule est houleuse, elle vomit un tas
d'injures. Les gendarmes parviennent
à entrer dans la gare, cela doit être celle de Jumet. Le camion de
ravitaillement est là. Quelques cyclistes hissent leurs vélos et nous voilà en
route pour Wemmel ; nous sommes le 13 mai au soir. Nous logeons dans la grange
d'une ferme avec des soldats anglais. Quelques cyclistes sont sans vélo. Le 1er
chef Rogge Louis a l'autorisation du lieutenant pour réquisitionner des vélos à
la consigne de la gare du Midi. Un camion, quelques
soldats, et nous voilà à Bruxelles. Le 1er chef explique au chef de
gare notre problème. Celui-ci nous dit : « Suivez-moi. » Et devant des
centaines de voyageurs qui se trouvaient sur le quai, il s'avance vers la foule
et, prenant un ton mélodramatique, il dit : « Mesdames et Messieurs, laissez
passer les défenseurs de la patrie. » Nous nous redressons, nous sommes fiers,
nous avons les larmes aux yeux. Des dames de la Croix-Rouge nous offrent des
paquets de chocolat. Les vélos sont dans le camion et nous
voilà de retour à Wemmel. Les Anglais sonnent l'alerte au gaz. Les Allemands approchent
de Bruxelles. Rassemblement, c'est vers le 16 mai, à la nuit tombante ; nous
quittons le village. En selle, direction inconnue, comme toujours. Nous roulons
depuis un certain temps puis, pied à terre, nous continuons notre route sur des
débris de verres dans une nuit noire. Un bruit circule : le commandant Monjardin de la Cie de Liège vient d'être tué. Nous sommes près du canal
à Willebroek. Les Anglais sont là. Halte, repos, nous devons
passer le reste de la nuit dans le fossé. Il fait très froid. Le jour se lève,
rassemblement. Nous partons vers un petit
bosquet, nous laissons nos vélos et montons vers le canal prendre position. La
6e Cie est à gauche du Pont-Brûlé. A notre droite, est installée la
Légion mobile de la gendarmerie. Ce 17 mai au matin, je commande une section :
quatre douaniers de Visé et trois T.S. Nous creusons nos trous dans le fossé,
en contrebas du chemin du halage. Nous remplissons des sacs de terre. La
section du sergent Detaille est derrière moi, un fusil-mitrailleur est en
position. Pas de ravitaillement, notre roulante a disparu ainsi que le sergent avec
la cantine. Le 1er chef Rogge est parti en reconnaissance et revient
avec des harengs, du sucre, des cigares et des liqueurs. Il n'a pas trouvé de
pain à Vilvorde. Midi, les gendarmes ont réchauffé des boîtes de « singe », ils
partagent avec nous leur maigre repas. C'est une ratatouille de viande ; c'est chaud
et c'est bon ! Des voix s'élèvent sur
notre droite ... « Ne tirez pas ce sont des Anglais ». De l'autre côté, sur le
chemin de halage, arrive une moto montée par deux soldats. Je jette un regard,
mais ce sont des Allemands. Je hurle « Tirez, mais tirez donc ! Ce sont des
boches ! » Ils sont à la hauteur du P.C. ; une fusillade éclate, la moto quitte
en vol plané le chemin pour disparaître dans la nature en contrebas du canal. Des miaulements arrivent,
c'est un tir d'artillerie, cela doit être des 75 mm. Le tir est un peu court.
