Maison du Souvenir

En Campagne avec le 14e de Ligne.

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En Campagne avec le 14e de Ligne.

Couverture du fascicule

Un fantassin

Le 24 janvier 1952, le 14e Bataillon, héritier des traditions du 14e de ligne, a reçu, au cours d’une cérémonie qui s’est déroulée à Liège, une réplique du drapeau du 14e de ligne. A l’issue de la cérémonie le drapeau et sa garde d’honneur défilent devant le palais des Princes Evêques.

Monument à la gloire de l’infanterie


 

     Le 24 janvier dernier, au cours d’imposantes cérémonies qui se sont déroulées dans la Cité Ardente, une réplique du drapeau du 14ème de Ligne était solennellement remise au 14ème Bataillon. A cette occasion, de grands souvenirs furent évoqués. Avec raison, la direction de la nouvelle Collection : Civisme a estimé que certains de ces souvenirs méritaient d’être mis à la portée de la jeunesse et c’est ainsi que fut décidée la publication du Carnet de campagne du Capitaine de réserve François Duysinx, licencié en philologie classique, écrivain et compositeur musical de talent, actuellement professeur à l’Athénée Royal de Stavelot.

     Il s’agit essentiellement de notes sans prétention prises au cours de l’action et qui présentent le grand mérite de la spontanéité. Elles révèlent chez leur auteur des dons de sensibilité et une élévation d’esprit qui rappellent certaines des plus belles pages du célèbre livre de Paul Cazin : « L’humaniste à la guerre ». On en appréciera d’autant plus l’intérêt que le jeune lieutenant Duysinx, fils d’un de nos plus sympathiques compositeurs patoisants liégeois, a exercé son commandement dans une unité flamande. Parlant la langue de ses soldats, il a su gagner leur confiance et leur affection. Avec eux, il a vécu les heures dramatiques de la décevante campagne des dix-huit jours et son témoignage, émouvant dans sa simplicité, met en lumière les conditions pénibles de cette lutte démoralisante marquée par des ordres de retraite continuels et au cours de laquelle cependant les hommes du 14ème montrèrent qu’ils étaient guidés par les exemples de leurs aînés de 1914-18 et les fières traditions de leur Régiment.

     Après avoir été un conducteur d’hommes modèle sur le champ de bataille, le Capitaine de réserve François Duysinx a été un des premiers à organiser la Résistance dans la région de Stavelot. Ceux qui l’on vu  à l’œuvre m’ont fait l’éloge de son cran, de son mépris des risques, de sa modestie et de son ardent patriotisme. Je le félicite d’avoir ainsi fait honneur à notre cher vieux 14ème de Ligne.

Lieutenant Général de Réserve Hre

A Lambert.

Ancien Chef de Corps du 14ème de Ligne.

 

En Campagne avec le 14e de Ligne[1]

Des clairons sonnent dans la nuit.

     Depuis douze jours, la 11 DI est au camp de Beverloo, en période de tirs et manœuvres. La journée a été dure : c’est que demain, vendredi, le 1/14 est appelé à un grand honneur : donner devant S. M. Léopold III une démonstration d’attaque avec préparation d’artillerie tirant à obus réels. Pendant des heures, on a répété le schéma de l’exercice et on a creusé une position de départ. Tout va bien : le Major est aux anges. Au Mess, après le souper, on trinque à la réussite de ‘l’attaque de demain ». Et on ne se fait pas prier de regagner son « bloc ». – Dans le sommeil, passe un songe : un clairon sonne... Ce n’est pas un songe : je suis réveillé et j’entends toujours un clairon, deux clairons, un autre plus lointain... Quel est l’imbécile qui joue à cette heure ? On se promet d’aller lui dire son fait... et tout à coup, on reconnaît la sonnerie : c’est l’alerte qu’on sonne là ! Plus de vingt clairons sonnent en canon ces notes lancinantes, obsédantes. Bah ! une alerte de plus : on connaît la chanson depuis la phase A ! – On s’habille en grommelant contre ses satanées alertes de nuit. Mais non : le clairon ne sonnerait pas la nuit pour un exercice. – Dans le noir, toutes les fenêtres brillent. On voit passer et repasser devant les carrés de lumière des ombres hâtives. – Il est une heure. Mon ordonnance entre, les yeux pleins de sommeil : « Mon lieutenant, il y a alerte ! » « Ça va ! » - Sans se hâter, le petit « boy » empaquète dans le coffre, les deux chemises, les bottes, les cartes, sans oublier les six boutons de col « réglementaires ». – Je suis en tenue. Je précède mon coffre au bureau de la Compagnie. Tout le monde s’affaire. Les voitures se chargent, les chambres se vident ; les cartouches, les gamelles, les douches de la cuisine s’entrechoquent ; les mille petits bruits familiers du camp qu’on lève, mais on ne parle pas ; on dort encore plus qu’à moitié.

     Sans battre aucun record de vitesse, la Compagnie, lanternes allumées, se rassemble. Appel. On se hâte au lieu de rassemblement du bataillon, pressés d’en finir et de regagner sa « calle ». Les quatre compagnies sont là, avec leur charroi. Sur les fusils, les têtes s’appesantissent. – Le side-car du Major, un ordre bref : « On doit quitter le camp immédiatement ». OH ! Oh ! c’est sérieux. Les arrière-gardes se constituent. Mission : évacuer par chemin de fer le matériel lourd des unités. L’arrière-garde ! Belle « carotte » pour ceux qui en sont : pas de marche en perspective. Un des mes soldats, le petit V..., un pauvre bonhomme débile, m’implore : « Mon lieutenant, est-ce que je peux aussi rester en arrière-garde ? J’ai mal à la jambe ». Je sais que c’est vrai. Ça fera un de trop pour la compagnie si on s’en tient au règlement. Mais qui le verra ? « Allons, reste aussi ». – Il s’en va tout content.

