Maison du Souvenir
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Le 24
janvier dernier, au cours d’imposantes cérémonies qui se sont déroulées dans la
Cité Ardente, une réplique du drapeau du 14ème de Ligne était
solennellement remise au 14ème Bataillon. A cette occasion, de
grands souvenirs furent évoqués. Avec raison, la direction de la nouvelle
Collection : Civisme a estimé
que certains de ces souvenirs méritaient d’être mis à la portée de la jeunesse
et c’est ainsi que fut décidée la publication du Carnet de campagne du
Capitaine de réserve François Duysinx, licencié en philologie classique,
écrivain et compositeur musical de talent, actuellement professeur à l’Athénée
Royal de Stavelot. Il s’agit
essentiellement de notes sans prétention prises au cours de l’action et qui
présentent le grand mérite de la spontanéité. Elles révèlent chez leur auteur
des dons de sensibilité et une élévation d’esprit qui rappellent certaines des
plus belles pages du célèbre livre de Paul Cazin : « L’humaniste à la
guerre ». On en appréciera d’autant plus l’intérêt que le jeune lieutenant
Duysinx, fils d’un de nos plus sympathiques compositeurs patoisants liégeois, a
exercé son commandement dans une unité flamande. Parlant la langue de ses
soldats, il a su gagner leur confiance et leur affection. Avec eux, il a vécu
les heures dramatiques de la décevante campagne des dix-huit jours et son
témoignage, émouvant dans sa simplicité, met en lumière les conditions pénibles
de cette lutte démoralisante marquée par des ordres de retraite continuels et
au cours de laquelle cependant les hommes du 14ème montrèrent qu’ils
étaient guidés par les exemples de leurs aînés de 1914-18 et les fières
traditions de leur Régiment. Après avoir
été un conducteur d’hommes modèle sur le champ de bataille, le Capitaine de
réserve François Duysinx a été un des premiers à organiser la Résistance dans
la région de Stavelot. Ceux qui l’on vu
à l’œuvre m’ont fait l’éloge de son cran, de son mépris des risques, de
sa modestie et de son ardent patriotisme. Je le félicite d’avoir ainsi fait
honneur à notre cher vieux 14ème de Ligne. Lieutenant
Général de Réserve Hre A
Lambert. Ancien Chef de Corps du 14ème de Ligne. En Campagne avec le 14e
de Ligne[1] Des clairons sonnent
dans la nuit. Depuis
douze jours, la 11 DI est au camp de Beverloo, en période de tirs et manœuvres.
La journée a été dure : c’est que demain, vendredi, le 1/14 est appelé à
un grand honneur : donner devant S. M. Léopold III une démonstration
d’attaque avec préparation d’artillerie tirant à obus réels. Pendant des
heures, on a répété le schéma de l’exercice et on a creusé une position de
départ. Tout va bien : le Major est aux anges. Au Mess, après le souper,
on trinque à la réussite de ‘l’attaque de demain ». Et on ne se fait pas
prier de regagner son « bloc ». – Dans le sommeil, passe un songe :
un clairon sonne... Ce n’est pas un songe : je suis réveillé et j’entends
toujours un clairon, deux clairons, un autre plus lointain... Quel est
l’imbécile qui joue à cette heure ? On se promet d’aller lui dire son
fait... et tout à coup, on reconnaît la sonnerie : c’est l’alerte qu’on
sonne là ! Plus de vingt clairons sonnent en canon ces notes lancinantes,
obsédantes. Bah ! une alerte de plus : on connaît la chanson depuis
la phase A ! – On s’habille en grommelant contre ses satanées alertes de
nuit. Mais non : le clairon ne sonnerait pas la nuit pour un exercice. –
Dans le noir, toutes les fenêtres brillent. On voit passer et repasser devant
les carrés de lumière des ombres hâtives. – Il est une heure. Mon ordonnance
entre, les yeux pleins de sommeil : « Mon lieutenant, il y a
alerte ! » « Ça va ! » - Sans se hâter, le petit
« boy » empaquète dans le coffre, les deux chemises, les bottes, les
cartes, sans oublier les six boutons de col « réglementaires ». – Je
suis en tenue. Je précède mon coffre au bureau de la Compagnie. Tout le monde
s’affaire. Les voitures se chargent, les chambres se vident ; les
cartouches, les gamelles, les douches de la cuisine s’entrechoquent ; les
mille petits bruits familiers du camp qu’on lève, mais on ne parle pas ;
on dort encore plus qu’à moitié. Sans battre
aucun record de vitesse, la Compagnie, lanternes allumées, se rassemble. Appel.
On se hâte au lieu de rassemblement du bataillon, pressés d’en finir et de
regagner sa « calle ». Les quatre compagnies sont là, avec leur
charroi. Sur les fusils, les têtes s’appesantissent. – Le side-car du Major, un
ordre bref : « On doit quitter le camp immédiatement ».
OH ! Oh ! c’est sérieux. Les arrière-gardes se constituent.
Mission : évacuer par chemin de fer le matériel lourd des unités.
L’arrière-garde ! Belle « carotte » pour ceux qui en sont :
pas de marche en perspective. Un des mes soldats, le petit V..., un pauvre
bonhomme débile, m’implore : « Mon lieutenant, est-ce que je peux
aussi rester en arrière-garde ? J’ai mal à la jambe ». Je sais que
c’est vrai. Ça fera un de trop pour la compagnie si on s’en tient au règlement.
