Maison du Souvenir

Daniel Duesberg, Moine-Officier-Résistant-Prisonnier Politique.

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Daniel Duesberg, Moine-Officier-Résistant-Prisonnier Politique.

point  [article]
Couverture du livre dans lequel Dom Marcel Boval raconte l’histoire du Père Daniel Duesberg.

Daniel Duesberg pendant son service militaire 1921-1923.

Daniel Duesberg à Maredsous.

Maredsous – Eglise abbatiale vue de la cour de l’école.

Eglise de Salet en 2010. (Photo F. De Look)

Eglise de Salet – Vue intérieure.

Eglise de Salet – Vue intérieure en 2010. (photo F. De Look)

Eglise de Salet – Porte intérieure en fer forgé.

Eglise de Salet – Porte intérieure en fer forgé en 2010. (Photo F. De Look)

La plaque commémorative . (Photo F. De Look)

Vue de Glenstal.

Ghlin – Château Wauters.

Breendonk – Vue sur une porte de cellule.

Vue du fort de Breendonk.

La cruelle direction du fort de Breendonk.

Le chauffage au fort de Breendonk ainsi que le bleu sur les carreaux.

Le travail imposé aux prisonniers du fort de Breendonk.

Les prisonniers au fort de Breendonk.

Les lits des prisonniers au fort de Breendonk.

Dans la salle de torture du fort de Breendonk.

Un des fameux wagonnets.

Les poteaux d’exécutions.

Endroit où se pratiquaient les pendaisons.

Le départ pour les camps de concentrations.

Daniel Duesberg, Moine-Officier-Résistant-Prisonnier Politique

 

André Duesberg en religion DOM DANIEL DUESBERG.

Moine de l'Abbaye de Maredsous.

Capitaine de cavalerie de réserve.

Officier de l'Ordre de Léopold avec palme.

 Croix de guerre 1940 avec palme.

Chevalier de l'Ordre de la Couronne.

Fondateur et premier commandant de la Légion Belge (A.S.) du Hainaut.

Né à Aubel le 5 août 1902, arrêté à Ghlin-lez-Mons le 22 juin 1942,

mort au Camp de Gross-Rosen le 15 novembre 1944,

en la 20ème année de sa profession monastique et la 15ème de son sacerdoce.

 

Préface

       Ce m'est un grand honneur d'avoir été prié par Dom Marcel Boval de rédiger une brève préface à l'ouvrage qu'il vient de composer avec ferveur.

       Brève préface, en effet, car nous ne pourrions mieux nous exprimer sur l'admirable Daniel Duesberg que l'auteur lui-même, dans ses propos liminaires et dans ses conclusions.

       Je fis la connaissance du père Duesberg au début de l'année 1941 et je revois, comme si c'était hier, sa haute et hallucinante stature, la flamme de son regard, la chaleur rayonnante qui se dégageait de sa personne. Je le revois sans cesse devant moi, avec son ami, cet autre grand Résistant issu de la cavalerie, mon si cher Paul Boussemaere.

       L'un et l'autre représentaient à mes yeux - en cette époque de l'attentisme ou de la résignation de la majorité de nos compatriotes - ce que la Résistance comptait de plus pur et de plus désintéressé.

       Lorsqu'en décembre 1941, le chef du service Luc, le regretté Georges Leclercq, ses deux adjoints, l'avocat André Cauvin et moi-même, dénoncés et irrémédiablement compromis, dûmes quitter la Belgique pour entreprendre le long voyage vers la Grande-Bretagne, je vis une dernière fois Duesberg et Boussemaere. Ils n'auraient eu qu'un mot à dire pour nous accompagner, avec la grande probabilité de se trouver bientôt en lieu sûr. Comme ils ne s'estimaient pas encore compromis à l'époque, ils ont voulu poursuivre l'action clandestine. Pour de telles âmes d'élite, partir, alors que rien ne les y forçait encore, eût été une désertion. Ils ont continué la lutte, de toute leur âme, en pays occupé, jusqu'à leur arrestation. Boussemaere nous revint des camps maudits. Duesberg mourut à Gross-Rosen.

       La vie du père Duesberg constitue un exemple impérissable. Comme Walthère Dewé, il unissait sa foi religieuse et sa ferveur patriotique en une synthèse féconde. Comme Walthère Dewé et comme Léon-Ernest Halkin, il portait le Christ en lui.

       C'est parce qu'il portait le Christ en lui, que Dom Daniel Duesberg posa un acte qui présente à mes yeux plus de prix encore que tous ceux qu'il accomplit dans la lutte clandestine. Transféré de l'enfer de Breendonk à la prison de Saint-Gilles au régime infiniment plus supportable, il demanda et obtint de retourner à Breendonk. Il y avait ici, estimait-il, tellement plus de détresse et tant d'âmes à sauver. Il savait aussi que, plus l'on avance dans la douleur et vers les supplices, plus l'on devient conforme au Christ.

       Et comment ne pas rappeler, au souvenir du père Duesberg, la phrase admirable de Mauriac? « Ceux qui avaient le Christ en eux, ont pu traverser les cercles de cet enfer et en remonter, - qu'ils soient passés à la vie éternelle ou revenus parmi les leurs -, sans avoir perdu leur dignité d'hommes, ni cet amour, ni - ce qui est plus miraculeux encore - cette joie dans l'abandon, cette joie du fils qui, quoi qu'il advienne, sait qu'il a un Père et qu'à travers tant de boue et tant de sang répandu, c'est vers le Père qu'il va[1] ».

 

Henri BERNARD,

Professeur émérite

de l'Ecole royale militaire

 

Liminaire

 

       Si Dom Daniel Duesberg, André de son prénom civil, a succombé sous les coups durs et prolongés d'une épuisante captivité, il n'a jamais cessé de monter, et sa mort marque son triomphe. Seule, une trahison infâme, suivie d'abominables traitements joints à de longues et atroces privations, avait pu l'abattre physiquement, lui qui jouissait d'une santé de fer et d'un moral d'acier. L'accumulation de toutes ces souffrances a conduit cet officier, ce moine, ce prêtre sur le chemin d'une ascension qui l'a grandement haussé aux yeux de ses nombreux amis.

       Avec quelle dignité, quelle sérénité et quel courage André Duesberg n'avait-il pas fait face à l'adversité: arrestation, sévices, avanies, tortures renouvelées, long dépérissement dans les camps de concentration étaient simplement désignés par lui comme « des incommodités de la vie présente » ou encore comme « des occasions de se sanctifier en vitesse » (Notes écrites de la prison de Saint-Gilles).

       Ce sont de tels soldats, de tels entraîneurs d'héroïsme, que la Patrie contemple avec une fière admiration, car c'est elle-même qu'ils incarnent ; c'est toute la bravoure belge que leur attitude personnifie. Ce sont aussi de tels prêtres que l'Eglise honore et dont elle se glorifie, car c'est elle qu'ils représentent. Leurs pensées divines palpitaient comme de vives flammes dans le silence sépulcral des cachots.

       Lumineuses figures nimbant de leur splendeur l'idéal pour lequel leur sang généreux a coulé et leur souffle suprême s'est exhalé! Ils surent ne pas trahir, ils surent vaincre ou mourir. Et morts, ils vivent plus intensément que jamais. Ils ont triomphé par leur mutisme et leur mort. Celle-ci n'est-elle pas la plus belle victoire remportée à la fois sur eux-mêmes et sur l'ennemi ? N'est-elle pas le plus bel exemple de patriotisme et de christianisme pour les générations futures ? Le sang des martyrs est la semence des chrétiens, a-t-on dit justement. Une telle semence est porteuse de riches moissons, non seulement pour la postérité, mais pour nos héros eux-mêmes : « Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés » écrivait Péguy.

       Au moment de rendre hommage à la mémoire de notre frère, rappelons cette vérité qui s'applique si parfaitement à lui : « Le bien de la Patrie est le plus grand des biens humains, mais il est inférieur au bien divin qui, seul, à proprement parier, fait des martyrs. Cependant, comme tout bien humain, s'il est rapporté à Dieu, peut devenir divin, il sera dès lors capable de produire le même effet et d'engendrer des martyrs.» (St Thomas)

       Au reste, le mot «Patrie» n'est-il pas apparenté au mot « Père »? Cicéron ne fulminait-il pas contre Catalina, lui infligeant le nom de parricide, pour avoir odieusement trahi Rome ? Parce qu'elle est une personne morale nous procurant de grands biens, la Patrie a droit à un culte de notre part, à une reconnaissance agissante. C'est en la servant que nous l'avons empêchée d'être asservie au pouvoir nazi, avec toutes les funestes conséquences qui en auraient résulté, si nous n'avions pas résisté avec nos Alliés.

       A l'injuste agresseur de nos populations, nous ne devons, comme l'a dit le cardinal Mercier, ni estime, ni respect, ni aide d'aucune sorte. L'autorité subie de fait, nous pouvons en conscience la balayer, dès qu'il est possible de rétablir une autorité de droit, une autorité légitime. A ceux qui se sont donc attachés à ruiner ou entraver, au prix souvent des pires sévices, le pouvoir de fait, exercé par l'autorité occupante, hommage soit rendu ! A ceux qui dans les bagnes nazis ont peiné, souffert, enduré les tortures et offert le sacrifice de leur vie pour que les autres, (nous autres) continuent de vivre et recouvrent leur liberté, hommage soit rendu !

       Puissent ces pages faire saisir aux jeunes le prix de leur liberté ! Il ne s'agit pas de rester fixés dans le passé, mais d'agir et de lutter pour qu'il ne revienne pas, nous rappelant cette parole du philosophe Santayana : « Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le revivre. »

       Il nous est donc bon de rappeler et d'apprécier, pour en tenir compte, les sacrifices consentis par ceux qui ont mis toute leur âme à défendre une des causes les plus justes et les plus nobles.

 

Abréviations

 

AB                                     Armée de Belgique (future Armée secrète)

AS                                     Armée secrète

BBC                                  British Broadcasting Corporation

CG                                     Commandant de groupe

CT                                      Commandant de territoire

DC                                     Division de Cavalerie

DI                                      Division d'Infanterie

Gestapo                             Geheime Staatspolizei

GFP                                   Geheime Feldpolizei

GQG                                  Grand quartier général

LB                                     Légion belge

PC                                      Poste de commandement

QG                                     Quartier général

SRA                                   Service de Renseignement et d'Action

SS                                      Schutzstaffeln, littéralement : échelons de protection ; en fait :   milice du parti nazi

VNV                                  Vlaams Nationaal Verbond

 

CHAPITRE l

 

A Maredsous

- Le cloître et l'armée.

 

       C'est à Aubel, dans la province de Liège, qu'André Duesberg vit le jour, le 5 août 1902. Son père, ingénieur, l'avait dirigé vers les humanités modernes, à l'athénée de Verviers, qu'il fréquenta de 1913 à 1918. Sa mère, pieuse mais non bigote, a été à l'origine de l'orientation de sa vie, et cela tout naturellement.

       Son adolescence fut marquée, en outre, de l'empreinte de l'abbé Boland, vicaire à Ste-Julienne, à Verviers, qui devint ensuite avec le P. Lebbe, le fondateur de la SAM (Société des Prêtres auxiliaires des Missions). Il tenait chez lui des réunions qui groupaient des élèves d'humanités anciennes et modernes des établissements de la ville : Frères des Ecoles chrétiennes, Athénée et Jésuites. Pour ce milieu plein de turbulence, il organisa, en 1917, une retraite avec prédication sur la communion fréquente remise en pratique par saint Pie X, retraite qui suscita des vocations sacerdotales, notamment dans le milieu de l'athénée.