     3 h. 20 – Le bataillon se met en marche. Défilé de lanternes blanches et rouges qui tortillent le long de la colonne. On quitte les « carrés », on travers la plaine de Stall-Eicker-Heide. Du sable plein les pieds ! Où va-t-on ? Que fait-on ? On ne se le demande même pas !

     4 h. 55 – On est déjà loin du camp. Le jour s’est levé ; derrière nous, là-bas, en direction de Beverloo, on entend des détonations. Sans doute, l’artillerie qui « répète » ? Puis un moteur qui se rapproche. A droite, à gauche, de la colonne, un, deux, trois, dix avions. Les index se tendent : ils passent à « rase mottes » et on les voit entre deux arbres. Quelqu’un a crié : « Dat zijn Duitschen ». On rit, puis un bruit a couru le long de la colonne. On a vu sur le « zinc » des croix blanches. Les carnets de « figuratifs d’avions » sortent des « porte-cartes » des officiers... « Croix blanche, appareils sombres : nationalité allemande ! » Serait-ce possible ? Le major remonte la colonne en side-car. A chaque peloton, il s’arrête une seconde : « Ce sont des Allemands, il faut tirer ! » Stupeur ! Sans être trop certains, on fait charger les armes automatiques. Les tireurs F.M. refont, une fois de plus ce geste d’introduire un chargeur de balles « traçantes ». Mais il a pris maintenant, ce geste tant de fois fait, quelque chose de nerveux, de fébrile. – « Ben quoi ? Pas besoin de s’affoler ? Ce sont des égarés, mais il faut tirer dessus s’ils nous survolent ; c’est normal ! » Du nouveau : les têtes se tournent vers l’arrière ; dans le soleil tout là-haut, brillent de nombreux appareils. On les compte : quarante-sept là, trente-neuf plus haut, douze plus bas. Ils avancent. Ils passent. Des roulements sourds grondent au loin, vers l’avant, vers l’arrière, sur les côtés. Puis des coups plus secs, suivis là-haut, des petits nuages : la D.C.A. Mais ces nuages sont noirs aujourd’hui : avant, ils étaient blancs ? Qu’y aurait-il de changé ? Et toujours des appareils qui viennent vers nous. Au-dessus de Beverloo, un signe bizarre, comme un éclair permanent rougeoie. – Décidément, tout ça n’est plus « très normal ». La colonne stoppe. Les postes de défense anti-avions se forment. De derrière les haies, du fond des fossés, pointent les cache-flammes des F.M. et les canons des dix fusils sur lesquels chaque peloton compte. Les officiers circulent, mais plus n’est besoin des mille recommandations d’usage : les têtes sont cachées, les corps étendus au plus près du sol. Un 4,7 tracté passe en trombe vers la tête du bataillon. – Au dessus de tout ça, très haut, toujours des escadrilles qui se suivent. – On se remet en marche, en files, sous les arbres qui bordent la route. Pas un mot. De temps en temps quelqu’un qui, tout en marchant, charge son fusil ou son pistolet : « On ne sait jamais !... » Le Colonel est là qui regarde la colonne ; il est interdit de faire prendre le « pas ordinaire » pour passer à sa hauteur. A chaque officier, il glisse un mot vite et bas : « N’affolez pas vos hommes, les Allemands ont envahi le territoire et le survolent. On peut s’attendre à tomber sue des troupes de parachutistes ». – Cette fois, on sait ! Voici un patelin : tout le monde est dehors. Ceux qui ont entendu les premiers communiqués de la radio nous les disent au passage.

Oiseaux de malheur dans le ciel

     On arrive à Webbekom (Diest). L’avant-garde nous attend sur la route : elle a assisté au bombardement de l’aérodrome de Schaffen qui est tout proche : elle a vu les premières victimes : des civils et aussi quelques soldats. Chaque peloton a son cantonnement, mais personne ne songe à se reposer. On parle de « ça ». Les équipes au travail creusent des tranchées de protection aérienne. Les civils sont affolés bien plus que la troupe. La route est déjà couverte d’autos, de vélos qui partent... Un communiqué de radio ‘quel émetteur ?) a lancé le premier « canard » : « La 11 D.I. belge est anéantie au camp de Beverloo qui a été bombardé ». Nous sourions... puis on pense tout à coup à ceux qui sont restés au camp en arrière-garde. Il faut savoir à quoi s’en tenir : un jeune lieutenant part avec trois hommes sur un camion réquisitionné : ils vont voir là-bas et au besoin ramener ce qu’ils pourront. A la grâce de Dieu, car il faut repasser le canal dont les ponts peuvent sauter d’un instant à l’autre. On attend. – Que va-t-on faire de la D.I. ? Pourra-t-on l’engager comme elle set privée de tants d’équipements, de matériel, de munitions, restés à Berverloo ? Bien sûr que non ! Nous irons c’est certain, « à l’arrière » pendant quinze jours pour nous reconstituer, et puis seulement, en verra ! Dans le feu des discutions, sur le seuil de la ferme, on ne pense plus qu’à ces « Messerschmidt » qui continuent, là-haut, leur rondeau sinistre. Tout à coup, on se retrouve par terre : un craquement terrifiant a secoué tout le patelin ; les murs ont heurté nos dos et nous voilà, immobiles et claquant des dents : première torpille tombant dans les environs, et encore pas très près ! On reste des minutes sans bouger, fût-ce le petit doigt. Puis, on relève la tête, tout penaud de sa piètre conduite dans ce baptême raté ! O héroïsme, où t’en vas-tu ? Une seule satisfaction : tout le monde a fait comme vous. – Voici revenir l’aventureuse camionnette : elle est chargée jusqu’au toit de sacs bleus, de coffres, d’archives, d’armes, de matériel culinaire, de réserves d’effets. – L’arrière du châssis est éventré ; le pont du canal a sauté pendant le voyage du retour. Les passagers sont livides : la première vision de guerre les a anéantis ; ils sont allés au camp sous les rafales des avions qui continuaient de survoler ; ils ont vu les blocs effondrés, le grand mess éventré, la voie ferrée tordue, les wagons démantelés et sous leurs débris, les corps d’une trentaine de ceux de l’arrière-garde, surpris par la première torpille, en plein chargement. Parmi ces premières victimes du 14, le corps noirci et défiguré d’un de nos amis, jeune lieutenant comme nous.