Les obus prennent dans les branches des arbres qui bordent le canal. On est
recouvert de branches. On se fait petit dans les trous. Les obus continuent à
pleuvoir, c'est un enfer de mitrailles. Un blessé gémit devant moi, impossible
de faire quelque chose. Toutes les armes crépitent pour empêcher un éventuel
passage du canal. Vers deux heures du matin, le P.C. annonce qu'on décroche. Les armes automatiques de
la 2e ligne resteront en place jusqu'au moment où la première ligne
aura passé le ruisseau se trouvant dans le bas du terrain. Je file vers le bois avec Delwart et nous tombons « pile » sur nos vélos. Nous voici en selle, nous
suivons le commandant, destination inconnue. Nous traversons la ville qui a été
bombardée ; un camion brûle au milieu de la rue. Pour le dépasser, nous entrons
dans un magasin et nous en ressortons par la vitrine brisée. Un pont est devant
nous ; il enjambe un canal ou une rivière Les soldats du génie vont faire sauter
le pont. Les Allemands ne sont pas loin. On a fait une halte pour
attendre les retardataires. Je suis assis au bord de la route, des milliers de
réfugiés continuent à passer. Pas un visage familier, pas un Visétois, pas de nouvelles de mon épouse, de mon fils et de
mes beaux-parents ...personne ! Tous des inconnus ! Voilà des cavaliers et du
charroi : c'est la 11e Artillerie de Tournai. Justement c'est la 5e
batterie, classe 36. C'est là que j'ai fait mon service militaire. Des anciens copains ... «
Tiens, Soyez, que fais-tu là en cycliste ? Tu vas bien ?... » Et oui, le convoi
passe ! En selle, on se lève avec
difficulté et nous voilà de nouveau en route. Plusieurs soldats sont revenus en
civil. Ils ont été faits prisonniers par les blindés dans les environs de
Namur, désarmés et envoyés en arrière sans escorte. Je roule depuis quelques
kilomètres, soudain j'entends des cris, c'est le deuxième mari de ma belle-mère
Barthélemy Leroy. Je saute de mon vélo, ma femme arrive en pleurs avec ma belle-mère.
Mon fils Jacqui est sur les bras de Nicolas, il a un an. Depuis le matin, ma
famille est là sur le bord de la route regardant passer des milliers de
soldats. Mais pas de gardes-frontière de Visé. Ils doivent se rendre à
Tielt, lieu de séjour des Visétois qui devaient
évacuer. Mais devant l'avancée des Allemands, ils cherchent à partir en France.
Mon épouse ne veut plus me laisser partir. Elle pleure beaucoup. Je la console
en lui disant que nous allons en repos ! Je reprends mon vélo et en
voltige, je saute dessus, le cœur léger. Je rattrape la 6e Cie et
nous voici à Avelghem. Plus de gourde ... le
lieutenant me signe un bon de réquisition pour un bidon et une paire de
chaussettes. Je lave mes pieds dans mon bassin de toile. Nous logeons dans le
cinéma et je dors sur un peu de paille sur le sol. C’est la première nuit où je
peux me reposer depuis huit jours. Le jour se lève, on se
remet en selle et en route pour Courtrai ; nous traversons la ville en silence
et nous stoppons à Bavikhove, face à Harelbeke. La Lys
est devant nous. Nous continuons à avancer. Je dépasse le lieutenant Jacquemin.
Il a mis pied à terre et a ouvert une carte. Il discute avec un groupe de
sergents. Le sergent Cassard est là aussi. C'est la dernière fois que je les vois.
Beaucoup de nos camarades tomberont au cours de la bataille. Je suis de nouveau caporal
observateur de la Compagnie après beaucoup de palabre entre le 1er
chef et le lieutenant Parent. On me désigne mon poste dans une ferme, face à la
Lys. J'installe mon poste dans la grange qui se trouve devant la ferme.