       Ces retraites avaient lieu à « La Sapinière » dépendant de « Maison-Bois », propriété du comte de Pinto. Les jeunes gens étaient bouillonnants mais généreux. L'abbé Boland écrivit à leur sujet une brochure intitulée: « Mes petits enragés ». Dans sa préface, on lit : « Mes petits enragés sont des types bien vivants. Ils sont de leur âge, et je suis sûr que Dieu les aime comme ils sont... Educateurs farouches, interdisez la lecture de ce qui suit, à vos petits saints à vous. Les miens n'ont pas ce genre-là. »

       Ces mots de l'abbé Boland caractérisent son action bienfaisante. On y voit le souci de respecter la spontanéité naturelle et la personnalité de chacun, le culte de la franchise, de la sincérité, de l'état de grâce aussi, entretenu par la communion fréquente ou recouvré par la confession.

       Rien de surprenant dès lors, qu'André ait entendu et suivi l'appel de Dieu. Mais une telle vocation, cela étonne chez un tempérament comme le sien, lui qui, à 16 ans, en 1918, ne voulut pas voir la fin de la grande guerre sans créer, avec son frère aîné Guy, des ennuis aux Allemands sur le point de battre en retraite.

       Une cousine cadette d'André, Cécile Vent, évoque ainsi les souvenirs qu'elle a gardés de lui, en ces années d'adolescence: « Il était très gai, très généreux, et il avait un besoin évident de protéger les petits; son amour pour son jeune frère, Jean-Marie, était visible. Quant à sa protection personnelle, il s'en chargeait lui-même, très efficacement ! Il avait une façon directe et intelligente de résoudre les problèmes d'enfants. Je ne me souviens pas d'un seul mensonge, ni même d'un manque de franchise. Jusqu'à l'âge de 12 ans, il considérait les filles un peu comme des êtres inférieurs ; puis, de 13 à 18 ans, carrément comme des microbes !

Il était un peu bagarreur, mais toujours champion de l'équité. »

       A une autre cousine, André a laissé une impression non moins excellente : « Je l'ai connu en 1919, lors de mon mariage avec son cousin germain Maurice. Il était alors aux études. Il venait, à notre joie, souvent chez nous. Je ne puis dire qu'une chose : j'ai toujours admiré sa gentillesse et sa bonté vis-à-vis des siens. André possédait un beau caractère, plein d'humour, et appréciait tout ce que l'on faisait pour lui. Pendant la guerre de 1940, il venait souvent loger à la maison. J'avais le plaisir de le gâter, et il adorait cela. Je le taquinais et lui disais que s'il n'y avait que des prêtres comme lui, il n'y aurait que des croyants. Je garde de lui un souvenir inoubliable et toute sa famille le regrette. »

       Il acheva ses humanités en deux ans, à l'école abbatiale de Maredsous, en y apprenant le latin et le grec sous la direction éclairée de son cousin Dom Hilaire Duesberg. C'est là que sa vocation se cristallisa vers la vie bénédictine, mais il n'entra pas aussitôt après, comme postulant, car son père l'estimait trop jeune, et il l'inscrivit à l'école supérieure de Textiles, à Verviers (1921-1922) ; après quoi, André devança son service militaire à l'école de Cavalerie de Brasschaat. Il devait bientôt y remporter un concours hippique.


Daniel Duesberg pendant son service militaire 1921-1923.

       Nous le retrouvons à Maredsous dès sa majorité lui permettant de poursuivre son idéal religieux. Il y reçoit l'habit bénédictin, le 15décembre 1923, et le nom de Frère Daniel. Le 7 mars 1928, il émet les vœux solennels de la profession monastique et fait ensuite sa théologie au Mont- César, à Louvain. Le 10 août 1930, il est ordonné prêtre à Maredsous, par Mgr Rasneur, évêque de Tournai.

       Durant ces mêmes années, il suit à l'université tous les cours de philologie germanique. D'où ces lignes envoyées à son Père Abbé, le 24 octobre 1930 :

       « Je désire vous écrire pour vous relater mon entrée ou plutôt ma rentrée en matière avec la langue flamande. J'en sais, grâce à Dieu, plus que je ne pensais, et tout en profitant déjà congrument de mes cours de flamand, je pense arriver, en deux mois, à n'en plus perdre que fort peu de mots. Un secourable abbé, que m'a désigné M. Boon, notre professeur principal, fait avec moi de la conversation, et au Mont-César, pendant une heure chaque jour, un Père complaisant parle avec moi l'idiome convoité. Je pense que l'an prochain, je serai un professeur de flamand passable qui pourra s'améliorer au cours des temps. Le régime qui m'est fixé me permet de faire très sérieusement ma théologie. »

       Le 3 mars 1931, il écrit encore de l'abbaye du Mont-César à son Père Abbé: « Ce qui me console, c'est qu'avant un mois nous serons de retour à Maredsous. Ici, je prends une indigestion de flamand ; je sens s'effectuer le travail de pénétration et d'assimilation lente de cette denrée ... »

       Et pour préciser sa pensée à ce sujet, il ajoute, quelques jours plus tard, en réponse à une lettre reçue: « Quand je parle d'indigestion de flamand, c'est surtout au sens qualitatif que je l'entends : nous expliquons en effet des auteurs très difficiles comme fond et comme forme. C'est fort bon, parce que la prose courante devient plus aisée à comprendre vite et bien. Au troisième trimestre, je vais m'atteler, comme étude personnelle, surtout à la grammaire, la syntaxe et autres choses de ce genre. Des questions de pure théorie ou de pure mécanique de langage sont fort fastidieuses, si on les aborde sans posséder un bon maniement pratique et presque instinctif de la langue étudiée. Plus j'avance, plus je me rends compte que le flamand est en pleine évolution : en peu d'années, les mots changent de signification, et ce qui pourrait paraître étonnant, cette langue est beaucoup plus riche que le français possédant parfois six ou sept expressions pour dire la même chose. Le vocabulaire est énorme et avec cela il y a des mots composés qui sont à cent lieues de la signification des composants. Heureusement qu'on n'en demande pas autant à nos élèves ! »

       Entre-temps, en 1925, nous le voyons sous-lieutenant de réserve, au 4ème Lanciers, et quatre ans après, lieutenant au 1er Lanciers. C'est l'époque de ses rappels annuels, de ses prestations militaires, avec les sympathiques réunions d'officiers à Bourg-Léopold, à Elsenborn et à Spa, où ses frères d'armes le retrouvent toujours plein de verve et d'entrain. Voici le portrait qu'en fait l'aumônier Gielen : « Dès mon arrivée au 1er Lanciers, en 1934, on me parla d'André Duesberg, le moine-officier. Tous les officiers en faisaient un tel cas, un tel éloge, que je me réjouissais de le voir arriver à un dîner trimestriel. Je ne fus pas déçu, au contraire : c'était un homme d'une pièce, osant dire ce qu'il pensait et qui inspirait en même temps la confiance et le respect à tout le monde. Il avait la réplique vive et facile et ne se laissait jamais intimider. »

       Tel est le souvenir vivace que l'on gardait de son originale et piquante jovialité. Il parlait un langage dru, clair, pittoresque, avec des rapprochements inattendus, ponctués de mots à l'emporte-pièce ou saupoudrés de grains de sel. C'était comme naturellement, sans rechercher l'effet, que dans l'entourage de l'armée aussi bien que parmi ses confrères de Maredsous, il lançait un verbe plaisant, décochait une épithète expressive ou racontait avec une mimique amusante une anecdote vécue.

       Il savourait le plaisir de deviser des choses et des gens avec cette causticité coutumière, cette délicieuse spontanéité d'où les mots fusaient et les images ruisselaient. Ses camarades, ses amis les meilleurs étaient croqués en deux ou trois traits définitifs qu'on n'oubliait plus. Au reste, il savait jauger, scruter l'homme qu'il avait en face de lui. Aussi bien, est-ce avec raison que les « Annales de l'Association des anciens élèves de Maredsous », ainsi que le « Mémorial des anciens élèves de Maredsous morts pour la Patrie » retracent sous la plume de Dom Thomas Delforge ce profil de Dom Daniel Duesberg : « Peut-être est-ce jusqu'à la légende médiévale qu'il faut remonter pour lui trouver un pareil, jusqu'à l'archevêque Turpin, compagnon de Roland, grand homme de Dieu, grand pourfendeur d'hérétiques. »

       Mais alors qu'il semblait ainsi bousculer son monde, il avait le culte de l'amitié. La sienne donnée, il ne la reprenait pas. Et comment ne l'aurait-on pas aimé ? Causeur captivant, mais surtout cœur dévoué, il aimait faire le bien et secourir son prochain. Nous verrons, plus loin, que ses compagnons de combat et ses compagnons d'infortune ne tariront pas à ce sujet. Il était heureux d'alléger le malheur des autres ou d'accroître leur bonheur. On l'a dit justement: « Dom Daniel étreignait dans une robuste poitrine une âme de prêtre et une âme de soldat. »

       C'était aussi un sportif. Au temps des « rappels » à l'armée, ses moments favoris étaient ceux de l'équitation. Il possédait à merveille l'adresse et l'esprit du cavalier, fait d'audace, d'élégance et d'assurance, qui s'alliait fort bien avec son tempérament vigoureux, son caractère franc, énergique, son âme avide de causes généreuses.

       Affecté à un régiment de cavalerie, le 4ème Lanciers, avant que celui-ci ne fût motorisé, il est astreint à des épreuves de courses avec obstacles. Il écrit au P. Prieur, Dom Idesbald Ryelandt, le 16 novembre 1925 : « On se lève à 5 heures et l'on part à cheval à 6 heures ou 6 heures 30 ; on revient vers 2 heures 30 après des manœuvres en terrain difficile, pour subir ensuite une conférence critique d'une grosse demi-heure, et on peut alors enfin dîner, trempé et crotté. La nuit, c'est votre porte qui est défoncée avec des cris, on vous jette de l'eau et des liquides qui ne vous laissent pas dormir; ce sont des heures passées en savates, manteau et pyjama, pour sauver ses affaires d'un déluge ou d'une démolition. Tels sont les amusements du camp ! Tous les soirs, dîner en musique (du 1er Guides) et souvent un très bon solo de violon ou violoncelle. Demain, nous partons à 7 heures dans la direction d'Houffalize, en grandes manœuvres. J'ai été nommé porte-étendard du régiment. Priez pour que je ne le perde pas, moi qui suis si distrait ! »

       Une lettre qu'il envoie du camp de Rhénanie, le 22 juin 1924, nous apprend: « Après la messe de 6 heures jusqu'à celle de 10 heures, j'ai fait un cross à travers la campagne, par dessus les ruisseaux et les fossés. » Une autre fois encore, en juin 1930, il écrit du camp de Beverlo : « Je fais du cheval deux fois par jour. On m'a mis officier de garde pour le camp de cavalerie pendant les fêtes de Pentecôte, et je profite de la solitude et de la liberté que cette fonction m'octroie.»

       Citons enfin un extrait d'une lettre adressée, alors qu'il était encore au noviciat, à son Père Maître des novices, du camp d'Eschweiler, en Allemagne, le 20 juin 1924 : « Hier, toutes les maisons étaient ornées très abondamment sur le passage des processions, et même parmi les moindres ... En allant au stand du Tir de Stolberg, nous avons traversé à cheval tout un village jonché de fleurs pour la procession, et en revenant par le même chemin, j'ai eu le bonheur de saluer le St-Sacrement qui était au reposoir, sur la grand'place du village. J'ai fait comme cela ma procession de la Fête-Dieu aussi, et je me suis aperçu qu'on prie fort bien à cheval, en commandant un peloton. Les chemins étaient bordés de belles petites bannières de toutes les couleurs, qui flottaient au vent. Il ne faut pas demander si les chevaux dansaient... »

- L'école abbatiale.

a) Professeur.