     On en reste hébété, n’osant y croire. – La journée se passe. Voici les soldats de la compagnie restés au camp en arrière-garde ; ils ont échappé au massacre et nous ont rejoints par hasard. Mon pauvre V... n’est pas avec eux : il ne reviendra que plusieurs heures après, mort de peur et de fatigue. Et peu après lui, un revenant ! Un de nos soldats, puni de cachot, et qu’on avait oublié (sic) dans une cellule de « Malakoff » à Beverloo. Il a passé à travers des murs en flammes pour s’échapper et son uniforme n’est plus qu’un souvenir. – Dieu soit loué ! La compagnie est au complet : on s’embrasse et on pleure d’émotion.

Marches interminables

     En marche ! Tous feux éteints : pas une cigarette qui brille. On traverse Diest. Irait-on s’embarquer ? Non : l’itinéraire, jalonné à chaque tournant de rue par une veilleuse bleue, quitte Diest. Voici la route. On marche et l’on marche dans le noir. « Ils ont juré de ne pas nous faire voyager en chemin de fer ! » On s’indigne... mais on marche toujours. – Soudain, trouant le noir et aveuglante, une fusée s’allume tout près de la route. On se terre : la clarté s’éternise, très vive, puis meurt lentement. On repart. Voici Montaigu. Les haltes horaires n’existent plus en pratique, car la colonne s’étire de plus en plus et les arrêts de la tête ne suffisent plus à la queue pour « rappliquer »... Et cette tentation terrible d’allumer une cigarette, qui devient hallucinante... Voici Aerschot. On ne s’arrêtera donc jamais ! Si : à Betekom, non loin d’Aerschot. Le bataillon s’enfourne dans un immense bâtiment scolaire. Il est 5 heures du matin. Beaucoup d’hommes ont dû abandonner la marche : on ne les reverra plus. – Le survol ennemi nous réveille d’heure en heure. – Les postes de défense anti-aérienne fonctionnent dans chaque Compagnie. On entend bombarder au loin, mais on ne voit rien. Bref la journée est calme (pour nous).

     20 h. 25 – On se remet en marche. On est tout habitué déjà à cette vie d’oiseaux de nuit. Et on connaît cette fois le but de la marche : Wavre-Notre-Dame. Ça fera encore quelques bons kilomètres « dans les pieds » mais la compagnie est en tête de la colonne et ça rend un peu de courage. Le Major marche à notre hauteur. C’est un officier merveilleux, toujours « en forme ». Il va à pied comme le simple plouc. Les premières étapes sont enlevées au pas. Il faut se hâter car il est prudent d’atteindre le but avant l’aube. Pourtant la marche se ralentit bientôt... les intervalles entre les pelotons s’agrandissent insensiblement : la fatigue fait son œuvre. Tant pis... on avance. L’aube est venue et nous sommes loin encore du but. Il est 5 heures. Voici Peulis : on va traverser la grand’route de Malines. Là-bas le clocher de Wavre : on y sera vite. Pressons-nous, car le survol ennemi commence à s’entendre et il ne faut pas se laisser repérer. – Un side-car venant de l’avant, s’arrête à hauteur de la colonne. Un pli pour la Major, urgent : « L’ennemi a franchi le canal Albert. On peut s’attendre à une attaque dans le courant de la matinée. Prenez position immédiatement. Le 1/14 occupera la position de la ligne K.W. dans un secteur délimité au croquis ».

En position sur la ligne K.W.