Mais qui le verra ? « Allons, reste aussi ». – Il s’en va tout
content. 3 h. 20 –
Le bataillon se met en marche. Défilé de lanternes blanches et rouges qui
tortillent le long de la colonne. On quitte les « carrés », on
travers la plaine de Stall-Eicker-Heide. Du sable plein les pieds ! Où
va-t-on ? Que fait-on ? On ne se le demande même pas ! 4 h. 55 –
On est déjà loin du camp. Le jour s’est levé ; derrière nous, là-bas, en
direction de Beverloo, on entend des détonations. Sans doute, l’artillerie qui
« répète » ? Puis un moteur qui se rapproche. A droite, à
gauche, de la colonne, un, deux, trois, dix avions. Les index se tendent :
ils passent à « rase mottes » et on les voit entre deux arbres.
Quelqu’un a crié : « Dat zijn Duitschen ». On rit, puis un bruit
a couru le long de la colonne. On a vu sur le « zinc » des croix
blanches. Les carnets de « figuratifs d’avions » sortent des
« porte-cartes » des officiers... « Croix blanche, appareils
sombres : nationalité allemande ! » Serait-ce possible ? Le
major remonte la colonne en side-car. A chaque peloton, il s’arrête une
seconde : « Ce sont des Allemands, il faut tirer ! »
Stupeur ! Sans être trop certains, on fait charger les armes automatiques.
Les tireurs F.M. refont, une fois de plus ce geste d’introduire un chargeur de
balles « traçantes ». Mais il a pris maintenant, ce geste tant de
fois fait, quelque chose de nerveux, de fébrile. – « Ben quoi ? Pas
besoin de s’affoler ? Ce sont des égarés, mais il faut tirer dessus s’ils
nous survolent ; c’est normal ! » Du nouveau : les têtes se
tournent vers l’arrière ; dans le soleil tout là-haut, brillent de
nombreux appareils. On les compte : quarante-sept là, trente-neuf plus
haut, douze plus bas. Ils avancent. Ils passent. Des roulements sourds grondent
au loin, vers l’avant, vers l’arrière, sur les côtés. Puis des coups plus secs,
suivis là-haut, des petits nuages : la D.C.A. Mais ces nuages sont noirs
aujourd’hui : avant, ils étaient blancs ? Qu’y aurait-il de
changé ? Et toujours des appareils qui viennent vers nous. Au-dessus de
Beverloo, un signe bizarre, comme un éclair permanent rougeoie. – Décidément,
tout ça n’est plus « très normal ». La colonne stoppe. Les postes de
défense anti-avions se forment. De derrière les haies, du fond des fossés,
pointent les cache-flammes des F.M. et les canons des dix fusils sur lesquels
chaque peloton compte. Les officiers circulent, mais plus n’est besoin des mille
recommandations d’usage : les têtes sont cachées, les corps étendus au
plus près du sol. Un 4,7 tracté passe en trombe vers la tête du bataillon. – Au
dessus de tout ça, très haut, toujours des escadrilles qui se suivent. – On se
remet en marche, en files, sous les arbres qui bordent la route. Pas un mot. De
temps en temps quelqu’un qui, tout en marchant, charge son fusil ou son
pistolet : « On ne sait jamais !... » Le Colonel est là qui
regarde la colonne ; il est interdit de faire prendre le « pas ordinaire »
pour passer à sa hauteur. A chaque officier, il glisse un mot vite et
bas : « N’affolez pas vos hommes, les Allemands ont envahi le
territoire et le survolent. On peut s’attendre à tomber sue des troupes de
parachutistes ». – Cette fois, on sait ! Voici un patelin : tout
le monde est dehors. Ceux qui ont entendu les premiers communiqués de la radio
nous les disent au passage. Oiseaux de malheur dans
le ciel On arrive à
Webbekom (Diest). L’avant-garde nous attend sur la route : elle a assisté
au bombardement de l’aérodrome de Schaffen qui est tout proche : elle a vu
les premières victimes : des civils et aussi quelques soldats. Chaque
peloton a son cantonnement, mais personne ne songe à se reposer. On parle de
« ça ». Les équipes au travail creusent des tranchées de protection
aérienne. Les civils sont affolés bien plus que la troupe. La route est déjà
couverte d’autos, de vélos qui partent... Un communiqué de radio ‘quel
émetteur ?) a lancé le premier « canard » : « La 11
D.I. belge est anéantie au camp de Beverloo qui a été bombardé ». Nous
sourions... puis on pense tout à coup à ceux qui sont restés au camp en
arrière-garde. Il faut savoir à quoi s’en tenir : un jeune lieutenant part
avec trois hommes sur un camion réquisitionné : ils vont voir là-bas et au
besoin ramener ce qu’ils pourront. A la grâce de Dieu, car il faut repasser le
canal dont les ponts peuvent sauter d’un instant à l’autre. On attend. – Que
va-t-on faire de la D.I. ? Pourra-t-on l’engager comme elle set privée de
tants d’équipements, de matériel, de munitions, restés à Berverloo ? Bien
sûr que non ! Nous irons c’est certain, « à l’arrière » pendant
quinze jours pour nous reconstituer, et puis seulement, en verra ! Dans le
feu des discutions, sur le seuil de la ferme, on ne pense plus qu’à ces
« Messerschmidt » qui continuent, là-haut, leur rondeau sinistre.