       Sa formation théologique et ses cours de philologie germanique terminés, le P. Daniel est nommé professeur à l'école abbatiale où il avait terminé ses humanités. Il est chargé d'y enseigner le flamand, l'allemand et l'anglais, qui lui étaient devenus familiers. Excellent polyglotte, il soutient l'attention de ses élèves en leur procurant des livres susceptibles de les intéresser, au long de ses six années d'enseignement (1931-1937).

       Afin de perfectionner la pratique de ses connaissances linguistiques, ses supérieurs lui avaient ménagé, durant ce temps, des séjours de formation plus poussée en Hollande, en Allemagne et en Angleterre, aux grandes vacances d'été.

       C'est ainsi que nous le trouvons, le 10 juillet 1931, à Maëstricht, d'où il écrit au Père Abbé: « Comme depuis une dizaine de jours, j'ai pu apprécier l'excellence des leçons qu'on me donne ici avec tant de charité et de désintéressement, j'ai pris sur moi d'en profiter encore pendant trois semaines. Le régime est fatigant et ne me laisse que peu de liberté les après-midi; mais en revanche, j'apprends beaucoup et je crois bien qu'en trois ou quatre semaines, j'aurai vu avec un seul de mes professeurs les cours complets de littérature, critique littéraire et syntaxe que voient les élèves hollandais de quinze à seize ans. A mon grand plaisir, je remarque que le livre est rempli d'extraits d'auteurs flamands et que les relations littéraires entre la Flandre et la Hollande sont fort étroites. Il faut que je me tienne quand les bons Frères me parlent avec sympathie de Borms et des activistes. Ils s'imaginent ici que les Flamands sont de pauvres gens honteusement opprimés avec arrière-pensée de rattachement à la Hollande ... Je suis anxieux d'avoir des nouvelles de Dom Benoît. Je m'apprête à fêter demain la solennité de saint Benoît ; je devrai probablement dire une messe quelconque, il faudra que je me rattrape avec le bréviaire. »

       Après Maëstricht, voici La Haye, chez les mêmes Frères qu'à Maëstricht. Le 31 juillet, fidèle à son bulletin hebdomadaire, il écrit à son Père Abbé : « Je continue à La Haye la série de mes leçons et exercices. Je commence à y voir vraiment clair. Le contact avec l'enseignement tel qu'on le pratique ici est des plus profitables, et je puis me rendre compte combien les changements de professeurs et de méthodes ont été dommageables pour nos élèves. A côté des livres d'ici, les nôtres sont vieillots et mal faits. Il faudra tout doucement remonter le courant et reprendre tout en mains, pour que les élèves aient l'impression d'un enseignement progressif et pratique, qui leur permette de se débrouiller, de lire un journal, ce dont actuellement, à la sortie de la rhétorique, ils ne sont absolument pas capables. On trouve ici, en Hollande, une société très cultivée, aimable, artistique, ce qui rend beaucoup plus agréable le contact avec la langue. Pas question de préjugés et frictions comme dans notre pays, et par conséquent rapports aimables, ouverts et faciles avec les Frères, sans cette espèce d'arrière-gêne et de glace infondable entre Wallon et Flamand.

       Chaque après-midi, je sors avec un Frère; nous marchons trois ou quatre heures, en parlant de tout et de rien, le Frère me corrigeant quand la tournure de la phrase n'est pas juste ou que l'accent est de travers. Jusqu'à présent, l'effort a porté sur la grammaire, la syntaxe et le vocabulaire. Il faut, maintenant, que je veille à la prononciation et aux accents: c'est la partie la plus délicate et la plus difficile. Le matin, je lis les prières après la messe en néerlandais : Wees gegroet...

       Je suis l'aumônier en titre des Frères. Le Père Jésuite qui dit habituellement la messe ne vient plus pendant que je suis ici. Le P. Feuillen Gillain de l'abbaye de Saint-André est à La Haye aussi, envoyé par le Père Abbé Théodore pour apprendre la langue : il doit donner ses cours dans les deux moedertalen.

       Et voici, à d'autres points de vue, quelques appréciations que le P. Daniel nous livre : « Tout respire dans ce pays l'ordre et la propreté. Tout est net, fleuri, archi bien entretenu, et tout est conçu aussi pour avoir le moins besoin d'entretien. Si l'on avait quelque chose à construire, il faudrait s'inspirer de ce pays où ils ont tout osé et parfaitement réussi. Les catholiques sont ici d'excellente qualité et d'une générosité à toute épreuve pour leurs œuvres. C'est admirable, ce qu'ils ont bâti d'écoles et d'églises en cinquante ans... Pour ce qui est de votre serviteur, la santé de l'âme et celle du corps sont bonnes. Le milieu est très fervent et très observant. J'ai prié spécialement pour nos nouveaux diacres et sous-diacres.»

       Elles ne manquent pas non plus d'à-propos les réflexions qu'on trouve dans sa lettre du Il août de la même année: « Je commence à avoir une petite provision de phrases pour la vie courante, qui permettent de prendre part à une conversation. Plus je me rends compte des difficultés de la langue vivante, plus je vois combien il aurait été présomptueux de vouloir enseigner, alors qu'on ne connaît que la boekentaal, la langue des livres, qui diffère beaucoup plus de la langue parlée qu'en France, par exemple. Chez nous, l'enseignement du flamand doit permettre aux élèves de s'en tirer à l'armée, au barreau, etc ; il faut donc qu'ils sachent autre chose qu'une langue stéréotypée pour laquelle on leur rirait au nez...

       Au début de la semaine prochaine, je vais tâcher de m'échapper chez les Frères, à Amersfoort, où la vie est mieux organisée pour apprendre. Les Frères ont retraite, cette semaine, à La Haye. Je puis toutefois encore continuer mes conversations corrigées avec trois Frères qui ont déjà fait la voor-retraite. On me reçoit dans un petit parloir et on commence à caqueter. Je voudrais que vous fassiez la connaissance de ces bons Frères qui sont aussi sympathiques qu'on peut l'être. Le travail de chaque jour est précieux pour moi et tout à fait indispensable. »

       Ce travail, loin de son abbaye, ne l'empêche pas de s'intéresser à sa communauté: « Je suppose que l'on voit des figures de postulants errer dans nos cloîtres et les figures des novices et jeunes profès s'éclairer à la pensée des générations futures. Je ne vous cache pas, Révérendissime Père, que ce sera pour moi une grande joie de revoir votre Paternité et toute l'abbaye, de prendre place dans les rangs des combattants ... »

     L'année suivante, ce fut l'approfondissement de la 'langue anglaise. Le 24 juillet 1932, il écrit de Londres: « Je suis bien arrivé à Londres. La traversée du Kent par Canterbury est fort belle. Nous ne sommes pas moins de trois ici pour apprendre l'anglais et je suis en train de prendre des dispositions pour faire des progrès sérieux. Je suis bien nourri et logé dans ce presbytère. Canon Casserly et son vicaire M. Bridgmand sont fort gentils. Je me tiens en union de prières avec nos chers futurs prêtres et serai de cœur à Maredsous pour les fêter et remercier N.S. pour tant de grâces ... »


Daniel Duesberg à Maredsous.

     Toujours soucieux de tenir au courant son supérieur, de ce séjour de formation culturelle, il lui adresse ces lignes, le Il août : « J'emploie mon temps en lectures et conversations avec d'aimables personnes qui ont la bonté de me dire que je fais des progrès. Je commence à pouvoir suivre une conservation sans trop de difficultés, et je lis plusieurs heures par jour pour me familiariser davantage avec les auteurs. Les musées de Londres que j'ai visités contiennent des merveilles d'art de tout genre. Le bon chanoine Casserly, alors que j'avais arrangé avec le vicaire de rester ici jusqu'au 27, m'annonce le retour du vicaire pour le 21. J'ai donc écrit aussitôt à Dom Francis Izard de Quarr Abbey pour y être reçu, quelques jours. La réponse fut très aimable et je présume votre permission pour m'y rendre. Dom Francis s'occupera de ma chétive personne et je n'y perdrai pas mon temps. Les Anglais ont l'art de supporter le marasme des affaires, d'un cœur plus léger que chez nous, ils ont bon espoir dans un redressement assez prochain.

     Je dis la messe, une semaine à 7 h 30, et l'autre à 10 h. Puis-je vous demander de me rappeler au souvenir du R.P. Prieur et à celui de Dom Recteur, à qui j'écrirai un de ces jours ? Je joins à cette lettre un mot pour Dom Ursmer (alors gravement malade). »

     La mort du P. Ursmer Berlière, survenue quelques jours plus tard, inspire au P. Daniel ces mots de condoléances au Père Abbé: « Etienne Misonne et mon frère, de passage ici, s'unissent à moi pour vous exprimer leurs condoléances au sujet de la mort du cher Père Ursmer. J'ai dit la messe, ce matin, pour le repos de son âme... Je compte quelques bons amis anglais connaissant tous Maredsous, avec qui je cause à l'envi. Je pars, samedi, pour Downside où m'invite une charmante lettre du R me P. Abbé Dom Chapman ... »

       De cette célèbre abbaye de Downside, le P. Daniel écrit, le 6 septembre : « Je suis arrivé à Downside, samedi, venant de Quarr, via Winchester et Salisbury, dont j'ai visité la cathédrale fort belle. On m'a très bien accueilli et j'ai eu le plaisir de causer quelques minutes avec le P. Abbé, qui me semble être pince-sans-rire et plein d'humour. Il m'a demandé de rester un an à Downside pour y apprendre l'anglais à fond et donner des cours de français au collège, et être bien payé par-dessus le marché. Tout cela avec l'air détaché le plus comique. Je lui ai dit que cela dépendait uniquement de votre Paternité et que d'ailleurs je ne croyais guère la chose possible, malgré tous ses avantages. Ce serait merveilleux pour connaître à fond l'anglais et le parler tout à fait bien, mais que deviendrait le flamand à Maredsous ?

     J'ai été présenté à un Père hollandais avec qui j'ai causé un bon moment, en moedertaal, ce qui m'a rappelé l'an dernier et les bons souvenirs de Hollande. Deux ou trois Pères m'ont demandé des nouvelles de Glenstal[2] et aucun d'entre eux ne m'a fait part d'une opinion personnelle à cet égard. Les Anglais n'aiment pas les Irlandais, les méprisent, les considèrent comme des gens ingouvernables et incapables de se gouverner. Un Père me disait que pour avoir des vocations là-bas, il faudrait être en contact avec la jeunesse, exercer sur elle une influence. Les Franciscains et les Dominicains, me disait-il, réussissent grâce à cela. Il est un fait qu'ici, la plupart des vocations viennent du collège. Ils avaient, l'an dernier, 340 élèves et ils comptent en obtenir 450 après avoir divisé le collège en deux : garder les grands à Downside et établir un autre collège pour 200 petits, ailleurs, ou bien agrandir Downside. Ils trouvent trop long pour les élèves de passer dix ans dans le même cadre, si beau soit-il. Ils sont extrêmement aimables et tout est très confortable, comme votre Paternité a pu en juger elle-même.