     Une troupe d’un autre régiment s’arrête au centre de notre point d’appui. Petite hésitation. Un officier s’avance : « Vous occupez notre position ». « Zut ! » Je file trouver le Major. L’ordre d’occupation de la position est modifié. Il faut porter le peloton à la hauteur de l’abri P. 19 et en toute hâte car on nous signale une avance des éléments ennemis. En route ! – Voici P. 19. Ses petites fenêtres bleues aux rideaux trop bien plissés ne nous trompent plus. Ici, pas même un bout de tranchée ! Seul, un mince réseau de barbelés, ininterrompu, autour de l’abri. Orientons-nous. Voilà à trois cents mètres environ devant nous, les fameux éléments C. hérissés en un solide coude à coude. Un peu en retrait, quatre abris. Ce sont les deux compagnies avant du bataillon. Entre les deux, le clocher de Peulis : poste d’observation du bataillon. A notre droite et sur notre ligne, deux abris ; les autres pelotons de notre compagnie ; second échelon du bataillon. Derrière notre abri, un bosquet : le P.C. 1/14. Plus loin une troisième ligne d’abris : le bataillon réservé au régiment. De-ci de-là, une ferme ; coupant la ligne d’éléments C à hauteur de l’église de Peulis, la route et ses maisons qui s’étirent jusqu’à Malines. Derrière nous, à quelque cinq kilomètres, émerge Saint-Rombaud. Mes hommes travaillent aux tranchées des trois îlots qui protègent les abords de l’abri. Et voici la clé de P. 19 et le dossier d’occupation. Tout ça est très clair. L’abri a un champ de tir superbe. La liaison de feu entre les points d’appui est assurée. Voici installés aux fenêtres de tir un fusil-mitrailleur et une mitrailleuse. Les équipes de tir sont au courant de leur mission. A un adjudant-mitrailleur est confiée la conduite du feu de l’abri qui doit résister à outrance. Je me mets en liaison avec le tout jeune lieutenant qui commande notre compagnie. Celui-ci est malade : fatigue, énervement, émotion. La position s’organise. Il est midi : l’avant n’a pas encore tiré : tout semble calme au-delà de la ligne K.W. La route regorge de civils en fuite, lamentable défilé qui va durer des jours. On travaille sans arrêt jusqu’au soir. Le terrain est meuble et les travaux déjà avancés. On a reçu des dépôts considérables de munitions et même, le croirait-on, des caisses de grenades Mills. On a vissé avec d’infinies précautions les allumeurs sur les corps des grenades (Pas très rassuré, dans le fond, celui qui se livre à ce petit jeu pour la première fois !) – « Ils peuvent venir maintenant ! » - Un ordre du bataillon : « Le travail se poursuivra pendant la nuit ». Le soir vient. La nuit est noire. Le col de la capote frileusement relevé, la sentinelle fait les cent pas à quelques mètres devant l’abri. Dans chaque îlot, les pelles s’activent. Le jour se lève.

     Serions-nous déjà au lundi de la Pentecôte ? Un léger arrêt de travail pour prendre à la voiture-cuisine qui fait le tour des îlots, un pain et une gourde de café chaud. Et l’on se remet à la tâche. Les îlots sont entièrement creusés, déjà quelques équipes élaguent le champ de tir. Quelques créneaux s’ouvrent sur les parapets ; du camouflage apparaît par place. Au loin, on bombarde. Devant nos lignes, toujours rien. Le soir tombe une nouvelle fois. Un nouvel ordre : « Le travail se poursuivra par moitié dans la nuit. A l’aube tout le personnel sera en place. Attaque probable à l’aube ». Je ferme l’abri : un adieu, une recommandation suprême aux occupants. Dans le fond des tranchées, des groupes tassés sous une couverture : les équipes au repos ; ils en ont pour deux heures avant de remplacer ceux qui travaillent. Sous la lune pâle, les canons des fusils tracent des rais bleuissant sur le noir des parapets. La sentinelle scrute l’avant, immobile.

     Minuit. Des coups de feu assez rapprochés. La sentinelle m’appelle : « On tire sur l’abri ». Il est à plat ventre. Une balle me siffle à l’oreille : je me jette à terre. Une rafale. Quelques coups de feu. J’alerte mes groupes de combat. En un clin d’œil, chacun est à son poste, tendu vers l’avant mystérieux. On tire toujours. « Sacrebleu, c’est l’arrière qui tire ! » Frayeur de la première nuit d’attente. Les pelotons réservés tirent sur nos ombres. On enrage et ... on reprend le travail sans sortir la tête des tranchées. Voici l’aube qui point. On « les » attend, le doigt sur la gâchette, les yeux se fixent sur les buissons. Rien. Tout est calme. Il fait plein jour. Revoici la cuisine. Le café rend des forces. On se remet au travail. Il s’agit de couvrir les boyaux et d’achever le camouflage. Pendant toute la journée, des troupes passent sur la route vers l’arrière : la 9 D.I. reflue du canal Albert. Que se passe-t-il là ? Aucun de ces hommes n’ « en » a vu ! Midi : une colonne de troupes françaises portées en camions, monte vers le Canal. Les pelotons qui bordent la route entonnent la « Marseillaise ». Les camions des « Poilus » sont couverts de fleurs. Ils sont joyeux, ces « poilus ». On distingue quelques quolibets : « On va le peindre, Hitler ! » (Avec un bon accent du Midi). Pendant des heures, cette colonne passe. Voilà qui est bon signe ! Le clairon de guet anti-avion sonne l’alerte. Trois avions allemands nous survolent à basse altitude. On a vu des parachutistes en sauter. Illusion ou réalité ? Des patrouilles s’en vont en reconnaissance. Chaque civil devient un suspect. Et revoici le soir. Nouvel ordre : le même qu’hier. « C’est pour l’aube »... A 22 heures, une fusée éclairante monte à travers la nuit : un P.C. de première ligne qui veut savoir à quoi s’en tenir. Immédiatement, un feu violent se déclenche sur nos deux flancs et à l’arrière. La sentinelle aussi a tiré en criant : « Wie is daar ? » - Je vais voir : le pauvre diable claque des dents. Il me montre un bosquet. Je ne distingue rien. Derrière moi, quelqu’un crie d’une voix de stentor. Le Major ! « Cessez le feu, n... de D... ! » Un clairon sonne : « Cessez le feu ». Un autre lui répond. Le tir redouble. Chaque groupe accuse ses voisins de lui tirer dessus. Qui donc tire ? Et sur quoi ? En tout cas, l’arrière recommence le petit jeu de la nuit dernière. On voit les flammes des canons braqués dans notre direction. Plus d’une heure se passe avant que les clairons et les ordres aient raison des tiraillades. L’ordre de demain matin menacera de Conseil de guerre quiconque tirera par affolement et sans raison. – Nouvelle aube : nouvelle attente anxieuse, attente déçue. (Oui ! je crois bien que c’est la déception !) Reprenons le travail. La tranchée s’organise. En trois jours, nous avons atteint le raffinement qui, à la P.F.L., nous avait demandé neuf mois ! Pour parer aux difficultés du ravitaillement « réglementaire », nous avons de tout sous la main : six vaches dans la petite ferme là-bas : chaque groupe a sa cruche de lait remplie en permanence. Des sacs de sucre et des boites de gâteaux secs, ils viennent de ce magasin sur la route que plus personne n’occupe. Pour plus tard, (On les couve avec un soin jaloux) douze poules. Sur la camionnette qui fait partie de la compagnie à présent, chacun a trouvé des souliers de rechange et de la graisse d’arme. Tout va bien ! Par exemple, les fermes d’alentour n’ont plus leurs hangars : les trois pans et le toit en sont sur les tranchées, recouverts d’une bonne couche de terre ! Oh ! le doux plaisir d’opérer ces petits déménagements ! Neuf heures. Deux blindés ennemis passent le long de la ligne d’éléments C. Nos 4,7 ont ouvert le feu. Deux fumées blanches ont monté. Un coureur file chez le Major, porteur de la bonne nouvelle : « Deux chars hors de combat devant nos lignes. Vive le 14. On les aura ! » Illusion ! Une patrouille va démentir ce beau rêve...