Tout à coup, on se retrouve par terre : un craquement terrifiant a secoué
tout le patelin ; les murs ont heurté nos dos et nous voilà, immobiles et
claquant des dents : première torpille tombant dans les environs, et
encore pas très près ! On reste des minutes sans bouger, fût-ce le petit
doigt. Puis, on relève la tête, tout penaud de sa piètre conduite dans ce
baptême raté ! O héroïsme, où t’en vas-tu ? Une seule satisfaction :
tout le monde a fait comme vous. – Voici revenir l’aventureuse
camionnette : elle est chargée jusqu’au toit de sacs bleus, de coffres,
d’archives, d’armes, de matériel culinaire, de réserves d’effets. – L’arrière
du châssis est éventré ; le pont du canal a sauté pendant le voyage du
retour. Les passagers sont livides : la première vision de guerre les a
anéantis ; ils sont allés au camp sous les rafales des avions qui
continuaient de survoler ; ils ont vu les blocs effondrés, le grand mess
éventré, la voie ferrée tordue, les wagons démantelés et sous leurs débris, les
corps d’une trentaine de ceux de l’arrière-garde, surpris par la première
torpille, en plein chargement. Parmi ces premières victimes du 14, le corps
noirci et défiguré d’un de nos amis, jeune lieutenant comme nous. On en reste
hébété, n’osant y croire. – La journée se passe. Voici les soldats de la
compagnie restés au camp en arrière-garde ; ils ont échappé au massacre et
nous ont rejoints par hasard. Mon pauvre V... n’est pas avec eux : il ne
reviendra que plusieurs heures après, mort de peur et de fatigue. Et peu après
lui, un revenant ! Un de nos soldats, puni de cachot, et qu’on avait
oublié (sic) dans une cellule de « Malakoff » à Beverloo. Il a passé
à travers des murs en flammes pour s’échapper et son uniforme n’est plus qu’un
souvenir. – Dieu soit loué ! La compagnie est au complet : on
s’embrasse et on pleure d’émotion. Marches interminables En
marche ! Tous feux éteints : pas une cigarette qui brille. On
traverse Diest. Irait-on s’embarquer ? Non : l’itinéraire, jalonné à
chaque tournant de rue par une veilleuse bleue, quitte Diest. Voici la route.
On marche et l’on marche dans le noir. « Ils ont juré de ne pas nous faire
voyager en chemin de fer ! » On s’indigne... mais on marche toujours.
– Soudain, trouant le noir et aveuglante, une fusée s’allume tout près de la
route. On se terre : la clarté s’éternise, très vive, puis meurt
lentement. On repart. Voici Montaigu. Les haltes horaires n’existent plus en
pratique, car la colonne s’étire de plus en plus et les arrêts de la tête ne
suffisent plus à la queue pour « rappliquer »... Et cette tentation
terrible d’allumer une cigarette, qui devient hallucinante... Voici Aerschot.
On ne s’arrêtera donc jamais ! Si : à Betekom, non loin d’Aerschot.
Le bataillon s’enfourne dans un immense bâtiment scolaire. Il est 5 heures du
matin. Beaucoup d’hommes ont dû abandonner la marche : on ne les reverra
plus. – Le survol ennemi nous réveille d’heure en heure. – Les postes de
défense anti-aérienne fonctionnent dans chaque Compagnie. On entend bombarder
au loin, mais on ne voit rien. Bref la journée est calme (pour nous). 20 h. 25 –
On se remet en marche. On est tout habitué déjà à cette vie d’oiseaux de nuit.
Et on connaît cette fois le but de la marche : Wavre-Notre-Dame. Ça fera
encore quelques bons kilomètres « dans les pieds » mais la compagnie
est en tête de la colonne et ça rend un peu de courage. Le Major marche à notre
hauteur. C’est un officier merveilleux, toujours « en forme ». Il va
à pied comme le simple plouc. Les premières étapes sont enlevées au pas. Il
faut se hâter car il est prudent d’atteindre le but avant l’aube. Pourtant la
marche se ralentit bientôt... les intervalles entre les pelotons s’agrandissent
insensiblement : la fatigue fait son œuvre. Tant pis... on avance. L’aube
est venue et nous sommes loin encore du but. Il est 5 heures. Voici
Peulis : on va traverser la grand’route de Malines. Là-bas le clocher de
Wavre : on y sera vite. Pressons-nous, car le survol ennemi commence à
s’entendre et il ne faut pas se laisser repérer. – Un side-car venant de
l’avant, s’arrête à hauteur de la colonne. Un pli pour la Major, urgent :
« L’ennemi a franchi le canal
Albert. On peut s’attendre à une attaque dans le courant de la matinée. Prenez
position immédiatement. Le 1/14 occupera la position de la ligne K.W. dans un
secteur délimité au croquis ». En position sur la
ligne K.W. Une troupe
d’un autre régiment s’arrête au centre de notre point d’appui. Petite
hésitation. Un officier s’avance : « Vous occupez notre
position ». « Zut ! » Je file trouver le Major. L’ordre
d’occupation de la position est modifié. Il faut porter le peloton à la hauteur
de l’abri P. 19 et en toute hâte car on nous signale une avance des éléments
ennemis. En route ! – Voici P. 19. Ses petites fenêtres bleues aux rideaux
trop bien plissés ne nous trompent plus. Ici, pas même un bout de
tranchée ! Seul, un mince réseau de barbelés, ininterrompu, autour de
l’abri. Orientons-nous. Voilà à trois cents mètres environ devant nous, les
fameux éléments C. hérissés en un solide coude à coude. Un peu en retrait,
quatre abris. Ce sont les deux compagnies avant du bataillon. Entre les deux,
le clocher de Peulis : poste d’observation du bataillon. A notre droite et
sur notre ligne, deux abris ; les autres pelotons de notre
compagnie ; second échelon du bataillon. Derrière notre abri, un
bosquet : le P.C. 1/14. Plus loin une troisième ligne d’abris : le
bataillon réservé au régiment. De-ci de-là, une ferme ; coupant la ligne
d’éléments C à hauteur de l’église de Peulis, la route et ses maisons qui
s’étirent jusqu’à Malines. Derrière nous, à quelque cinq kilomètres, émerge
Saint-Rombaud. Mes hommes travaillent aux tranchées des trois îlots qui
protègent les abords de l’abri. Et voici la clé de P. 19 et le dossier
d’occupation. Tout ça est très clair. L’abri a un champ de tir superbe. La
liaison de feu entre les points d’appui est assurée. Voici installés aux
fenêtres de tir un fusil-mitrailleur et une mitrailleuse. Les équipes de tir
sont au courant de leur mission. A un adjudant-mitrailleur est confiée la
conduite du feu de l’abri qui doit résister à outrance. Je me mets en liaison
avec le tout jeune lieutenant qui commande notre compagnie. Celui-ci est
malade : fatigue, énervement, émotion. La position s’organise. Il est
midi : l’avant n’a pas encore tiré : tout semble calme au-delà de la
ligne K.W. La route regorge de civils en fuite, lamentable défilé qui va durer
des jours. On travaille sans arrêt jusqu’au soir. Le terrain est meuble et les
travaux déjà avancés. On a reçu des dépôts considérables de munitions et même,
le croirait-on, des caisses de grenades Mills. On a vissé avec d’infinies
précautions les allumeurs sur les corps des grenades (Pas très rassuré, dans le
fond, celui qui se livre à ce petit jeu pour la première fois !) –
« Ils peuvent venir maintenant ! » - Un ordre du
bataillon : « Le travail se poursuivra pendant la nuit ». Le
soir vient. La nuit est noire. Le col de la capote frileusement relevé, la sentinelle
fait les cent pas à quelques mètres devant l’abri. Dans chaque îlot, les pelles
s’activent. Le jour se lève.