     Un de ces jours, j'irai visiter les ruines magnifiques, paraît-il, de Glastonbury Abbey et la cathédrale de Wells, à 12 km d'ici. Je vous demande la permission de revenir par Folkestone, Dunkerque et Amiens, dont je voudrais beaucoup admirer la cathédrale. C'est la route la moins chère pour le continent. Je me réjouis de rentrer à Maredsous et d'entretenir plus longuement votre Paternité au sujet de différentes choses ... »

       Ces séjours d'études à l'étranger, pour, parfaire ses connaissances linguistiques, se firent en Allemagne, l'année suivante. Tout comme en Hollande et en Angleterre, le P. Daniel parle dans ses lettres de l'accueil qu'il reçoit, du caractère de la population, de certains points qui ont retenu davantage son attention et il notifie l'emploi de son temps :

       « Je suis bien arrivé hier, à 13 h, écrit-il de Munich, le 13 juillet 1933. Le soir, séance de prise de contact avec discours en allemand. Tout fut cordial et empreint de la plus charmante urbanité : on voit les professeurs comme on verrait des camarades. Ce ne sont pas des Prussiens à crâne chauve, lunettes noires et grande barbe, mais des hommes un peu méridionaux avec beaucoup de bonne humeur et de cordialité. Les cours ont commencé aujourd'hui. Tous les jours, le matin, quatre heures de cours, et le soir, généralement deux. Vous trouverez ci-joint le programme; j'ai biffé ce que je ne suis pas. J'ai choisi les deux cours supérieurs, de l'avis des professeurs à qui j'ai parlé en allemand et qui m'ont dit que j'en savais assez pour cela. Les quatre heures du matin sont un bloc très sérieux. Je fais récréation allemande avec les Pères qui sont charmants, et tout spécialement le R. Père Abbé, qui vient vous trouver en cellule et vous donne toutes sortes de marques de bienveillance. A table, je suis à sa gauche; à sa droite un abbé italien, correspondant de nos Revues. Vous trouverez que je vois tout en rose, si je vous dis que Munich est une ville infiniment confortable, belle et pittoresque tour à tour, et qui a très grande allure. L'université est vraiment grandiose.

       Le matin, je puis célébrer la messe à 6 h 30 ; puis, je récite le bréviaire, après avoir déjeuné et fait mon action de grâces ; il est alors temps de partir. L'université est à trente minutes, à pied, de l'abbaye. Je joins à cette lettre un mot pour Dom Recteur. Puis-je demander à votre Paternité de lui passer le programme et de remercier de ma part les Pères qui auront quelques classes à surveiller à cause de mon départ : les Pères Basile, Thomas et Isidore. Je vous remercie, R me Père, ainsi que Dom Recteur, de m'avoir procuré cette occasion si excellente de me perfectionner dans mon métier.»

       La lettre qui suivit bientôt montre les fruits recueillis de ce séjour d'études: « Pour tenir ma promesse, j'envoie à votre Paternité le bulletin hebdomadaire. Inutile de dire qu'avec six heures de cours, quatre chemins de trente minutes, la messe, le bréviaire, la journée est bien remplie. Ce qui est remarquable ici, c'est qu'on parle tout le temps allemand. Il faut se débrouiller à tout prix. Lundi prochain, je dois faire un discours de huit minutes sur le peuple allemand, ses tendances et sa culture, devant le cours. Ce sera fort amusant. »

       Il connaissait aussi des heures de détente bien légitimes: « J'ai visité, écrit-il quelques jours plus tard, la vieille pinacothèque qui renferme tout un monde de merveilles, une cinquantaine de Rubens, une quinzaine de van Dyck, des tableaux italiens, espagnols et hollandais de toute beauté. »

       Ni l'éloignement ni ses journées absorbantes ne l'empêchaient de s'intéresser aux confrères de son abbaye. Nous le remarquons notamment dans sa lettre du 31 juillet, destinée au Père Abbé: « Votre carte de ce matin m'a fait le plus grand plaisir, ainsi que les détails sur Maredsous. Je m'unis de tout cœur à la grande joie des Pères Augustin et Clément, si sympathiques tous deux; cela fait deux excellents confrères, en plus. Je joins à cette lettre un mot de félicitations pour eux et les futurs profès pour qui le vote a bien marché, grâce à Dieu.»

       On pense à lui aussi en Belgique, et des amis qui visitent l'Allemagne viennent le voir : « J'ai eu la visite de François de Kerchove, de son frère Philippe, de M. Bourdon de Nanclas et de Marcel de Pierpont que j'avais connus jadis au collège. Très content de revoir des Belges, je les ai pilotés ici et aux environs, ce dont ils ont été fort satisfaits; ils allaient à Gôdôlle, en Hongrie, au Jamborée scout.»

       L'approche des examens l'amène à en parler : « Nous avons reçu aujourd'hui, 2 août, les sujets à traiter pour l'examen écrit. On peut choisir entre : « Les rapports du pays natal avec l'Allemagne » ou bien « Les rapports de l'Eglise avec l'Etat », ou encore « Le rôle de la femme dans la société et la nation moderne ». Ce sont trois sujets brûlants pour les Allemands. Tous les étudiants ont trouvé que le discernement le plus fin n'avait pas présidé à ce choix. L'examen oral a lieu jeudi prochain, sur des matières enseignées. Pour l'écrit, je prendrai le n° 1 et de façon fort platonique. La propagande pro germanique est si forte, qu'ils s'aliènent les gens plutôt que se les attacher. Ils ont pour l'Autriche des procédés de goujats.

       Du 9 au Il août, mon frère vient en Allemagne pour l'exposition de la chaleur électrique dans toutes ses applications. Si une question quelconque intéressait l'abbaye, il pourrait se renseigner aux sources. J'ai eu un mémento, ce matin, pour le P. Alphonse-Marie, à l'occasion de sa fête. »

       Les examens dont il vient de parler sont passés et le P. Daniel est heureux d'en annoncer les brillants résultats: « Je suis heureux d'informer votre Paternité que les examens oraux ont eu lieu, hier après-midi, et portaient sur toutes les matières du cours; ils se sont fort bien passés. Ce matin, après avoir déposé une couronne sur la tombe du soldat inconnu de l'endroit, personnifié par le doryphore de Polyclète, nous avons reçu les diplômes. La note porte sur la régularité dans l'assistance au cours, les examens écrits et oraux. J'ai obtenu la mention « Hervorragend », qui équivaut à notre « grande distinction ». Cela me cause une grande joie, car je me suis donné assez de peine et j'ai répondu dans la mesure du possible à ce que votre Paternité attendait de moi. La chose qui me fait le plus de plaisir et que je sens, et que je puis toucher, est un réel progrès dans la connaissance de la langue, du caractère et de l'esprit allemand.

       J'ai eu, hier soir, la chance de pouvoir assister à la représentation de « Parsifal », au Prinz Régent Theater, en compagnie du P. Hugues de « St-Boniface », dans la loge du directeur du théâtre, et gratuitement. C'eût été difficile de payer cette place à 25 marks ou 230 frs ; c'était merveilleux comme chant, musique, décors, etc. Ces représentations sont toujours suivies par des prêtres, des religieux et même des religieuses qui font un effet assez curieux à côté des dames en grande toilette, d'assez mauvais goût, en général.

       J'ai reçu une carte du Père Abbé de Schottenstift chez qui je serai demain, s'il plaît à Dieu, J'ai maintenant une série de lectures et d'exercices à faire, qui entretiendront et perfectionneront l'acquis.

        Une bonne lettre de Dom Benoît m'est arrivée, me donnant encore quelques détails sur Maredsous, ce dont je lui suis très reconnaissant.

       Une dernière lettre d'Allemagne est envoyée de Berlin, le 16 août de la même année, après une halte de quelques jours chez les confrères de Vienne: « J'ai quitté les bons Pères de Vienne, qui m'ont reçu, grâce à votre recommandation, de la façon la plus cordiale. Je suis à Berlin, maintenant, via Prague et Dresde, pour deux ou trois jours, et je loge au « Katholisches Geben Verein » de l'église S. Clément. J'y prends mes repas et on y loge à fort bon compte : très jolie église, copiée un peu sur celle de S. Clément de Rome. Mon ami, Jacques de Thier, attaché à la Légation, m'invite, le soir, dans la famille où il habite, et nous parlons allemand, de longues heures ensemble. Le 18, je serai à Mayence et visiterai les villes du Palatinat et de la Bavière. J'ai remis à votre Paternité l'itinéraire du voyage et les dates où l'on peut me toucher. J'espère que tout va bien à Maredsous.»

       Les musées, les églises, les monuments, les concerts l'attiraient, nous l'avons vu, lui qui n'était pas seulement un polyglotte, mais aussi un artiste et un artisan de valeur. Ses lettres qui nous ont surtout révélé son ardeur au travail et sa délicatesse de sentiments, manifestent encore son esprit de soumission et d'humilité, malgré un tempérament porté à l'indépendance. Nous lisons, par exemple, ces mots adressés à son Père Maître des novices, Dom Idesbald Ryelandt, le 22 juin 1924 : « L'aumônier militaire m'a suggéré d'aller à Maria-Laach. La chose est d'ici fort possible, paraît-il. Je pourrais, avec votre autorisation, solliciter une permission de m'y rendre pour une journée, l'avant-veille de mon retour à Maredsous, qui s'effectuera, je pense, le 8 ou 9 juillet.» (écrit du camp d'Eschweiler).

       Dans cette même lettre, on découvre son désir de se pencher sur les besoins des autres : « J'ai vu ici un lieutenant de Namur, dont le père, colonel, a été jadis aux manœuvres, à Maredsous. Il m'a dit que son père avait gardé de l'abbaye un excellent souvenir. Je lui ai proposé de venir me voir, quand il aura le temps ; il n'est pas fort religieux et j'espère lui faire quelque bien. Je suppose que vous ne serez pas fâché de cette invitation. Permettez-moi de prendre votre bénédiction dans l'esprit et l'obéissance filiale que je vous ai en Notre-Seigneur.»

       « J'avance avec admiration dans l'étude de saint Augustin, dit-il dans une autre lettre à son P. Maître des novices. Ce saint a trouvé, ce me semble, le plus sûr moyen de se grandir en énumérant ses faiblesses. Quelle signification il sait donner aux simples faits de sa vie, et comme il fait bien voir toutes choses au point de vue divin ! J'ai bien regretté de ne pas être à Maredsous pour aider à la fabrication du reposoir et prendre part aux fatigues de la journée. Veuillez remercier les Frères de leurs prières et de l'intérêt qu'ils me portent. Soyez sûr qu'ils ne perdront pas leur temps en m'écrivant ; chaque contact avec eux me replace au noviciat et me fait du bien. Après-demain, je chanterai la grand'messe militaire à 11 h. Je tâcherai de faire honneur à Maredsous, mais je ne garantis rien... »


Maredsous – Eglise abbatiale vue de la cour de l’école.

       A propos de sa juridiction de confesseur, il s'excuse d'avoir pris les devants pour l'obtenir aussi dans un autre diocèse que celui de Namur : « Il faut que je commence par vous présenter toutes mes excuses et vous demander pardon d'avoir écrit à l'évêché de Liège pour mes facultés. Je me suis permis de le faire, parce que j'ai entendu un Père déclarer que c'était la coutume de faire homologuer ses facultés dans les diocèses limitrophes, pour ne pas avoir d'ennuis. Si vous n'aviez pas vu mon papier, je l'aurais ingénument envoyé à Tournai aussi, sans penser même à avertir votre Paternité qui, j'espère, m'excusera et me permettra de le faire. Je suis un peu drôle, parfois, et par un manque de sorte de prudence, j'omets de m'informer des usages.» (7 mai 1931)

       C'est dans cette même humble attitude qu'il prévoit les « promenades flamandes » projetées en Hollande : « Comme j'irai dans la Hollande septentrionale et méridionale, j'espère, avec la permission de votre Paternité, faire en compagnie de mes bons Frères, des promenades flamandes. » Sa charité fraternelle lui suggère d'ajouter dans cette même lettre écrite de l'abbaye du Mont-César, les lignes suivantes: « Dom Benoît sera fort heureux de recevoir votre Paternité. Je me suis fait un devoir d'aller lui rendre visite souvent (en clinique), car je crois que cela l'aide à maintenir son moral qui est fort bon. Sans doute, il vous aura raconté la conversion vraiment providentielle qu'il a opérée avec la grâce de Dieu, dans sa clinique. Nous attendons votre visite avec impatience et nous nous réjouissons du plaisir qu'auront les chers Pères Jules et Augustin de vous voir à Rome.»