     17 h. 15. Du nouveau ! Au dessus de nos têtes passe quelque chose qu’on ne voit pas, avec un petit bruit de chariot de bois. Et là-devant, les maisons s’écrasent avec des craquements de Jugement dernier. Nos 220 tapent ferme. Y aurait-il enfin des troupes devant nous ? Oui ! les pelotons de première ligne les ont vues : des pièces d’artillerie et une cinquantaine d’hommes qui creusent à quelque cent mètres en avant de la K.W. Ça, c’est pour l’artillerie : trop loin pour nous, pauvres fantassins ! Un officier mitrailleur de l’avant va quand même risquer un tir lointain. Il installe sa pièce dans un grenier et tire lui-même. Demain, on ira voir son casque, la visière fendue à l’avant par une balle destinée à son front et qui a ricoché sur le cimier.

     La nuit vient sans que notre artillerie cesse son tir ; le travail est achevé dans l’ensemble : voilà le moment de dormir un peu ; on n’en avait plus guère l’habitude depuis cinq jours ! Dans chaque groupe, trois hommes veillent. A une heure, alerte ! Tirs de mousqueterie partout : derrière nous une fusée rouge descend très lentement. Un bobard circule : c’est un parachutiste. Et chacun de s’affoler. Le téléphone du Major sonne sans arrêt : « des patrouilles ennemies sont aux éléments C. Elles tentent de dériver les bancs d’attache ». On tire de plus en plus. Et pourtant on ne voit rien. L’aube vient. Le tir d’artillerie cesse. La fusillade continue, cette fois en première ligne. Dans une ferme, notre aumônier nous apporte la communion. On s’attend à quelque chose. Un adjudant part en patrouille avec une poignée d’hommes. Ils restent trois heures absents. Les éléments C sont intacts mais dans les maisons, en avant des lignes, quelques groupes d’ennemis tirent sur nous. Le temps de transmettre à l’artillerie d’appui une demande de tirs et le bombardement reprend de plus belle. Mais cette fois les boches ripostent. Un premier obus tombe au centre du point d’appui de la compagnie, visant l’emplacement des 4,7. On se terre et on attend. Ça dure des heures mais nos pièces tirent bien plus que les « leurs ». Quand on relève la tête, on aperçoit dans le clocher de Peulis une brèche béante : deux observateurs du bataillon ont été tués à leur poste. Le secteur redevient calme. Seule de temps à autre, une détonation : un G.P. tire sur nous de tout près. Qui ? Où ? On ne le saura pas ! On a demandé des volontaires pour de nouvelles patrouilles. Quinze hommes se présentent dans mao peloton ; j’espérais bien plus ! La journée s’achève, dans la fièvre de ces premiers contacts avec la guerre, sinon avec l’ennemi.

On abandonne la ligne K.W.