Serions-nous déjà au lundi de la Pentecôte ? Un léger arrêt de
travail pour prendre à la voiture-cuisine qui fait le tour des îlots, un pain
et une gourde de café chaud. Et l’on se remet à la tâche. Les îlots sont
entièrement creusés, déjà quelques équipes élaguent le champ de tir. Quelques
créneaux s’ouvrent sur les parapets ; du camouflage apparaît par place. Au
loin, on bombarde. Devant nos lignes, toujours rien. Le soir tombe une nouvelle
fois. Un nouvel ordre : « Le travail se poursuivra par moitié dans la
nuit. A l’aube tout le personnel sera en place. Attaque probable à
l’aube ». Je ferme l’abri : un adieu, une recommandation suprême aux
occupants. Dans le fond des tranchées, des groupes tassés sous une
couverture : les équipes au repos ; ils en ont pour deux heures avant
de remplacer ceux qui travaillent. Sous la lune pâle, les canons des fusils
tracent des rais bleuissant sur le noir des parapets. La sentinelle scrute
l’avant, immobile. Minuit. Des
coups de feu assez rapprochés. La sentinelle m’appelle : « On tire
sur l’abri ». Il est à plat ventre. Une balle me siffle à l’oreille :
je me jette à terre. Une rafale. Quelques coups de feu. J’alerte mes groupes de
combat. En un clin d’œil, chacun est à son poste, tendu vers l’avant
mystérieux. On tire toujours. « Sacrebleu, c’est l’arrière qui
tire ! » Frayeur de la première nuit d’attente. Les pelotons réservés
tirent sur nos ombres. On enrage et ... on reprend le travail sans sortir la
tête des tranchées. Voici l’aube qui point. On « les » attend, le
doigt sur la gâchette, les yeux se fixent sur les buissons. Rien. Tout est
calme. Il fait plein jour. Revoici la cuisine. Le café rend des forces. On se
remet au travail. Il s’agit de couvrir les boyaux et d’achever le camouflage.
Pendant toute la journée, des troupes passent sur la route vers
l’arrière : la 9 D.I. reflue du canal Albert. Que se passe-t-il là ?
Aucun de ces hommes n’ « en » a vu ! Midi : une
colonne de troupes françaises portées en camions, monte vers le Canal. Les
pelotons qui bordent la route entonnent la « Marseillaise ». Les
camions des « Poilus » sont couverts de fleurs. Ils sont joyeux, ces
« poilus ». On distingue quelques quolibets : « On va le
peindre, Hitler ! » (Avec un bon accent du Midi). Pendant des heures,
cette colonne passe. Voilà qui est bon signe ! Le clairon de guet
anti-avion sonne l’alerte. Trois avions allemands nous survolent à basse
altitude. On a vu des parachutistes en sauter. Illusion ou réalité ? Des
patrouilles s’en vont en reconnaissance. Chaque civil devient un suspect. Et
revoici le soir. Nouvel ordre : le même qu’hier. « C’est pour
l’aube »... A 22 heures, une fusée éclairante monte à travers la
nuit : un P.C. de première ligne qui veut savoir à quoi s’en tenir.
Immédiatement, un feu violent se déclenche sur nos deux flancs et à l’arrière.
La sentinelle aussi a tiré en criant : « Wie is daar ? » -
Je vais voir : le pauvre diable claque des dents. Il me montre un bosquet.
Je ne distingue rien. Derrière moi, quelqu’un crie d’une voix de stentor. Le
Major ! « Cessez le feu, n... de D... ! » Un clairon
sonne : « Cessez le feu ». Un autre lui répond. Le tir redouble.