       En 1937, le P. Daniel avait été rappelé au chevet de sa mère malade. La perspective de devoir prolonger ce séjour en famille l'amène à en demander l'autorisation, malgré la gravité et l'urgence du cas;

       « Si, comme je le pense bien, Rme Père, l'opération a lieu cette semaine, je vous demande la faveur de rester jusqu'à ce que tout soit fait ; sinon, je rentrerai à Maredsous, de façon à ne pas perdre de cours, quitte à vous redemander une nouvelle permission. Ma présence ici est un très grand réconfort moral pour maman et elle vous en remercie beaucoup. » (16 janvier 1937)

       A la suite d'une congestion cérébrale survenue le surlendemain, le P. Daniel décida de conférer le sacrement des malades : « Je l'ai administrée et un mieux sensible a suivi. Dès que l'état ne sera plus critique, je rentrerai, présumant la permission de votre Paternité. »

       Quelques jours après, nouvelle aggravation. Le P. Daniel écrit: « Le bon Dieu a vraiment décidé de nous éprouver : chaque fois qu'un nouvel espoir se fait jour, un nouvel ennui surgit... Si je n'allais pas, chaque matin, puiser du courage à la messe, j'aurais la tentation de me jeter la tête au mur. Ce qui augmente mon malaise, c'est que je sens tout l'embarras causé par mon absence à l'école abbatiale où les élèves sont frustrés de leurs leçons. Si je quitte, je laisse tout le monde ici dans un autre embarras. J'attends, R me Père, un ordre de votre Paternité. Si vous désirez que je revienne, je reviendrai sans arrière-pensée, « sûr que l'obéissance aidera plus ma pauvre maman que ma présence auprès d'elle.» (22 janvier)

       Au reçu d'une réponse affirmative et encourageante du P. Abbé, il s'empresse de lui écrire: « La bonne carte de votre Paternité m'a apporté le plus grand réconfort. Nous avons commencé, hier, un nouveau traitement. Il se pourrait que d'ici deux jours, une amélioration sensible se déclare. Si tout va bien et qu'on peut considérer l'inflammation comme enrayée, je rentrerai vendredi pour le cours du matin. Je recommande encore ma mère à vos bonnes prières et vous prie, Rme Père, de me croire de votre Paternité le fils attaché et reconnaissant. »

       « Je ne puis m'empêcher en voyant maman, écrit-il dans une autre lettre, de penser au saint homme Job, si juste et si réduit à une condition misérable, et l'acceptant de façon si résignée.»

       Le décès de Mme Duesberg survint quelques semaines plus tard, le 22 février 1937. Le P. Daniel, rappelé de Maredsous qu'il avait regagné entre-temps, a pu assister à l'agonie de sa mère. Peu de jours auparavant, il avait dit à sa cousine: « Une chrétienne doit savoir quand elle meurt. Maman ne sait plus parler, je lui ai demandé de me répondre par une pression de main et je suis sûr que nous nous sommes parfaitement compris. »

       Il adressa au P. Abbé un télégramme ainsi conçu : « Maman décédée à 22 h. Service jeudi, 11 h. Prières.»

       Quel signe mieux accusé de l'affection vive qu'il portait à sa mère, que d'avoir voulu célébrer lui-même le service des funérailles, à Stavelot !

b) Artiste et artisan.

       Le P. Daniel a rendu à son monastère des services très appréciables : ses talents de dessinateur, sculpteur et ciseleur se révèlent bien vite. Artiste extrêmement doué, il exécute des dessins de calice à la coupe fine et nuancée, avec autant d'aisance qu'un guéridon Louis XV, des sièges de salle à manger, une rampe monumentale, des stalles de cathédrale, ou le dessin d'une grille de fer forgé. Il sculpte le bois et l'ivoire ; il transforme, pour l'alléger, une crosse de Dom Marmion, dont la volute en « bog oak » (chêne noir fossilisé d'Irlande) contraste très heureusement avec le nœud blanc en ivoire. Il a façonné un bougeoir en argent émaillé avec manche en ivoire, pour les offices pontificaux, un splendide Christ en bois, à la manière dépouillée de Mantegna, un milieu de table en loupe de thuya et argent massif gravé, des plateaux de service en marqueterie et d'autres plus simples, où il avait sculpté la corbeille et les poissons de la multiplication des pains, sujet bien choisi pour recueillir les miettes après les repas, au réfectoire de la communauté.

       Après ses cours à l'école abbatiale, on le voyait occupé, jusqu'à des heures tardives, dans sa cellule, à des dessins ou à l'un ou l'autre travail d'art, notamment à ceux qu'il destinait à la chapellenie de Salet, dont il sera question plus loin.

       Nous avons vu combien ses voyages enrichissaient ses connaissances artistiques par les visites de musées et d'églises, en Hollande, en Angleterre et en Allemagne : « Il y a dans la ville de La Haye, dit-il encore, des églises qui sont des joyaux. Celle de St-Pascal, église des Franciscains, est une merveille. Tout y est soigné à la perfection. La ville est calme et agréable, et pas du tout mondaine; les gens sont un peu guindés, ne parlent pas beaucoup de leurs affaires. » (31 juillet 1931)

       Il appréciait également les exécutions musicales qu'il lui était donné d'entendre : « Ce matin, grand'messe exécutée par la chorale de la cathédrale de Cologne : 50 exécutants, 6 voix. Ils chantaient une messe composée par un bénédictin de Beuron ou de Maria-Laach. Il y avait de fort beaux passages, mais on sentait parfois le « Faust» de trop près, et même parfois l'opérette.» (22 juin 1924)

       L'intérêt qu'il porte à la prospérité des ateliers d'arts de Maredsous lui suggère d'écrire de Louvain : « J'espère, cette année, pouvoir réunir en ville quelques commandes de calices ; j'ai donné, ces jours-ci, quelques conseils pour l'arrangement de la chapelle du nouveau foyer chinois. » (24 octobre 1930)

       De Berlin, il signale à son P. Abbé les objets d'art qui l'ont frappé spécialement parmi les pièces du musée de Munich : « Je me demande si j'ai déjà dit à votre Paternité que j'avais vu la crosse en émail bleu du musée de Munich. Copie de la vôtre ou coïncidence, la ressemblance est frappante. Ils ont ici des Christ en ivoire et en bronze de toute époque, dont certains sont uniques.» (16 août 1933)

       Mais, disons-le sans tarder, n'est-ce pas de sa vie elle-même d'officier, de prêtre, d'artiste et de moine, que le P. Daniel fera, au cours de sa carrière brève mais féconde, une réelle et appréciable œuvre d'art ?

c) Directeur de travaux

       Nous trouvons le P. Daniel occupé à Maredsous à des activités d'entrepreneur, ainsi qu'à des travaux de manœuvre. On le voit assurer personnellement la restauration des vitraux de la basilique, avec un système d'échafaudage mobile, inédit alors, et qu'il avait fait monter pour atteindre les hautes fenêtres de l'abbatiale.

       Les autorités firent appel aussi à sa compétence pour les importants travaux de rénovation de la captation et de la canalisation d'une source éloignée de trois kilomètres, en vue d'obtenir un plus abondant débit d'eau potable. Pour nous rendre compte de la part prépondérante qui revient au P. Daniel dans cette tâche nouvelle, où il fut guidé par les indications sagaces de Dom Grégoire Fournier, éminent géologue, et de son collègue l'abbé Demanet, ouvrons les Annales de l'abbaye, à l'année 1929 :

       « L'entreprise principale de l'année, celle qui dépasse de beaucoup les précédentes, c'est la nouvelle captation de la source de La Haie-des-Sarts qui alimente l'abbaye. Le P. Daniel Duesberg fut chargé de la surveillance des travaux, depuis juillet jusqu'en décembre. Par son dévouement et son zèle intelligent, ajoute l'annaliste, il a contribué beaucoup à en assurer la bonne et rapide exécution. L'aperçu suivant de la situation a été rédigé par le P. Daniel lui-même :

       Le développement rapide de la population de Maredsous et les nombreuses installations sanitaires modernes réalisées depuis quelques années, rendaient insuffisant tout le système d'alimentation d'eau en service depuis plus de cinquante ans. D'autre part, le système lui-même était colmaté et rendait de moins en moins. La grande sécheresse de l'été 1929 tarissait presque la source. Une mesure immédiate s'imposait: révision de la captation des eaux, afin d'augmenter le débit, et remplacement de la canalisation depuis la source jusqu'à l'abbaye, par une autre de plus grand diamètre.

       Les plans de l'ancienne captation, dus à M. Soreil, étaient perdus. Force fut donc de repérer sur place le système adopté autrefois, afin de pouvoir s'en inspirer pour l'extension de la captation projetée ... Ce travail de préparation fut long. L'un après l'autre, les drains construits en 1876 furent ouverts. On approfondit le drainage à 3,50 m au lieu de l, 50 m ; l'eau ainsi prélevée à plus grande profondeur arriva bien filtrée et en grande abondance. Quant à la canalisation entre la source et l'abbaye, il parut évident que l'ancienne conduite de 80 mm de diamètre serait insuffisante pour le débit augmenté. La nouvelle conduite présente 125 mm de diamètre.

       Une pompe centrifuge, placée à l'extrémité de la conduite, permet d'absorber la totalité de l'eau captée et de la lancer dans le système de canalisation qui dessert les divers services de l'abbaye. »

       A la restauration des vitraux et à ces travaux de canalisation de la source, il faut encore ajouter à l'actif du P. Daniel l'agrandissement et la modernisation du bassin de natation de l'école abbatiale, en 1932. Là aussi, il déploya une activité sans relâche, à laquelle son frère Jean-Marie, ingénieur des Constructions civiles, prenait part, lors des week-ends passés à Maredsous, au cours de son année complémentaire d'électricité, à l'Institut électrotechnique Montefiore.

CHAPITRE II

A Salet

DECORATEUR ET PASTEUR

       Par sa fonction de directeur de la Conférence de St Vincent de Paul, attachée à l'école abbatiale de Maredsous, Dom Hugues Delogne avait été amené à ériger la chapelle nie de Salet, à une lieue de l'abbaye, mais il ne pouvait suffire à la tâche. Le Père Daniel sera son collaborateur constant et avisé. Nous l'y verrons exercer son goût artistique, son dynamisme sacerdotal et sa force herculéenne, car il était grand et taillé en hercule.


Eglise de Salet – Vue intérieure.

- Le hameau et la chapellenie de Salet.

       En retrait de la route reliant Falaën à Warnant, voici Salet perché sur les hauteurs dominant le ravin que la Molignée, aujourd'hui si fréquentée, s'est ouvert pour couler vers la Meuse. Ce hameau isolé offre aux regards du touriste une vue panoramique des plus pittoresques sur cette riante région sinueusement vallonnée.

       La chapelle de Salet est rattachée à l'église paroissiale de Warnant. Une distance de quatre km sépare Salet de Warnant. Pour cette raison surtout, les offices dominicaux de Warnant n'attiraient plus que de rares Saletois. Une chapelle s'imposait donc. Elle était réclamée par la population de Salet qui, au début de la guerre de 1914, promit à N.-D. de Lourdes d'en bâtir une, si dans ce coin de l'Entre-Sambre-et-Meuse, on échappait à la furie teutonne.