Au-dessus de l'entrée de la grange, il y a des poutres. Nous mettons des bottes
de paille ; j'enlève quatre tuiles du toit. Raoul Delwart
est avec moi. J.Stoffel, caporal T.S. est venu me
rejoindre avec ses hommes. Ils installent la ligne téléphonique de mon poste au
P.C. de la Compagnie qui se trouve à un kilomètre en arrière. Nous formons une
équipe de six hommes. Chacun de nous reconnaît le terrain jusqu'au P.C. Dans la
cour de la ferme, deux sections avec fusil-mitrailleur FN se sont installées. C'est le sergent Detaille qui a le
commandement. Des brancardiers arrivent, ce sont des séminaristes ; ils
installent le poste de secours dans la porcherie. Dans la cour, le fermier
discute du prix des pommes de terre avec notre sergent qui s'occupe de la «
roulante ». Un obus arrive en miaulant
et explose au milieu de la cour. Le fermier prend ses jambes à son cou et file
vers la cave. Tout le monde se précipite à son poste de combat. Le téléphone
sonne, c'est le lieutenant Parent, commandant de la Cie. Je reçois mes
dernières instructions, je suis prêt. Les obus continuent de pleuvoir. Je
regarde par le trou pratiqué dans le toit. Devant moi, une grande plaine et
dans le fond, les bords de la Lys. Sur mon côté gauche, dans la plaine,
quelques fermes. Un chemin de terre part de la ferme et va en direction de
Courtrai. Un chemin de campagne longe mon bâtiment. Les obus continuent à
arriver et forment un tir de barrage. Le clocher de l'église de Harelbeke a
reçu un obus qui l'a décapité. Deux fermes sont en feu ; des civils et soldats
en sortent et ils se couchent à même le sol. Ma position n'est pas confortable ;
les Allemands tirent avec des obus remplis de balles. Le toit devient une
passoire. Je me fais tout petit. « Allo, mon commandant,
ici le caporal Soyez. Des engins se dirigent vers notre position. Avertissez
les deux sections de F.N. qui se trouvent dans la cour ! » Le caporal T.S et ses
hommes se mettent en position de tir. Je prends mon fusil ainsi que Delwart. Celui-ci fait un trou dans le toit en cassant une
tuile. Fausse alerte, ce sont des
Utilitys ou tracteurs de canon 4/7 remplis de soldats
belges. Trois engins qui se suivent entrent dans la cour de la ferme, une
vingtaine de soldats en descend. Un officier, soutenu par un soldat également. Il est blessé à la jambe ou au
pied. Le poste de secours le
soigne. Un soldat a une crise de nerf tire sa veste et déchire sa chemise en disant
« les salauds, les salauds ! » Ce sont des soldats du 22e de Ligne
qui sont pris de panique et désertent. Les engins sont remis en marche et s'en vont
vers l'arrière. Je reprends mon
observation. - « Allo, mon lieutenant, des soldats sans arme arrivent en
courant dans la plaine ! Ils viennent vers nous ! - « Caporal demandez que l'on
tire des rafales devant eux ! » Ils ne peuvent plus
reculer, ils s'allongent sur le sol. La bataille fait rage,
nous sommes sous un tir d'artillerie violent. Pour reboucher le trou laissé par
les « lignards », une contre-attaque commandée par le commandant Derache refoule pour un moment les Allemands. Mon toit
s'effrite sous les coups des boîtes à balles. Mon téléphone est coupé,
le caporal Stoffel part avec 2 T.S pour réparer la ligne.
Il ne reviendra pas, il sera tué en réparant la ligne et un soldat T.S
grièvement blessé. Les balles traversent la porte de la grange, le feu a pris
dans la paille, nous avons réussi à l'éteindre mais une épaisse fumée se dégage
et remplit la grange. L'estafette à moto, le caporal Page, vient d'être tué.