Chaque groupe accuse ses voisins de lui tirer dessus. Qui donc tire ? Et
sur quoi ? En tout cas, l’arrière recommence le petit jeu de la nuit
dernière. On voit les flammes des canons braqués dans notre direction. Plus
d’une heure se passe avant que les clairons et les ordres aient raison des
tiraillades. L’ordre de demain matin menacera de Conseil de guerre quiconque
tirera par affolement et sans raison. – Nouvelle aube : nouvelle attente
anxieuse, attente déçue. (Oui ! je crois bien que c’est la
déception !) Reprenons le travail. La tranchée s’organise. En trois jours,
nous avons atteint le raffinement qui, à la P.F.L., nous avait demandé neuf
mois ! Pour parer aux difficultés du ravitaillement
« réglementaire », nous avons de tout sous la main : six vaches
dans la petite ferme là-bas : chaque groupe a sa cruche de lait remplie en
permanence. Des sacs de sucre et des boites de gâteaux secs, ils viennent de ce
magasin sur la route que plus personne n’occupe. Pour plus tard, (On les couve
avec un soin jaloux) douze poules. Sur la camionnette qui fait partie de la
compagnie à présent, chacun a trouvé des souliers de rechange et de la graisse
d’arme. Tout va bien ! Par exemple, les fermes d’alentour n’ont plus leurs
hangars : les trois pans et le toit en sont sur les tranchées, recouverts
d’une bonne couche de terre ! Oh ! le doux plaisir d’opérer ces
petits déménagements ! Neuf heures. Deux blindés ennemis passent le long
de la ligne d’éléments C. Nos 4,7 ont ouvert le feu. Deux fumées blanches ont
monté. Un coureur file chez le Major, porteur de la bonne nouvelle :
« Deux chars hors de combat devant nos lignes. Vive le 14. On les
aura ! » Illusion ! Une patrouille va démentir ce beau rêve... 17 h. 15.
Du nouveau ! Au dessus de nos têtes passe quelque chose qu’on ne voit pas,
avec un petit bruit de chariot de bois. Et là-devant, les maisons s’écrasent
avec des craquements de Jugement dernier. Nos 220 tapent ferme. Y aurait-il
enfin des troupes devant nous ? Oui ! les pelotons de première ligne
les ont vues : des pièces d’artillerie et une cinquantaine d’hommes qui
creusent à quelque cent mètres en avant de la K.W. Ça, c’est pour
l’artillerie : trop loin pour nous, pauvres fantassins ! Un officier
mitrailleur de l’avant va quand même risquer un tir lointain. Il installe sa
pièce dans un grenier et tire lui-même. Demain, on ira voir son casque, la
visière fendue à l’avant par une balle destinée à son front et qui a ricoché
sur le cimier. La nuit
vient sans que notre artillerie cesse son tir ; le travail est achevé dans
l’ensemble : voilà le moment de dormir un peu ; on n’en avait plus
guère l’habitude depuis cinq jours ! Dans chaque groupe, trois hommes
veillent. A une heure, alerte ! Tirs de mousqueterie partout :
derrière nous une fusée rouge descend très lentement. Un bobard circule :
c’est un parachutiste. Et chacun de s’affoler. Le téléphone du Major sonne sans
arrêt : « des patrouilles ennemies sont aux éléments C. Elles tentent
de dériver les bancs d’attache ». On tire de plus en plus. Et pourtant on
ne voit rien. L’aube vient. Le tir d’artillerie cesse. La fusillade continue,
cette fois en première ligne. Dans une ferme, notre aumônier nous apporte la
communion. On s’attend à quelque chose. Un adjudant part en patrouille avec une
poignée d’hommes. Ils restent trois heures absents. Les éléments C sont intacts
mais dans les maisons, en avant des lignes, quelques groupes d’ennemis tirent
sur nous. Le temps de transmettre à l’artillerie d’appui une demande de tirs et
le bombardement reprend de plus belle. Mais cette fois les boches ripostent. Un
premier obus tombe au centre du point d’appui de la compagnie, visant
l’emplacement des 4,7. On se terre et on attend. Ça dure des heures mais nos
pièces tirent bien plus que les « leurs ». Quand on relève la tête,
on aperçoit dans le clocher de Peulis une brèche béante : deux
observateurs du bataillon ont été tués à leur poste. Le secteur redevient
calme. Seule de temps à autre, une détonation : un G.P. tire sur nous de
tout près. Qui ? Où ? On ne le saura pas ! On a demandé des
volontaires pour de nouvelles patrouilles. Quinze hommes se présentent dans mao
peloton ; j’espérais bien plus ! La journée s’achève, dans la fièvre
de ces premiers contacts avec la guerre, sinon avec l’ennemi. On abandonne la ligne
K.W. A 18
heures, une nouvelle circule de bouche en bouche, ahurissante : « On
va battre en retraite ! » C’est fou ! Mais c’est vrai !
L’ordre officiel arrive. On est consterné. On se rassemble. Tout le charroi est
regroupé à Malines et le régiment a exigé notre camionnette ! On doit
laisser sur le terrain des monceaux de choses précieuses : des caisses de
munitions entières, des vivres, des équipements. On a mis le tout hors d’usage.
On a tenté de faire sauter et on l’a inondé de pétrole : en partant, on y
jettera une allumette... Pour emporter le plus de munitions possible, on laisse
là les havres-sacs. Chaque homme porte sa dotation de combat plus deux sacs de
cartouches ; la charge est effrayante. Les trépieds pour
fusils-mitrailleurs, inutile de songer à les porter à bras : on les laisse
là. Et on part... Sur la route, les colonnes de fantassins sont doublées de
colonnes d’artillerie, de colonnes de charroi. Dans Malines, l’embouteillage
est à son comble. On avance de 20 m. en 20 m., et chaque fois c’est un mortel
arrêt qui dure parfois ¾ heure. Le bataillon est coupé en deux. La queue suit,
sans le savoir, une autre colonne. La tête doit se frayer un passage à travers
les flots de civils qui déferlent vers l’intérieur du pays. On se retrouve par
miracle ! Là-bas, vers Peulis, on tire : l’arrière-garde doit avoir
été accrochée. On passe à Capelle-au-Bois. Autour du pont, les rues n’existent
plus : c’est un amas épouvantable de ruines. Juché tout en haut d’un
monceau de pierrailles, un T 13 français tient le pont. Toute la colonne a passé
sans encombres. Il ne reste plus de l’autre côté du pont que les compagnies
d’arrière-garde. On arrive à Malderen. On a marché douze heures. Beaucoup
d’hommes sont restés sur les bords de la route ; beaucoup de sacs de
cartouches jonchent le fond des fossés ! Sans enlever ceinturon ni casque,
les hommes s’enfournent dans les granges. Les officiers de la compagnie, réunis
dans la salle commune d’une ferme accueillante, se détendent. On se lave, on se
rase (c’est la première fois depuis le 10 mai !) Puis on s’endort. Il est
midi... Notre hôtesse improvisée vient nous secouer. Un coup d’œil à la montre.