       Un jour donc - c'était en 1915 - Marguerite Daheneau, épouse François Rayet, accompagnée de Sophie Dohlet, épouse Félix Colot, dont les noms sont restés populaires, se mirent en route par les villages, glanant les fonds, sou par sou. Tant de bonnes volontés chez ces quêteuses et chez ceux qui répondirent à leurs démarches, ne pouvait manquer d'obtenir le succès désiré; une première bâtisse s'éleva, en 1915, bénite par l'abbé Demoulin, curé de Warnant; elle abritait un autel et quelques statues, en attendant de devenir le chœur d'un plus ample édifice. L'emplacement avait été choisi en prévision de cet agrandissement et se trouvait au centre du hameau.

       La seconde étape fut franchie en 1925, grâce à l'ardeur et à la ténacité de Dom Hugues Delogne. Aux efforts déjà réalisés pour l'érection de la dite chapelle, il ne tarda pas à tout entreprendre pour y instaurer le culte et assurer un service pastoral régulier. A cet effet, les châteaux des environs furent rançonnés, tandis que parents, amis et connaissances des jeunes membres de la Conférence étaient « tapés » sans miséricorde. Les fonds affluèrent, des que le projet fut confié à la « petite sainte Thérèse » de Lisieux dont une statue, placée à l'entrée de Salet par les soins du P. Hugues, reçut la bénédiction, le 15 août 1928. Ce jour même, il reçut un chèque de dix mille francs pour l'agrandissement de l'édifice. C'est lui qui fut donc le fondateur et l'animateur de cette chapellenie.

       Au livre d'or des bienfaiteurs, on relève les noms tels que le comte de Lannoy, grand maréchal de la Cour, Franz Delogne, président du Conseil provincial du Luxembourg, le baron de Rosée, bourgmestre de Warnant, Auguste Pierlot, Etienne de Mazy, C. et R. Vaxelaire.

       Les générosités en nature, elles aussi, se succèdent. La pierre à bâtir, le sable, le bois, les ardoises sont offertes par des amis du P. Hugues. Le fermier, Victor Kinif, prend à sa charge le camionnage et contribue en outre, par divers dons, à l'achèvement de la chapelle. Celle-ci, de style roman, fut construite par l'architecte Antoine Schyrgens d'Ostende et par les entrepreneurs Laloux et Mosseray d'Anhée. Elle peut contenir cent-vingt chaises.

       C'est ainsi que s'éleva, à Salet, la belle petite chapelle dédiée à Notre- Dame de Lourdes et à Ste Thérèse de Lisieux. Le 28 août 1928, le curé de Warnant posa la première pierre, et le 13 octobre 1929, le Vicaire Général Debois vint accomplir les rites de la bénédiction. Dès le dimanche suivant, chaque semaine, un moine de Maredsous assura le service religieux. Point de presbytère, mais le fermier, Victor Kinif, ou l'instituteur, Adolphe Chapelle, offrait au célébrant la plus empressée hospitalité.

       Le ministère pastoral de ce petit village qui comptait 170 habitants, comportait donc, à cette époque, une double tâche : le soin d'âmes trop éloignées de l'église paroissiale de Warnant, et l'ensemble des préoccupations d'un chapelain bâtisseur. Le P. Daniel Duesberg excellera dans l'une et l'autre. Dès son arrivée en fonction, en 1931, il met tout en œuvre pour mener à bonne fin l'achèvement de la construction ainsi que sa décoration intérieure.

       Une relation d'étroite amitié liait au fermier le P. Daniel qui appréciait non seulement son accueil très cordial, mais aussi son bon sens pratique et sa grande serviabilité, Victor Kinif lui apportant toute l'aide matérielle désirable dans les travaux entrepris pour la chapellenie. Ce fait, bien connu, a été souligné par l'abbé Edgard Sottiaux, qui rendra plus loin témoignage au ministère pastoral du P. Daniel, à Salet.

       Celui-ci se rend à Salet plusieurs fois par semaine et dirige les travaux de déblaiement pour dégager les abords de la chapelle. Un fournil, malencontreusement flanqué aux côtés de celle-ci, nuit à la beauté du site. Qu'à cela ne tienne! Le P. Daniel décide de le démolir, et pour triompher de toute résistance, il prend à ses frais l'acquisition de ce fournil, que les habitants de Salet décontenancés voient disparaître aussitôt...

       S'agit-il de transporter jusqu'au dessus des dernières maisons les débris de maçonnerie, les terres et les pierres, le P. Daniel accroche à son auto, en guise de remorque, la charrette du fermier, bien vite chargée de matériaux par tous les gamins de l'endroit; toujours suivi de ses gosses, il nettoie les alentours de la chapelle. Il travaille le fer, il manie la truelle, ou bien trace des plans, soigneusement, au millimètre près. Laissant cric ou pioche qui a servi à mouvoir un bloc de pierre, il prend le compas et le crayon avec lequel il dessinera le projet d'une statue ou d'un calice ou d'autres pièces artistiques. Il construit aussi, pour le fermier, un joli pigeonnier en bois, abritant le maximum de niches sur le minimum de superficie.

- La consécration de la chapelle.

       C'est encore au P. Daniel qu'on doit les préparatifs de la consécration de la chapelle, à l'approche du 21 juillet 1935. Alors, de nouveau, son dévouement, joint à celui du P. Hugues, a pu se donner libre cours. Quel soin n'apporte-t-il pas, avec l'aide de son ancien élève Adrien Dekayser, à la décoration de la chapelle et au pavoisement des rues. Il mobilise la population pour tresser d'innombrables guirlandes de feuillages et de roses, attacher les oriflammes, ériger les arcs de triomphe  dans tous les coins du hameau. Durant plusieurs semaines, jusqu'à des heures nocturnes très avancées, et la dernière nuit jusqu'à 4 heures, il y travaille lui-même.

       Le prélat consécrateur qui présidait à la liturgie de la Dédicace de la chapelle-église de Salet, était le Père Abbé de Maredsous, Dom Célestin Golenvaux, délégué par l'évêque de Namur, Mgr Heylen. Les souhaits de bienvenue sont adressés par l'abbé Schlit, curé de Warnant, et par le baron Frédéric de Rosée, bourgmestre. Ensuite, escorté de ses moines, le Père Abbé gagna, en habits de prélat, la chapelle où se succédèrent les longues prières et les rites variés de la dédicace, sous la direction du Maître des cérémonies, Dom Thomas Delforge. Les chants liturgiques étaient exécutés par la schola des moines, sous l'impulsion de Dom Remacle Rome, préchantre de l'abbaye, tandis que Mme Chapelle présidait la chorale féminine.

       Cette consécration prit fin à midi et demi, et l'on vit alors Dom Daniel monter à l'autel pour y célébrer la messe solennelle de la Dédicace. Lorsque, dix ans plus tard, Dom Thomas Delforge, devenu à son tour, chapelain de Salet, prononça l'éloge funèbre de Dom Daniel en cette même chapelle, il fit chaudement allusion à cette heure mémorable : « De l'activité du P. Daniel à Salet, dit-il, le point culminant, faut-il le rappeler, c'est celui où, après un travail de forçat durant des jours pour les préparatifs de la consécration, il monta à l'autel pour y entonner le Gloria de la Dédicace. »

       Mais revenons à cette solennité du 21 juillet 1935 : après le chant de l'évangile, Dom Hugues fit le sermon de circonstance et remercia tous ceux qui avaient collaboré à sa tâche. Le Te Deum vint clôturer cette inoubliable action liturgique.

       Et puis, à l'initiative de Dom Hugues et de Dom Daniel, un dîner réunissant une quarantaine de convives fut offert chez le fermier, Victor Kinif. De son côté, au presbytère de Warnant, le curé recevait à sa table le doyen de Dinant, le bourgmestre de Warnant, ainsi que des prêtres du doyenné et des moines de l'abbaye. Parmi les invités présents à la ferme de Salet, figuraient des personnalités des environs, des membres des familles de Dom Hugues et de Dom Daniel, et un représentant de chaque foyer de Salet, qui avait si complaisamment fourni une aide à la décoration de la chapelle et à l'ornementation de la localité en fête.


Eglise de Salet – Porte intérieure en fer forgé.

       Cette journée du 21 juillet 1935 a laissé chez les habitants de Salet un souvenir vivace, entretenu, chaque année, par la messe anniversaire de la Dédicace qui réveille dans leur cœur la fierté et le bonheur de posséder une si jolie et attrayante chapelle.

       A propos des offices religieux célébrés à la chapellenie de Salet, il y a lieu de rendre un hommage tout spécial et combien mérité à M. Adrien Falaës, directeur des carrières de Haut-le-Wastia, qui depuis 1934, n'a cessé de prêter son concours tout bénévole, en remplissant très régulièrement et avec un admirable dévouement la fonction de chantre-organiste. C'est à la demande de Dom Hugues qu'il rendit ce service appréciable, et c'est Dom Daniel qui lui a procuré l'harmonium. Malgré son grand âge, M. Falaës ne recule pas devant la fatigue occasionnée à certains jours, surtout en hiver. On le voit venir à vélomoteur, lorsque la voiture familiale n'est pas disponible. Le courage persévérant de cet octogénaire ne manque pas de frapper l'admiration des générations qui se suivent dans le hameau sympathique de Salet.

       On doit à Georges De Koninck, de Warnant, la formation de la chorale qui recevait de lui les leçons de chant grégorien préparant régulièrement l'exécution soignée des messes dominicales.

       Mentionnons aussi comme personne dévouée à la chapellenie Thérèse Tahir : elle n'a cessé, depuis le début de la fondation, d'assurer l'entretien de la chapelle, toujours proprette, et coquettement ornée de fleurs. En raison de son grand âge et de son état de santé, elle a recours au service de sa fille Gilberte, empressée de suivre l'exemple de sa mère, avec qui elle veille aussi à l'entretien des feux.

- L'embellissement plus poussé de la chapelle.

       Toujours avide d'embellissement et d'aménagements susceptibles de donner plus de relief à la chapelle et désireux d'atténuer les poussées du froid, le P. Daniel, de concert avec le P. Hugues, ajoute, l'année suivante, un porche bien proportionné, construit par l'entrepreneur Max Thiran, de Warnant. Le P. Daniel a dessiné les pentures de la porte extérieure, en chêne, et la grille en fer forgé de la porte vitrée intérieure; cette grille provient des ateliers de M. Gilles, de Mont-sur-Marchienne. Avec le menuisier Jules Mine, de Denée, le P. Daniel se met à construire le jubé. Ecoutons le P. Hugues, à ce propo : « Avant la guerre de 40, je demandai à Dom Daniel (au troisième trimestre 1931) de se charger de la Servance de Salet. Il le fit avec beaucoup de générosité. Très doué pour les arts, il modifia le calice en l'ornant d'un beau nœud en ivoire. On lui doit le plan du jubé qu'il aida à placer, en portant à lui seul tout le poids sur ses épaules, car il avait une force herculéenne. Il fit encore exécuter, vers 1935, le charmant petit porche dessiné par l'architecte Antoine Schyrgens. Dom Daniel en dessina lui-même les belles pentures en fer forgé ainsi que la porte vitrée, munie d'une grille en fer forgé dessinée aussi par lui. »

       Il sculpte la croix en bois du Christ du maître-autel. Ce Christ, en fer fondu, a pour donatrice la comtesse Henriette de Villermont, habitant alors à Ermeton. La petite armoire aux saintes huiles est, elle aussi, sculptée par le P. Daniel qui l'encastre ensuite dans le mur du chœur. Son bon goût et ses mains expertes lui font enfin dessiner la lampe de cuivre du sanctuaire. Un jour, il découvre chez les Pères de Scheut, à Yvoir, deux statues délaissées et affreusement barbouillées. Elles représentent St Jean et Ste Madeleine, en des lignes sobres et élancées. Pour les mettre en valeur, le P. Daniel les fait dérocher par un artiste sorti de l'école d'arts de Maredsous, Georges De Koninck, cité plus haut comme professeur de chant. Elles furent ensuite adossées aux piliers du jubé. Quant aux autres remarquables statues en chêne : celles de St-Benoît, St-Eloi, St-Donat, St-Lambert, St-Pierre, St-Joseph, St-Antoine, Ste- Barbe, elles ont été sculptées par Georges De Koninck également. Leur original emplacement entre les fenêtres jumelées fut choisi par Dom Hugues pour n'attirer que discrètement les regards et éviter toute impression de surcharge. A leurs pieds jaillit la verdure des jardinières de cuivre, dessinées par Madeleine Dumontier, de Bruxelles, et battues par l'orfèvre F. Goossens de Haut-le-Wastia. Madeleine Dumontier dessina aussi le tabernacle, le banc de communion et le confessionnal, ces deux derniers confiés aux ateliers d'arts de Maredsous.