Dans la ferme, c'est un véritable enfer. Les cyclistes reculent, notre position
est très difficile à tenir. Les Allemands progressent dans la plaine. Ils ont
franchi la Lys. L'ordre de repli arrive ; des Lanciers à moto montent vers le
front. Bonne chance les gars ... Nous traversons prairies
et champs et arrivons au P.C. de la Cie. Nous avions laissé là nos vélos mais
hélas ...plus de vélos, ils ont disparu. Le P.C. est vide, je suis
fourbu et j'ai faim. Nous n'avons plus rien reçu depuis quarante-huit heures. J'ai mangé le reste de mes
biscuits de réserve. Nous continuons notre route à pied vers l'arrière. Les
obus nous poursuivent. Une église, le porche est ouvert. J'entre dire une
petite prière. Mais Delwart arrive en trombe avec une
camionnette, c'est celle de la Cie ; nous embarquons, allongés sur des caisses
de munitions… Nous voilà partis à
travers un déluge d'obus. Pas un morceau de la route qui ne soit épargné. La
camionnette va de gauche à droite pour éviter les cratères d'obus. La nuit est venue, c'est
dantesque, toutes ces lueurs sur la route avec les obus qui éclatent. Je
regarde par la fenêtre arrière, derrière le chauffeur. Celui-ci, par moments, a sa tête sur le volant
tellement il essaie de se faire petit. Cette pluie d'obus est effrayante avec ces
grandes lueurs, la route est fantastique, cela n'en finit plus. Nous sommes enfin sortis de cet enfer, le
jour est venu. Voici le lieu de rassemblement. Je retrouve le lieutenant, je me
présente : « Mes respects mon lieutenant. » - « Tiens, Soyez ! Et bien caporal,
cela va-t-il ? » « Mieux, mon lieutenant ! ». Je retrouve
mon vélo ; c'est le 1er soldat Vandevelle
qui me l'avait barboté. Nous cherchons un peu de repos et nous
recevons à manger. Nous avons faim et le pain est vite englouti. Le jour est venu tout à fait, nous
sommes le 27 mai. Rassemblement ! La 6e Cie est devenue
squelettique, des tués, blessés, surtout des prisonniers car le dégagement avec
les Allemands ne fut pas facile. Il manque la moitié de la Cie. Avec des
éléments de plusieurs unités, on refait la 6e Cie. Je deviens chef
de section d'un fusil mitrailleur et Raoul est mon caporal. Un sergent des Cantons
Rédimés devient chef de peloton. Le moral est très mauvais et celui du sergent
est encore pire. Il parle de se rendre au premier engagement. 11e Régiment d’Artillerie de Beverloo, en 1937. Albert Soyez est le 3e à partir de la gauche. (Doc. A. Soyez) Depuis 16 jours, nous reculons. Les nerfs
sont à bout. Nous recevons notre armement et nos munitions. Nous allons remonter
au front demain 28 mai. Nous recevons l'ordre de trouver un emplacement pour passer
la nuit et de ne pas rester ensemble. L'école chrétienne des Sœurs est devant nous.
Nous y entrons, un escalier en colimaçon monte vers l'étage. Nous le prenons et
on s'installe sur le palier du 1er étage le FN braqué en direction du
bas. Le sommeil nous surprend, Delwart et moi. Brusquement je m'éveille ! Le canon ne
tire plus. Il est quatre heures du matin. « Raoul, la Cie est partie ! » Plus
aucun bruit. Quatre à quatre nous descendons l'escalier. Dans la cour, tout le monde
arrive aux nouvelles. C'est la capitulation, nous sommes consternés.
Les Allemands seront bientôt là. Nous devons rendre les armes. Je retire le
percuteur de mon FN et le jette dans l'égout. Le 1er chef comptable (Mest ?) est arrivé et partage l'argent de la Cie pour qu'il
ne tombe pas dans les mains de l'ennemi. Les volontaires reçoivent une somme à valoir
sur le traitement. Chacun signe pour la somme reçue. Nous recevons la visite des gendarmes de
Visé en la personne de Bernard ( ?). Nous voici à l'hospice de Tielt. C'est à Tielt
que la ville de Visé devait évacuer. Nous recevons la visite de nombreux Visétois et entre autre Hurbin, un
visétois qui avait fait la guerre de 14-18 qui fut pour
la 6e compagnie un très bon coursier. En effet, il nous dénicha en ville,
en payant évidemment, du pain, chocolat, cigarettes, etc. Une
page de cahier est épinglée sur une porte à l'aide d'un petit clou demandant des
nouvelles des frères Soyez ! Nous dormons dans le fenil sur du foin. Rassemblement. Destination Zelzate. Nous
sommes répartis dans de petites fermes et écoles de la région. Dans la petite
ferme où je suis, il y a une dizaine de cyclistes. Les fermiers ne parlent que le
flamand. Nous sommes très bien accueillis, nous logeons dans la grange. On nous
fait une omelette de deux œufs pour 1 franc et la poule au pot dans un grand
chaudron que nous avions d'abord récuré. Après quelques jours, les ordres arrivent.