Serait-il déjà 19 heures ? – « Vos soldats sont tous
partis ! » - « Allons, allons, pas de blague ! » -
« Venez voir ! » C’est bien vrai ! Dans le garage, des armes,
des pelles, des munitions, plus que trois soldats qui ronflent. On les éveille,
mal éveillé soi-même. Rien à en tirer ! Sur la route un peloton est
réuni : tout ce qui reste de la compagnie : 57 hommes. Quelqu’un nous
apprend qu’une auto remplie d’officiers belges vient de passer en trombe. On a
crié : « Les boches sont là, sautez sur les camions ! » Le
bruit s’est répandu en quelques minutes ; des centaines d’hommes étaient
partis, les uns accrochés à des camions français qui roulaient vers Eccloo, les
autres sur les voitures des unités. Le commandant de notre compagnie saute sur
un vélo « pour les regrouper » (où ?) On restera deux jours sans
le revoir. Le Major est là, qui fulmine. On regroupe ce qui reste du
bataillon : deux cents hommes peut-être, la plupart des officiers, et un
caisson de mitrailleuse. Le reste a disparu, et c’est la même chose dans tout
le régiment, peut-être dans toute la D.I. On installe ces maigres ressources en
défensive. On attend : rien ne se passe. L’arrière-garde nous rejoint :
elle a été accrochée, mais en est sortie indemne. Le Major confronte les
carnets de campagne : l’arrière-garde s’est repliée avant l’heure prévue,
et l’on parle de dégradation pour les responsables. Personne ne souffle
mot ! A minuit, on reçoit l’ordre de se replier. En route. On sauve ce
qu’on peut de ce qui traîne dans la paille. Des soldats portent deux fusils,
d’autres un fusil et un F.M., d’autres encore un D.B.T. et deux G.P. On
traverse Buggenhoude, Lebbeke, Audeghem. Sans alerte, mais aussi sans
arrêt ! A l’aube, nous passons la Dendre sur une passerelle. Il y a là une
colonne formidable : toutes les unités sont mêlées. On continue de
marcher : Schoonaarde, Wikkelen, Uitbergen, Overmeire, Beervelde,
Loochriste, Oostacker, Langerbrugge, Everghem, Cluysen. On s’arrête après
vingt-six heures de marche. C’est le 19 à deux heures. On ne se demande même
plus ce qu’on fait de nous, ce que l’ennemi fait... On ne pense plus. On dort
huit heures tout habillé. Le commandant de la compagnie rapplique avec cinquante
hommes. On s’installe en défensive, à Hulleken, en troisième échelon de D.I. On
creuse. Quelques-uns de nos hommes nous rejoignent. Comment ? La moitié de
mon peloton est présente, mais je n’ai qu’un F.M. sur quatre et un D.B.T. sur
trois. Les travaux se poursuivent sans arrêt le 20 et le 21. Le 21, à 20
heures, le bataillon reçoit l’ordre de contre-attaquer vers le canal de
Selzaete où l’ennemi aurait percé nos lignes. Notre artillerie tire sans repos.
Nous marchons jusqu’à Ertvelde. On fait le plein de munitions et on attend le
déclenchement de la contre-attaque. Rien ne vient. L’aube du 22 naît. On dort
sur place. Ordre de se replier sur Ertvelde à 9 heures. Repos de neuf heures,
bienvenu. A 21 heures l’ordre d’hier se renouvelle. On s’équipe et on part...
On retrouve la position de la veille. On s’y tapit sous la lune froide. Le jour
vient sans apporter rien de neuf. A 6 heures, nous rentrons au cantonnement de
repos à Ertvelde. A 12 h. 30, nous sommes survolés par l’ennemi qui bombarde
Ervelde et mitraille des colonnes sur la route. On assiste, du fond de son
fossé, à des visions de cauchemar : un Messerschmidt poursuivant à travers
champs un sergent qui court comme un fou sous les rafales. Dans les vergers où
bivouaque notre compagnie, un obus tombe : il a pulvérisé un arbre, un des
trois sous lesquels il n’y eût pas dix ou quinze hommes couchés ! On s’en
tire avec une égratignure dans une guêtre ! Ertvelde flambe, tout proche.