       Signalons enfin deux statues en pierre blanche de France, à droite et à gauche du chœur : Notre-Dame de Lourdes et Ste-Thérèse de Lisieux, mises en évidence comme titulaires de la chapelle. L'entrée du chœur est surmontée d'une large fresque due au talent de notre Frère Siméon Houwaert ; elle évoque le Christ glorieux, escorté d'une série de saints.

       N'a-t-on vraiment pas mis tout en œuvre pour qu'elle fût plaisante, cette petite église romane qui demeure le bijou de la communauté chrétienne de Salet ?

- Le ministère pastoral.

       Comme desservant de la chapellenie de Salet, adjoint au P. Hugues, le P. Daniel eut l'occasion de prodiguer sa charité toujours en éveil. On était frappé de l'accent de conviction qui animait ses sermons et du zèle déployé dans son ministère.

       Au patronage, où une partie du mobilier provenait aussi de l'exercice de son talent, le P. Daniel réunit les jeunes gens, le samedi, et organise des jeux. Marquée profondément de son influence, cette jeunesse lui est restée farouchement attachée. Son crédit était tel, qu'il chatouillait la susceptibilité mesquine de certains esprits ombrageux portés à des propos malveillants et injustes. Cas isolés et exceptionnels qui contrastaient avec la sympathie et l'ascendant dont il jouissait. Un paroissien avait l'habitude de « hurler sur sa femme et ses enfants ». Le P. Daniel venait-il à passer, les jurons s'atténuaient et l'homme se calmait.

       Mais le plus beau fruit de son ministère à Salet fut la vocation sacerdotale de celui qui a exprimé le désir, avec une légitime fierté, de clamer ici sa reconnaissance :

       « ... Sans eux, je ne serais pas prêtre. En disant « eux », je veux parler des deux : Dom Hugues et Dom Daniel. L'influence de Dom Hugues est la plus ancienne ; elle fut profonde, étale, sûre, comme une onction. Il était la première présence sacerdotale réelle qui ait marqué mon existence. Il m'a conduit au collège de Dinant pour la classe de sixième latine. Auparavant, il avait vu le Préfet du collège, l'abbé Rauch, qui était venu chez l'instituteur Chapelle, me faire passer l'épreuve de préparation à la sixième. Il a aidé mes parents à payer le minerval, grâce à la généreuse intervention de la famille Laduron de Namur.

       Je sentais en lui un appui moral et surnaturel, discret et permanent. L'estime dont il jouissait auprès de mes parents me réconfortait et allait faciliter les choses. Je l'ai retrouvé en Suisse, dans son ermitage, en 1959[3]; après bien des années, il était comme je l'avais connu, avec le même sourire profond, les mêmes yeux vivant de l'Eternel, la même et unique préoccupation: la louange de Dieu par le don total de soi et le renoncement aux valeurs caduques.

       J'avais pensé faire l'année de mathématiques spéciales, après les humanités gréco-latines, et m'engager dans la carrière militaire; c'était le vœu de mon père. Mais l'examen médical, que Dom Hugues avait souhaité me faire passer auprès du docteur Berny d'Ermeton, se révéla peu favorable : j'avais une déviation de la colonne, du fait qu'ayant toujours porté une lourde mallette de livres, l'ossature avait légèrement glissé vers la droite.

       En rentrant d'Ermeton, après cette visite, je me sentis découragé, mais cette épreuve allait se tourner en grâce : à la hauteur de Maredret, je déposai mon vélo contre l'église où je voyais se dérouler une cérémonie religieuse insolite pour moi. J'entrai. M. le doyen de Fosses, devenu Mgr Blaimont, vicaire général, installait le nouveau curé : c'était le 13 mars 1937. Le sermon me frappa et me laissa en prières longtemps encore, après la cérémonie. J'étais bouleversé par un appel que je n'avais ressenti que tout petit, en sixième latine, et que j'avais écarté pour des raisons tout humaines.

       Le P. Daniel fut le premier confident de mon désarroi ... « Changez votre fusil d'épaule », me dit-il simplement, sans prononcer le mot de sacerdoce. Je vins passer un jour chez lui, à Maredsous. Ses paroles furent percutantes et définitivement éclairantes. Il m'écrasait de sa personnalité; je le voyais si haut, si droit, si grand en face de ma triste faiblesse. Et j'ai souvenir, comme si c'était hier, de la confession générale que je fis dans la chère petite église de Salet, et de la vie de prière toute neuve dont cette confidence fut le point de départ. Car il devint pour moi le grand confident et la lumière sur le chemin ; son attitude me retournait.

       La discrétion remarquable, mais sûre, avec laquelle il a traité le mystérieux personnage que je fus longtemps pour lui, est la plus belle leçon de direction spirituelle qui ne me fut jamais donnée. J'y ai souvent pensé dans mes contacts avec mes élèves de philosophie.

       J'ai su qu'il était saintement jaloux de ma vocation : à des habitants de Salet l'interrogeant sur mon avenir, il avait répondu : « C'est mon affaire. »

       Dom Hugues me fit cadeau d'une petite plaquette qu'il avait publiée sur « L'appel religieux ». Cela acheva de m'éclairer. C'est Dom Daniel qui m'amena au séminaire de Floreffe pour m'y faire inscrire à la section de philosophie. Je le revois encore, ce jour-là, visitant la maison de Floreffe et se fâchant tout rouge, au réfectoire que le chanoine Kaisin nous montrait, parce qu'on avait peint les colonnes! J'avais peur que ses vues d'artiste n'indisposassent le supérieur. Heureusement, l'évêque m'envoya au séminaire Léon XIII, à Louvain, pour y prendre le grade de licence en philosophie.

       Dom Daniel vint m'y voir. Il me fit cadeau de la Somme théologique de St Thomas, six gros volumes reliés en noir. Il vint me visiter aussi à Namur, au grand séminaire ; c'était au début de la guerre. Il m'apportait du chocolat (nous avions faim). Ce qui me frappait, c'est qu'il voyageait en civil, en costume gris clair. Je n'ai soupçonné le dangereux « métier» qu'il exerçait, que le jour où il me dit : « Je ne puis plus venir... Si les boches savaient ce que je tiens dans cette mallette ! ». Je n'ai jamais répété cette phrase à personne, mais lorsqu'il eut disparu et fut arrêté, je compris mieux que là aussi, il avait tout risqué pour tout donner à la Patrie.

       Il avait un grand cœur, mais qui ne se manifestait par aucune marque sentimentale. Je ne l'ai vu pleurer que lorsqu'il a raconté à ma mère les circonstances de la mort de la sienne. Il portait une affection très vive à sa mère ; il l'avait soignée, au cours de plusieurs séjours en famille.

       Voici encore un souvenir qui m'est resté profondément gravé : un soir, il est venu me dire : « Priez bien, car demain, il y aura un grand événement ». Je ne soupçonnais pas la moindre chose. Le lendemain, le P. Daniel confessait mon père qui ne l'avait plus fait depuis 25 ans. Il l'avait préparé sur le toit de l'église de Salet, qu'il réparait avec lui!

       Nul ne soupçonnera à quel point l'action sacerdotale du P. Daniel s'est exercée sur mon âme. Lorsqu'il a quitté Salet, il y a laissé, en tout cas, un prêtre, un fils spirituel. Dieu l'a cueilli en pleine ascension et lui aura pardonné sa personnalité un peu écrasante parfois, mais qui n'était écrasante que pour les médiocres que nous sommes.

       Depuis qu'ils m'ont quitté, ces deux moines, si différents, Dom Hugues et Dom Daniel, n'ont cessé d'être pour moi une « présence ». Après avoir traversé bien des épreuves, c'est vers eux que je reviens par la pensée et la prière. Ils me paraissent avoir réalisé, en ces formules entièrement différentes, le dynamisme sacerdotal le plus authentique : manifester le Christ et étendre son royaume par un agir dont le centre et le secret n'étaient qu'en Dieu. Tous deux ont quitté le monde pour y être plus surnaturellement présents[4]. »

       Le ministère du P. Daniel à Salet prit fin en 1937. A cette époque, le monastère de Glenstal, en Irlande, fondé par l'abbaye de Maredsous, avait besoin de renfort, et d'un moine unissant à ses connaissances de l'anglais les qualités d'un organisateur, de la trempe du P. Daniel.

       L'annonce de son départ provoqua, à Salet, des regrets unanimes. Ils se sont exprimés sous la forme d'une pétition des Saletois unissant leurs efforts pour conserver leur dévoué chapelain. Voici en quels termes la supplique était adressée ;

       « Révérendissime Père Abbé,

       Une triste nouvelle est venue troubler la quiétude de notre paisible hameau et a jeté la désolation et la consternation dans tous les cœurs.

       Nous apprenons que notre bien-aimé et très estimé chapelain ; le R. Père Daniel, serait désigné pour quitter notre petite paroisse et occuper une nouvelle situation.

       Loin de nous de vouloir discuter la sagesse qui aurait dicté cette décision, et sans rien vouloir enlever des vertus et des qualités d'un successeur éventuel, nous croyons tous que l'œuvre admirable entreprise par notre Révérend Pasteur - l'embellissement de notre église, qui fait la joie et l'orgueil des croyants, et qui a contribué si puissamment au réveil de la foi à Salet - serait sérieusement compromise.

       La tâche entreprise par le R. P. Daniel était rude et complexe ; rien n'a arrêté sa bonté agissante, tout imprégnée de dévouement et de charité ; et la population de Salet le payait largement de son labeur incessant par un profond attachement et, pour certains, par un retour à la foi.

       Nous nous demandons avec anxiété : « Avons-nous mérité tous ces bienfaits ? Avons-nous bien rempli tous nos devoirs ? »

       C'est pourquoi, les habitants de Salet prennent la respectueuse liberté de vous supplier de leur garder encore pendant quelques années leur vénéré pasteur, à l'effet de lui permettre d'achever son œuvre et de ne pas troubler ce prodigieux réveil de la foi par un brusque arrachement.

       En bons chrétiens, nous disons comme le Seigneur : « Que votre volonté soit faite », tout en sollicitant, avec ferveur, que cette peine nous soit épargnée.

       C'est pleins de confiance en votre profonde sagesse et en votre grande bonté, que nous vous prions d'agréer, Révérendissime Père Abbé, l'hommage de notre humble soumission, de notre filiale affection et de notre profond respect. »

       Suivent toutes les signatures. Cette pétition a été écrite de la main de Joseph Gaty, officier d'artillerie à Bruxelles, ami et hôte de Emile Dumont, à Salet.