Nous partons pour l'Allemagne. On distribue le reste du ravitaillement au village:
viande, café, farine. Comme nous devons remettre nos vélos à l'occupant,
on échange nos plus beaux vélos contre des « riquettes»
du village. Nous voilà partis pour Lokeren. Le colonel Jacques est sur le bord
de la route. Nous défilons fièrement, dans un ordre impeccable. Ecole Moyenne de Lokeren, nos officiers nous
ont quittés. Ils sont partis pour Anvers, destination l'Allemagne. Des milliers de soldats prisonniers français
passent devant l'école, ils prennent toute la largeur de la route. Les cyclistes
leur jettent des cigarettes. On parle dans la cour que l'on va avoir une
autorisation pour rentrer dans nos foyers. Une infirmière remplit des papiers qu'elle
porte à la « Kommandantur ». Mais cela devient long. Je vais sur le devant de la
cour. La sentinelle ne dit rien. Voyant cela, je
me défile en douce. Me voilà parti en direction de Gand. Delwart
me rattrape avec son vélo ainsi que Demey et Van Develle. Je traverse un village, je vois un marchand de
vélos, j'entre et j'achète un vieux vélo de femme. Les ponts sont gardés par
des sentinelles allemandes. Elles demandent nos papiers. Une fourgonnette est
arrêtée. Nous sommes trois soldats ; on demande au chauffeur s'il veut bien
nous prendre pour passer le pont. Le chauffeur nous conduit à un endroit, je ne
sais où, pour prendre le tram pour Bruxelles. Gare du Nord, la Croix Rouge m'accueille
avec une tasse de café et une tartine. Après cette restauration, une infirmière
va bavarder avec un chauffeur d'un camion de l'armée allemande. Je monte dans le
camion, le soldat ferme la bâche et me voilà parti pour St Trond.
Là, je trouve un tram pour Liège. Toujours en soldat et le casque sur la tête.
Me voici à Liège mais pas de transport pour Visé. Après beaucoup de palabres, un taxi me
conduit jusque Wandre. Le chauffeur ne veut pas aller plus loin à cause du
couvre-feu. Je paie le taximan et me voilà en route à pied pour Visé. La nuit est venue. Au pont d'Argenteau, je m'arrête et j'entre dans la petite cabine du
garde-barrière. Vers quatre heures du matin, je repars pour Visé. Je ne
rencontre personne, pas de patrouille, rien. J'arrive devant la Renaissance, rue
Haute, 11 à Visé. La porte des locataires est fermée et pour
ne pas faire de bruit, je m'assieds sur le seuil de la porte. J'attends que mon
épouse se lève ou Monsieur Dubois. Madame Nélissen
sort de sa boulangerie, rue Haute pour aller à la messe du matin. Me voyant, elle
vient près de moi et par ses cris elle ameute presque toute la rue tellement elle
crie pour réveiller mon épouse ! Nous sommes le 16 juin 1940. Nos pertes pour la campagne des 18 jours
furent de cent quatre-vingt trois morts et quatre cents blessés. [1] Article de Monsieur Albert Soyez paru en deux parties dans « Le Papegaie », Le journal des Anciens Arquebusiers de Visé, n° 112 et 113. |