L’horizon se peuple de gigantesques fumées noires et lourdes : les réservoirs
des usines en bordure du Canal. Et voilà la pluie qui s’en mêle ! Mais
non, ce n’est pas la pluie : c’est une descente pesante de suie grasse que
nous valent les nuages de fumée. En un instant on est noirci de la tête aux
pieds. Et pas moyen de se débarrasser de cette saleté ! Enfin ! On
contre-attaque... 16
heures : Ordre de contre-attaquer. Cette fois, c’est bien vrai. On va
« faire quelque chose » ! On progresse à travers les haies, vers
Rieme. On longe la route jonchée de cadavres d’hommes et de chevaux. Un câble à
haute tension git par terre, dans un amas de briques et de tuiles. Un homme s’y
laisse prendre : un corps de plus parmi tant d’autres corps. Sur la route
refluent des groupes du régiment qui a lâché pied au Canal. C’est une panique
effroyable. Ces visages sont horrifiés. N’essayez pas d’arrêter ces
fuyards : ils ont perdu le contrôle de leurs volontés. Qu’ils
fuient ! Nous, nous avançons. La nuit tombe. Nous voici au mur de la
« Purfina ». On y fait des brèches et nous nous faufilons dans le
dédale des ateliers, des hangars, des réservoirs. Tout ça flambe et gicle et
crisse. De l’acide coule à flot sur les pavés. Un sergent tombe : il se
relève entièrement brûlé, mais il ne se laissera évacuer qu’après la fin de
notre opération. Les semelles et les contreforts des souliers s’en vont en
lambeaux, rongés par l’acide. On avance dans un vacarme épouvantable et une
chaleur de four. Les pelotons avant ont ouvert le feu : nous devons nous
approcher de la tranchée à reprendre : elle est en bordure du Canal, au
pied du mur de l’usine. Surpris par notre arrivée, l’ennemi lâche pied de toute
part. La tranchée est libre. Nos hommes sautent dedans et tirent. Des groupes
d’Allemands en déroute passent en hurlant sur le chemin de halage à un mètre des
canons des fusils. Les voici étendus sur
la berge. Deux « Fritz » ont jeté les armes et, à genoux, ont demandé
grâce. Un ordre, et ils nous rejoignent dans la tranchée, « notre
tranchée » à présent. Ce sont nos deux prisonniers. Quelle fierté !
Les soldats sont en proie à un délire d’action. Il faut les retenir pour les
empêcher de traverser le Canal à la nage et d’aller balayer les tranchées
ennemies qu’on devine là, sur l’autre rive, à 30 mètres de nous. Il y a un de
nos gars qui a crié : « On va aller reprendre le Canal
Albert ! » Belle minute vraiment ! En attendant, ils mitraillent
à cœur joie « ceux d’en face ». Mais dans l’usine, il doit rester des
détachements ennemis, car on tire par derrière. Mon peloton s’en va en
patrouille. Une longue file qui rampe le long des bâtiments, immobilisée de
temps à autre par une rafale hâtive. Et toujours cette rafale est suivie d’une
course précipitée dans les hangars dont les toits tombent morceau par morceau
avec des bruits sourds. Décidément, l’ennemi semble peu disposé à
« tenir » ! Nous voilà au bout de l’usine. Nous n’avons pas eu à
tirer un coup de feu. Nous rentrons dans le grand calme. Revoici notre bout de
tranchée. Le commandant est inquiet : aucun des coureurs envoyés au
bataillon n’est revenu. Repli général Voici un
officier : un inconnu ; on se méfie ! C’est un lieutenant du 37
qui, renonçant à fuir avec son régiment, est revenu sur les positions, seul. Il
a vu en passant notre Major et il nous apporte un ordre. Et quel ordre ?
« Repli général de l’armée. Regroupement du bataillon à Rieme ». –
Stupeur ! « Alors ? C’était bien la peine de reprendre cette
tranchée ! » On ne comprend plus rien ! « Qu’est-ce qu’il
f..., là-derrière ? » Il faut bien se résoudre. Mon peloton va
protéger le repli de la compagnie. Je m’installe dans la tranchée. Le gros nous
quitte. Un quart d’heure... Mon commandant revient vers nous avec son
aide-comptable : « On a oublié de prévenir du repli les
mitrailleurs ! » - « Vous en faites pas, on va faire
ça ! » Ils s’en vont dans la nuit. Derrière nous une rafale, quelques
coups de feu. – « Sacré nom ! il s’est fait prendre dans une
embuscade ! » - Je regroupe mes mitrailleurs et je trouve, par
surcroît, un peloton égaré d’une autre compagnie. Il est temps de partir. Tout
mon monde est en marche. On sort de l’usine. La route, éclairée par le rouge
des réservoirs en feu. On a tiré sur nous ! Nous sommes tous par
terre ! Ça doit venir de ce terril qui surplombe un mur de l’usine. On
tire encore : nous ne voyons pas d’où ça vient. Il ne s’agit pas de se
laisser tirer comme ça ! On enfonce une porte et on se précipite dans une
maison. On ne voit rien de plus ; et pas moyen d’en sortir par
l’arrière : il faut revenir sur la route. On risque la tête, on ne tire
plus ! Profitons-en ! Ai pas de course le long des murs (et les
mitrailleurs portent leurs pièces à bras !) Voici enfin Rieme. Le
bataillon est toujours là. « Où est notre commandant ? » -
« Pas vu ! » Diable ! Un vélo nous tombe dans les
jambes : l’aide-comptable. Il raconte l’affaire : « Le
commandant est tombé avec moi sur six Allemands postés à la porte de l’usine.
Pas moyen de filer ! Il a essayé de leur parler allemand, mais ils n’ont
pas bougé. Alors le commandant a tiré les treize coups de son G.P. Ils ont tiré
une rafale et se sont sauvés. Nous aussi ! » - Et bientôt, voici le
commandant en personne. Il l’a échappé belle ! Il nous a sauvés, car ces
six gaillards-là attendaient notre peloton d’arrière-garde pour le surprendre
au sortir de la « Purfina ». La contre-attaque a fait plusieurs
victimes dans le bataillon. Un adjudant a été blessé au ventre. On se met en
marche. Eccloo-Necke. On a passé le Canal de Dérivation de la Lys. Le 24, à 14
heures, nous nous arrêtons : la première halte après vingt-trois heures de
combat et de marche. On dort cinq heures. – Ordre de s’installer en défensive à
Somerghem (second échelon de la D.I.). Les travaux n’avancent pas ! Le
moral est tombé à zéro. Après l’enthousiasme de Rieme, nous voilà bien bas. Des
groupes entiers sont restés en arrière pendant la marche ; sans doute
sont-ils déjà aux mains de l’ennemi. Un de nos groupes de combat qui
constituait pointe d’arrière-garde mobile pour le bataillon, à dû s’endormir
sur place, car aucun de ses hommes n’a suivi ! – Nuit blanche et froide, mais
calme. Aube sans histoire. Des avions nous inondent de prospectus
défaitistes : « Les Allemands seraient à Dunkerque ». Cette
blague ! – Les travaux n’avancent toujours pas. Il faut un bombardement à
cent mètres de nos lignes pour décider les pelles à se mettre en mouvement.