     A 18 heures, une nouvelle circule de bouche en bouche, ahurissante : « On va battre en retraite ! » C’est fou ! Mais c’est vrai ! L’ordre officiel arrive. On est consterné. On se rassemble. Tout le charroi est regroupé à Malines et le régiment a exigé notre camionnette ! On doit laisser sur le terrain des monceaux de choses précieuses : des caisses de munitions entières, des vivres, des équipements. On a mis le tout hors d’usage. On a tenté de faire sauter et on l’a inondé de pétrole : en partant, on y jettera une allumette... Pour emporter le plus de munitions possible, on laisse là les havres-sacs. Chaque homme porte sa dotation de combat plus deux sacs de cartouches ; la charge est effrayante. Les trépieds pour fusils-mitrailleurs, inutile de songer à les porter à bras : on les laisse là. Et on part... Sur la route, les colonnes de fantassins sont doublées de colonnes d’artillerie, de colonnes de charroi. Dans Malines, l’embouteillage est à son comble. On avance de 20 m. en 20 m., et chaque fois c’est un mortel arrêt qui dure parfois ¾ heure. Le bataillon est coupé en deux. La queue suit, sans le savoir, une autre colonne. La tête doit se frayer un passage à travers les flots de civils qui déferlent vers l’intérieur du pays. On se retrouve par miracle ! Là-bas, vers Peulis, on tire : l’arrière-garde doit avoir été accrochée. On passe à Capelle-au-Bois. Autour du pont, les rues n’existent plus : c’est un amas épouvantable de ruines. Juché tout en haut d’un monceau de pierrailles, un T 13 français tient le pont. Toute la colonne a passé sans encombres. Il ne reste plus de l’autre côté du pont que les compagnies d’arrière-garde. On arrive à Malderen. On a marché douze heures. Beaucoup d’hommes sont restés sur les bords de la route ; beaucoup de sacs de cartouches jonchent le fond des fossés ! Sans enlever ceinturon ni casque, les hommes s’enfournent dans les granges. Les officiers de la compagnie, réunis dans la salle commune d’une ferme accueillante, se détendent. On se lave, on se rase (c’est la première fois depuis le 10 mai !) Puis on s’endort. Il est midi... Notre hôtesse improvisée vient nous secouer. Un coup d’œil à la montre. Serait-il déjà 19 heures ? – « Vos soldats sont tous partis ! » - « Allons, allons, pas de blague ! » - « Venez voir ! » C’est bien vrai ! Dans le garage, des armes, des pelles, des munitions, plus que trois soldats qui ronflent. On les éveille, mal éveillé soi-même. Rien à en tirer ! Sur la route un peloton est réuni : tout ce qui reste de la compagnie : 57 hommes. Quelqu’un nous apprend qu’une auto remplie d’officiers belges vient de passer en trombe. On a crié : « Les boches sont là, sautez sur les camions ! » Le bruit s’est répandu en quelques minutes ; des centaines d’hommes étaient partis, les uns accrochés à des camions français qui roulaient vers Eccloo, les autres sur les voitures des unités. Le commandant de notre compagnie saute sur un vélo « pour les regrouper » (où ?) On restera deux jours sans le revoir. Le Major est là, qui fulmine. On regroupe ce qui reste du bataillon : deux cents hommes peut-être, la plupart des officiers, et un caisson de mitrailleuse. Le reste a disparu, et c’est la même chose dans tout le régiment, peut-être dans toute la D.I. On installe ces maigres ressources en défensive. On attend : rien ne se passe. L’arrière-garde nous rejoint : elle a été accrochée, mais en est sortie indemne. Le Major confronte les carnets de campagne : l’arrière-garde s’est repliée avant l’heure prévue, et l’on parle de dégradation pour les responsables. Personne ne souffle mot ! A minuit, on reçoit l’ordre de se replier. En route. On sauve ce qu’on peut de ce qui traîne dans la paille. Des soldats portent deux fusils, d’autres un fusil et un F.M., d’autres encore un D.B.T. et deux G.P. On traverse Buggenhoude, Lebbeke, Audeghem. Sans alerte, mais aussi sans arrêt ! A l’aube, nous passons la Dendre sur une passerelle. Il y a là une colonne formidable : toutes les unités sont mêlées. On continue de marcher : Schoonaarde, Wikkelen, Uitbergen, Overmeire, Beervelde, Loochriste, Oostacker, Langerbrugge, Everghem, Cluysen. On s’arrête après vingt-six heures de marche. C’est le 19 à deux heures. On ne se demande même plus ce qu’on fait de nous, ce que l’ennemi fait... On ne pense plus. On dort huit heures tout habillé. Le commandant de la compagnie rapplique avec cinquante hommes. On s’installe en défensive, à Hulleken, en troisième échelon de D.I. On creuse. Quelques-uns de nos hommes nous rejoignent. Comment ? La moitié de mon peloton est présente, mais je n’ai qu’un F.M. sur quatre et un D.B.T. sur trois. Les travaux se poursuivent sans arrêt le 20 et le 21. Le 21, à 20 heures, le bataillon reçoit l’ordre de contre-attaquer vers le canal de Selzaete où l’ennemi aurait percé nos lignes. Notre artillerie tire sans repos. Nous marchons jusqu’à Ertvelde. On fait le plein de munitions et on attend le déclenchement de la contre-attaque. Rien ne vient. L’aube du 22 naît. On dort sur place. Ordre de se replier sur Ertvelde à 9 heures. Repos de neuf heures, bienvenu. A 21 heures l’ordre d’hier se renouvelle. On s’équipe et on part... On retrouve la position de la veille. On s’y tapit sous la lune froide. Le jour vient sans apporter rien de neuf. A 6 heures, nous rentrons au cantonnement de repos à Ertvelde. A 12 h. 30, nous sommes survolés par l’ennemi qui bombarde Ervelde et mitraille des colonnes sur la route. On assiste, du fond de son fossé, à des visions de cauchemar : un Messerschmidt poursuivant à travers champs un sergent qui court comme un fou sous les rafales. Dans les vergers où bivouaque notre compagnie, un obus tombe : il a pulvérisé un arbre, un des trois sous lesquels il n’y eût pas dix ou quinze hommes couchés ! On s’en tire avec une égratignure dans une guêtre ! Ertvelde flambe, tout proche. L’horizon se peuple de gigantesques fumées noires et lourdes : les réservoirs des usines en bordure du Canal. Et voilà la pluie qui s’en mêle ! Mais non, ce n’est pas la pluie : c’est une descente pesante de suie grasse que nous valent les nuages de fumée. En un instant on est noirci de la tête aux pieds. Et pas moyen de se débarrasser de cette saleté !

Enfin ! On contre-attaque...