C’est le coup de fouet qu’il fallait. Le moral remonte d’heure en heure. Nos
« camarades » (qu’ils disent !) nous tirent dessus ! Eh bien, on les recevra ! La position
est déjà au point à 23 heures. On accorde repos pour la nuit. Mais dans les
rares fermes des alentours, il n’y a plus une place : les granges
fourmillent de réfugiés : ceux qui n’ont pu passer en France et qui
mendient le reste de nos cuisines. Il y en a jusqu’à septante dans une remise. Le 26,
l’ordre de la D.I. porte notre bataillon à l’ordre du jour pour la
contre-attaque du 23. On reprend pied. On réorganise les unités. Il manque
vingt-et-un hommes à mon peloton, disparus au cours de la marche. La journée
est calme. Nos patrouilles circulent sans être inquiétées. A 17 heures, une
« saucisse » s’élève devant nous. On n’y prend pas garde. A 19
heures, six obus atteignent notre point d’appui. Deux « entonnoirs »
sont à moins de cinq mètres de nos tranchées. Les arbres sous lesquels est creusé
mon P.C. sont décapités et noircis. « Satanée saucisse ! » Ordre de
contre-attaquer vers le Nord A 20
heures, le bataillon reçoit l’ordre de contre-attaquer vers le Nord. Tant
mieux ! On se met en place et on attend jusqu’au lendemain à 10 h. 15. On
part enfin, mais la « saucisse » est encore là qui nous guette. Sur
le bataillon en dispositif resserré, dans les champs sans fossé, plusieurs
batteries déversent leur mitraille pendant près de quatre heures, sans une
seconde d’arrêt. On ne croit plus qu’on en réchappera : on est entassé
dans les moindres creux et on ne se donne même pas la peine de se faire un
trou. Quand le tir cesse, on ose à peine faire l’appel. Les voix qui
répondent : « Voorwaarts » sont haletantes... Il n’y a qu’un
blessé léger pour tout le bataillon. Ça rend du courage ! On part... mais
ce n’est pas pour contre-attaquer : c’est un nouveau repli général. Ça
sent la fin... On gagne le Canal Gand-Bruges. Sur les deux berges, survolé par
des avions qui ne tirent pas un coup, c’est un défilé sans fin. On croirait que
toute l’armée s’est donné rendez-vous ici. Voilà le pont d’Aeltrebrugge. Sur
l’aérodrome de Maria-Aelter, tout proche, s’écrasent les torpilles. Nous devons
d’après l’ordre, passer le pont et remonter vers le Nord prendre position à
Knesselaere. Pressons le pas. Une détonation terrible. Un blindé vient
d’apparaître sur la berge nord et a tiré un coup de 3,7 sur la colonne. Ça a
été rapide comme l’éclair, mais un monceau de corps et étendu à nos pieds. Pour
notre compagnie : un caporal tué ; deux sergents et quatre soldats
blessés gravement. En un instant la berge a été vidée. Tout le monde est en
fuite. Les blessés seuls sont restés au bord du Canal avec les morts. Nous
endiguons la panique comme on peut. Nous allons passer le pont. Celui-ci saute
devant nous : l’ennemi est sur l’autre berge. La débandade est affreuse.
Un sergent et quelques hommes retournent, malgré tout, vers le Canal. Ils y
relèvent les blessés, les tirent vers l’arrière, les chargent sur une charrette
et les évacuent. Que faire ? Où est le Major ? Où sont les
hommes ? Nous avons, en tout et pour tout à la compagnie, trois officiers
et une quarantaine de soldats. On attend en vain un ordre. Personne n’est en
vue... Ce fantôme de compagnie part à l’aventure. Et c’est une marche infernale
dans les blés, dans les fossés, sous les avions... On boit du lait, on gobe un
œuf, en passant, au hasard des fermes. – Allons à Saint-Georges ! On y
dort trois heures. Il n’y a plus de Belges là ! – Sur l’autostrade
Gand-Bruges, on suit une colonne d’artillerie. – On subit un ultime
bombardement. On se jette à travers champs. – De toute part, des groupes
d’hommes qui marchent sans savoir. Du Sud, du Nord, de l’Est, ils affluent et
toujours d’où qu’ils viennent, ils se prétendent poursuivis par l’ennemi. Une
seule direction reste à envisager : Bruges. Qu’y fera-t-on ? Qu’y
trouvera-t-on ? Mystère ! Mais on marche... Il est cinq heures. Nous
sommes au 28 mai. On rencontre une fraction du 29e de ligne qui,
sans ordre comme nous, a décidé de s’organiser en défensive, près d’Oostkamp.
Notre bataillon (ce qui en reste !) doit être là derrière,
paraît-il : un peu plus loin, sur l’autostrade. On gagne la grand’route.
Quels sont ces soldats en bonnet de police et sans armes ?
Rêvons-nous ? Non ! Une auto passe : des officiers belges, des
officiers allemands. Et alors
nous apprenons que, depuis quatre heures du matin... François Duysinx. [1] Collection Nationale Civisme. En Campagne avec le 14e de Ligne. Préface du Lieutenant Général de Réserve Hre A. Lambert. Publication mensuelle faisant suite à « Cœurs Belges » (1943-1951) Mars 1952 – N° 155. Editions de l’U.C.E.O. rue de la Loi, 127 Bruxelles. |