     16 heures : Ordre de contre-attaquer. Cette fois, c’est bien vrai. On va « faire quelque chose » ! On progresse à travers les haies, vers Rieme. On longe la route jonchée de cadavres d’hommes et de chevaux. Un câble à haute tension git par terre, dans un amas de briques et de tuiles. Un homme s’y laisse prendre : un corps de plus parmi tant d’autres corps. Sur la route refluent des groupes du régiment qui a lâché pied au Canal. C’est une panique effroyable. Ces visages sont horrifiés. N’essayez pas d’arrêter ces fuyards : ils ont perdu le contrôle de leurs volontés. Qu’ils fuient ! Nous, nous avançons. La nuit tombe. Nous voici au mur de la « Purfina ». On y fait des brèches et nous nous faufilons dans le dédale des ateliers, des hangars, des réservoirs. Tout ça flambe et gicle et crisse. De l’acide coule à flot sur les pavés. Un sergent tombe : il se relève entièrement brûlé, mais il ne se laissera évacuer qu’après la fin de notre opération. Les semelles et les contreforts des souliers s’en vont en lambeaux, rongés par l’acide. On avance dans un vacarme épouvantable et une chaleur de four. Les pelotons avant ont ouvert le feu : nous devons nous approcher de la tranchée à reprendre : elle est en bordure du Canal, au pied du mur de l’usine. Surpris par notre arrivée, l’ennemi lâche pied de toute part. La tranchée est libre. Nos hommes sautent dedans et tirent. Des groupes d’Allemands en déroute passent en hurlant sur le chemin de halage à un mètre des canons des fusils. Les voici  étendus sur la berge. Deux « Fritz » ont jeté les armes et, à genoux, ont demandé grâce. Un ordre, et ils nous rejoignent dans la tranchée, « notre tranchée » à présent. Ce sont nos deux prisonniers. Quelle fierté ! Les soldats sont en proie à un délire d’action. Il faut les retenir pour les empêcher de traverser le Canal à la nage et d’aller balayer les tranchées ennemies qu’on devine là, sur l’autre rive, à 30 mètres de nous. Il y a un de nos gars qui a crié : « On va aller reprendre le Canal Albert ! » Belle minute vraiment ! En attendant, ils mitraillent à cœur joie « ceux d’en face ». Mais dans l’usine, il doit rester des détachements ennemis, car on tire par derrière. Mon peloton s’en va en patrouille. Une longue file qui rampe le long des bâtiments, immobilisée de temps à autre par une rafale hâtive. Et toujours cette rafale est suivie d’une course précipitée dans les hangars dont les toits tombent morceau par morceau avec des bruits sourds. Décidément, l’ennemi semble peu disposé à « tenir » ! Nous voilà au bout de l’usine. Nous n’avons pas eu à tirer un coup de feu. Nous rentrons dans le grand calme. Revoici notre bout de tranchée. Le commandant est inquiet : aucun des coureurs envoyés au bataillon n’est revenu.

Repli général

     Voici un officier : un inconnu ; on se méfie ! C’est un lieutenant du 37 qui, renonçant à fuir avec son régiment, est revenu sur les positions, seul. Il a vu en passant notre Major et il nous apporte un ordre. Et quel ordre ? « Repli général de l’armée. Regroupement du bataillon à Rieme ». – Stupeur ! « Alors ? C’était bien la peine de reprendre cette tranchée ! » On ne comprend plus rien ! « Qu’est-ce qu’il f..., là-derrière ? » Il faut bien se résoudre. Mon peloton va protéger le repli de la compagnie. Je m’installe dans la tranchée. Le gros nous quitte. Un quart d’heure... Mon commandant revient vers nous avec son aide-comptable : « On a oublié de prévenir du repli les mitrailleurs ! » - « Vous en faites pas, on va faire ça ! » Ils s’en vont dans la nuit. Derrière nous une rafale, quelques coups de feu. – « Sacré nom ! il s’est fait prendre dans une embuscade ! » - Je regroupe mes mitrailleurs et je trouve, par surcroît, un peloton égaré d’une autre compagnie. Il est temps de partir. Tout mon monde est en marche. On sort de l’usine. La route, éclairée par le rouge des réservoirs en feu. On a tiré sur nous ! Nous sommes tous par terre ! Ça doit venir de ce terril qui surplombe un mur de l’usine. On tire encore : nous ne voyons pas d’où ça vient. Il ne s’agit pas de se laisser tirer comme ça ! On enfonce une porte et on se précipite dans une maison. On ne voit rien de plus ; et pas moyen d’en sortir par l’arrière : il faut revenir sur la route. On risque la tête, on ne tire plus ! Profitons-en ! Ai pas de course le long des murs (et les mitrailleurs portent leurs pièces à bras !) Voici enfin Rieme. Le bataillon est toujours là. « Où est notre commandant ? » - « Pas vu ! » Diable ! Un vélo nous tombe dans les jambes : l’aide-comptable. Il raconte l’affaire : « Le commandant est tombé avec moi sur six Allemands postés à la porte de l’usine. Pas moyen de filer ! Il a essayé de leur parler allemand, mais ils n’ont pas bougé. Alors le commandant a tiré les treize coups de son G.P. Ils ont tiré une rafale et se sont sauvés. Nous aussi ! » - Et bientôt, voici le commandant en personne. Il l’a échappé belle ! Il nous a sauvés, car ces six gaillards-là attendaient notre peloton d’arrière-garde pour le surprendre au sortir de la « Purfina ». La contre-attaque a fait plusieurs victimes dans le bataillon. Un adjudant a été blessé au ventre. On se met en marche. Eccloo-Necke. On a passé le Canal de Dérivation de la Lys. Le 24, à 14 heures, nous nous arrêtons : la première halte après vingt-trois heures de combat et de marche. On dort cinq heures. – Ordre de s’installer en défensive à Somerghem (second échelon de la D.I.). Les travaux n’avancent pas ! Le moral est tombé à zéro. Après l’enthousiasme de Rieme, nous voilà bien bas. Des groupes entiers sont restés en arrière pendant la marche ; sans doute sont-ils déjà aux mains de l’ennemi. Un de nos groupes de combat qui constituait pointe d’arrière-garde mobile pour le bataillon, à dû s’endormir sur place, car aucun de ses hommes n’a suivi ! – Nuit blanche et froide, mais calme. Aube sans histoire. Des avions nous inondent de prospectus défaitistes : « Les Allemands seraient à Dunkerque ». Cette blague ! – Les travaux n’avancent toujours pas. Il faut un bombardement à cent mètres de nos lignes pour décider les pelles à se mettre en mouvement. C’est le coup de fouet qu’il fallait. Le moral remonte d’heure en heure.

     Nos « camarades » (qu’ils disent !) nous tirent dessus !  Eh bien, on les recevra ! La position est déjà au point à 23 heures. On accorde repos pour la nuit. Mais dans les rares fermes des alentours, il n’y a plus une place : les granges fourmillent de réfugiés : ceux qui n’ont pu passer en France et qui mendient le reste de nos cuisines. Il y en a jusqu’à septante dans une remise.

     Le 26, l’ordre de la D.I. porte notre bataillon à l’ordre du jour pour la contre-attaque du 23. On reprend pied. On réorganise les unités. Il manque vingt-et-un hommes à mon peloton, disparus au cours de la marche. La journée est calme. Nos patrouilles circulent sans être inquiétées. A 17 heures, une « saucisse » s’élève devant nous. On n’y prend pas garde. A 19 heures, six obus atteignent notre point d’appui. Deux « entonnoirs » sont à moins de cinq mètres de nos tranchées. Les arbres sous lesquels est creusé mon P.C. sont décapités et noircis. « Satanée saucisse ! »

Ordre de contre-attaquer vers le Nord

     A 20 heures, le bataillon reçoit l’ordre de contre-attaquer vers le Nord. Tant mieux ! On se met en place et on attend jusqu’au lendemain à 10 h. 15. On part enfin, mais la « saucisse » est encore là qui nous guette. Sur le bataillon en dispositif resserré, dans les champs sans fossé, plusieurs batteries déversent leur mitraille pendant près de quatre heures, sans une seconde d’arrêt. On ne croit plus qu’on en réchappera : on est entassé dans les moindres creux et on ne se donne même pas la peine de se faire un trou. Quand le tir cesse, on ose à peine faire l’appel. Les voix qui répondent : « Voorwaarts » sont haletantes... Il n’y a qu’un blessé léger pour tout le bataillon. Ça rend du courage ! On part... mais ce n’est pas pour contre-attaquer : c’est un nouveau repli général. Ça sent la fin... On gagne le Canal Gand-Bruges. Sur les deux berges, survolé par des avions qui ne tirent pas un coup, c’est un défilé sans fin. On croirait que toute l’armée s’est donné rendez-vous ici. Voilà le pont d’Aeltrebrugge. Sur l’aérodrome de Maria-Aelter, tout proche, s’écrasent les torpilles. Nous devons d’après l’ordre, passer le pont et remonter vers le Nord prendre position à Knesselaere. Pressons le pas. Une détonation terrible. Un blindé vient d’apparaître sur la berge nord et a tiré un coup de 3,7 sur la colonne. Ça a été rapide comme l’éclair, mais un monceau de corps et étendu à nos pieds. Pour notre compagnie : un caporal tué ; deux sergents et quatre soldats blessés gravement. En un instant la berge a été vidée. Tout le monde est en fuite. Les blessés seuls sont restés au bord du Canal avec les morts. Nous endiguons la panique comme on peut. Nous allons passer le pont. Celui-ci saute devant nous : l’ennemi est sur l’autre berge. La débandade est affreuse. Un sergent et quelques hommes retournent, malgré tout, vers le Canal. Ils y relèvent les blessés, les tirent vers l’arrière, les chargent sur une charrette et les évacuent. Que faire ? Où est le Major ? Où sont les hommes ? Nous avons, en tout et pour tout à la compagnie, trois officiers et une quarantaine de soldats. On attend en vain un ordre. Personne n’est en vue... Ce fantôme de compagnie part à l’aventure. Et c’est une marche infernale dans les blés, dans les fossés, sous les avions... On boit du lait, on gobe un œuf, en passant, au hasard des fermes. – Allons à Saint-Georges ! On y dort trois heures. Il n’y a plus de Belges là ! – Sur l’autostrade Gand-Bruges, on suit une colonne d’artillerie. – On subit un ultime bombardement. On se jette à travers champs. – De toute part, des groupes d’hommes qui marchent sans savoir. Du Sud, du Nord, de l’Est, ils affluent et toujours d’où qu’ils viennent, ils se prétendent poursuivis par l’ennemi. Une seule direction reste à envisager : Bruges. Qu’y fera-t-on ? Qu’y trouvera-t-on ? Mystère ! Mais on marche... Il est cinq heures. Nous sommes au 28 mai. On rencontre une fraction du 29e de ligne qui, sans ordre comme nous, a décidé de s’organiser en défensive, près d’Oostkamp. Notre bataillon (ce qui en reste !) doit être là derrière, paraît-il : un peu plus loin, sur l’autostrade. On gagne la grand’route. Quels sont ces soldats en bonnet de police et sans armes ? Rêvons-nous ? Non ! Une auto passe : des officiers belges, des officiers allemands.

     Et alors nous apprenons que, depuis quatre heures du matin...

François Duysinx.

 



[1] Collection Nationale Civisme. En Campagne avec le 14e de Ligne. Préface du Lieutenant Général de Réserve Hre A. Lambert. Publication mensuelle faisant suite à « Cœurs Belges » (1943-1951)  Mars 1952 – N° 155. Editions de l’U.C.E.O. rue de la Loi, 127 Bruxelles.



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