       Une telle démarche, ainsi que plusieurs faits cités précédemment, montre combien le P. Daniel suscitait les marques de sympathie et de concours bénévoles; mais cette tentative resta infructueuse, ce qui causa une cruelle déception.

       Après cet échec, la population de Salet se réunit, le 18 juillet 1937, pour donner un dernier témoignage d'attachement à son cher chapelain partant pour l'Irlande. Celui-ci célébra  - ce fut la dernière fois aussi - dans la chapelle aimée de Salet, une messe solennelle. A l'issue de celle-ci, Edgard Sottiaux et Camille Remacle lui exprimèrent leurs remerciements et leurs regrets, au nom de tous, et lurent la pétition qui avait été adressée au Père Abbé. Ils lui offrirent un réveil de voyage, en gage de la sincère et profonde gratitude des habitants de Salet qui, aujourd'hui encore, gardent un souvenir vivace de leur dévoué et regretté chapelain.

CHAPITRE III

A Glenstal

CONSTRUCTEUR.

       Envoyé par son Abbé, Dom Célestin Golenvaux, au prieuré bénédictin de Glenstal, jeune fondation de Maredsous en Irlande, le P. Daniel y fera merveille, surtout en y rendant les services matériels, qui faisaient l'objet de sa mission. Cette communauté lui est redevable de nouvelles bâtisses ainsi que d'heureuses transformations.


Vue de Glenstal.

       « Il monta une scierie mécanique. Ce fut, à l'époque, un des moyens d'exploiter la belle propriété et les bois, et d'assainir par là les finances, déclare le P. Baudouin Oldenhove, qui a séjourné à Glenstal en même temps que le P. Daniel. Celui-ci s'était beaucoup attaché à promouvoir cette installation qui permit d'autres réalisations: travaux de menuiserie, de charpentes, d'aménagements divers. Le montage de cette scierie, dit encore le P. Baudouin, fut une sorte de record dont notre confrère était très fier, car cela n'avait pas été sans peine; il s'était documenté dans ce but, en visitant certaines scieries de Belgique. »

       Il organisa un atelier de sculpture, construisit une étable appelée « la vacherie », un poulailler, une vaste porcherie moderne, selon les plans fournis par le ministère de l'Agriculture de Dublin, et il aménagea des classes, à l'étage. Rien ne le rebute : on le voit abattre des arbres, conduire le tracteur, s'employer aux travaux les plus durs et passer ensuite aux ouvrages les plus fins, en rapport avec ses talents. Il se dépense ainsi partout, avec les ressources de ses connaissances techniques et de son goût artistique, de son dévouement inlassable et de sa santé de fer. Et tout cela en deux ans !

       Une de ses plus considérables entreprises est la fabrication de 168 stalles dessinées par lui et sculptées sous sa direction par d'anciens élèves de l'école d'arts de Glenstal ; elles étaient commandées par le grand séminaire de Carlow. La recette que Glenstal en retira servit à ériger un vaste bâtiment de pierres dans lequel furent aménagées des chambres d'hôtes et de professeurs laïques, un dortoir pour les frères, un bureau pour le Père cellérier, une grande chambre affectée à l'économat et une bibliothèque.

       Les parties du monastère construites antérieurement, c'est-à-dire le château de Glenstal proprement dit, purent alors servir au collège d'humanités latines, dont le nombre d'élèves croissait chaque année, déclare le P. Idesbald Ryelandt, prieur, ces années-là à Glenstal.

       Telles sont les activités variées et multiples qui occupaient les journées trop courtes du P. Daniel, à Glenstal.

       On doit signaler aussi ses contacts humains avec le personnel. « Celui-ci lui était très attaché, car le P. Daniel s'intéressait au cas familial ou social de ceux qui s'ouvraient à lui. Les jeunes moines, à leur tour, bénéficiaient de sa charité; il dilatait les cœurs et les consciences par son bon sens, son équilibre et ses réponses pertinentes. Rien d'étriqué ou de mesquin chez lui, dit un de ces « jeunes » de ce temps-là. II aidait à élargir les vues de certains jeunes, et ne manquait pas d'humour : « Je serai Samson, tu seras Dalila », disait-il à l'un d'eux qui devait lui couper les cheveux, à un retour de voyage. Pour les moins aptes ou les moins forts au travail manuel, il était plein de respect, les encourageait et les conseillait. Il savait utiliser les collaborateurs médiocres. C'était un éducateur en technique, de première valeur» déclare le P. Baudouin.

       Quant à ses propres impressions sur son séjour à Glenstal, en 1937, les voici décrites par le P. Daniel dans une lettre de novembre adressée au P. Prieur de Maredsous, Dom Jules Harmel, qui sera, lui aussi, victime des camps de concentration allemands :

       « Révérend et cher Père Prieur,

       Nous pensions peu, l'un et l'autre, il y a six mois, à ce qui allait nous arriver, et si je crois avoir perdu beaucoup à ne pas vous avoir ici, je m'en réjouis pour les confrères de Maredsous. Je ne vous dirai pas grand chose de mes occupations humbles et multiples. J'ai trouvé ici ce qu'il me faut : trop d'ouvrage, et à Maredsous, j'en manquais. Combien je me persuade, de plus en plus, que les moines heureux, qui sont aussi les bons, sont ceux qui se trouvent à leur place et ont une besogne dans leurs cordes.

       Après les grosses et rudes besognes de la construction et de l'installation, il y en aura de beaucoup plus fines et intéressantes. J'ai déjà pu faire des dessins pour quelques commandes, et quand nous serons en mesure de les exécuter, on battra un peu la caisse chez ceux qui ne savent que faire de leur galette. Pour l'installation de nos machines et de la force motrice, j'ai obtenu du Père Abbé l'autorisation de venir en Belgique, me documenter sur une foule de points délicats et importants. Je pense être hors d'affaire en janvier, et avoir achevé la plupart des travaux urgents qui restent à terminer et qui vont bon train. Je me réjouis fort de vous revoir et de pouvoir causer de diverses choses qu'il est difficile de traiter par lettre. »

Voici Pâques 1938. Ce qu'il écrit alors au P. Prieur de Maredsous (Dom Jules Harmel) nous montre les excellents rapports qu'il entretenait avec lui:

       «Bien cher Père Prieur,

       Je viens vous saluer avec respect et cordialité et me recommander à vos prières. Nous espérons que l'aube se lèvera, un jour, qui vous fera débarquer à Boher. Il convient que le Prieur de Maredsous nous connaisse dans notre cadre réel, très flatteur en ce moment. Ici, tout va bien, et le travail avance. Croyez-moi votre bien respectueusement dévoué. »

       Les mois passent, et les occupations de plus en plus absorbantes s'accompagnent de difficultés envahissantes qui faisaient ressentir au P. Daniella nostalgie du continent, celle de son monastère d'origine et de son ancien centre d'apostolat : Salet. Demeuré spécialement en contact avec son protégé Edgard Sottiaux, alors séminariste, il lui écrit, le 9 août 1939 :

       «Les nouvelles que vous me donnez me font le plus grand plaisir. Décidément, j'ai laissé une partie de mon cœur à Salet, et vous savez que je ne suis guère sentimental. Ce qui me fait beaucoup de plaisir, c'est de savoir que vous avez réussi, l'année dernière, et que vous vous développez non seulement du côté des études, mais du côté de l'amour de Dieu. Rien n'est meilleur ni plus rare que cet équilibre, qu'il faut établir à tout prix. Priez bien pour moi ; j'ai de rudes épreuves, et la vie n'est pas rose ici, tous les jours. Dans toute œuvre qui risque de réussir, le diable se glisse de mille manières et vous cause tous les ennuis possibles. Ne manquez pas de me rappeler au bon souvenir de tous à Salet. Saluez tout particulièrement vos bons parents, le fermier et la fermière. »

       Le besoin de repos, de détente physique se faisait de plus en plus sentir après deux ans de labeur si intense et d'acclimatation. Cette même lettre en fait foi, un peu plus loin :

       «Je pense revenir en automne pour me reposer. Je suis moulu de fatigues et j'ai besoin de me bonifier quelque peu. Nous avons eu, ces deux dernières années, cent petits cochons qui se portent bien dans leur nouvelle porcherie ; les gens trouvent celle-ci beaucoup trop bonne pour des cochons. Excusez ces détails bucoliques.

       L'énorme travail des stalles pour un séminaire d'Irlande est terminé. Si je reste ici encore quelques années - ce que je ne souhaite pas – je tâcherai de vous trouver le viatique pour venir me voir, au cours de vos vacances. Au revoir, mon cher Edgard. Yale in Christo.»

       Pourquoi ces mots: « Si je reste ici encore quelques années, ce que je ne souhaite pas ... » et pourquoi lit-on plus haut : « J'ai de rudes épreuves, et la vie n'est pas rose ici tous les jours » ? A vrai dire, le tempérament du P. Daniel, très porté à l'action, son dynamisme, son besoin de se donner à fond aux travaux qui lui étaient confiés, l'avaient amené à prendre des initiatives dictées par ses capacités et sa facilité d'adaptation. A travers de telles ressources exploitées avec une personnalité aussi riche et généreuse que la sienne, on comprend qu'il était parfois malaisé et pénible d'assurer un équilibre de vie monastique, dans les conjonctures d'une fondation naissante où tout était à faire. Le régime de l'observance régulière, en communauté, devait en subir la contrepartie. Il en était de même du contrôle ou de la limite de certaines dépenses, faites dans l'intention de répondre aux besoins réclamés par les services dont il avait reçu la responsabilité.

       Le P. Daniel s'était donné sans ménager ses peines ni épargner son temps, mais d'une manière qui accusait parfois trop ouvertement son indépendance, en vue de mener à bonne fin les tâches auxquelles il s'appliquait avec talent et avec cœur, pour le bien, la prospérité et le rayonnement du monastère.

       Et puis, bientôt, coïncidence providentielle, il fut rappelé sous les armes, car l'heure de la mobilisation avait sonné, et il rejoignit le 4ème régiment de Lanciers auquel il appartenait...

CHAPITRE IV

A la guerre

- La mobilisation.

       Septembre 1939 ! Les forces de l'armée belge sont mobilisées. Le 4ème régiment de Lanciers, résorbé dans le 1er depuis 1926, se reconstitue à  Tirlemont, sous les ordres du colonel Robert Jooris, devenu ensuite général, commandant la première Circonscription militaire, à Bruxelles. Lors d'une célèbre prise d'armes, en septembre 1939, le 4ème Lanciers reçoit son étendard des mains du Roi Léopold, sur la grand-place de Tirlemont.

       Ce n'est qu'en décembre, sans doute parce qu'il résidait depuis deux ans à l'étranger, que le P. Daniel Duesberg reçoit l'ordre de rejoindre, comme lieutenant, ce régiment en cantonnement à Hasselt. Il a la surprise, réciproquement agréable, d'y trouver comme aumônier en fonction, l'auteur du présent hommage rendu à sa mémoire.

       Quelques jours plus tard, en raison de son caractère sacerdotal qui ne s'accorde pas avec l'usage des armes, en raison aussi de ses connaissances de langues étrangères, jointes à sa discrétion, il est désigné pour le 2ème  Bureau du QG de la 2ème DC.

       Les circonstances qui ont amené ce choix sont ainsi relatées par un de ses frères d'armes et ami, le lieutenant général Boussemaere : Pendant l'hiver 1939-1940, l'état-major de la 2ème DC était installé à la caserne des Carabiniers, place Dailly, à Bruxelles. Un jour que le colonel Serlez était de passage et que le colonel Lambert, chef d'état-major de la 2ème DC, se plaignait du manque de personnel, le colonel Serlez, commandant alors la brigade de Cavalerie portée, lui dit : « Vous voulez un officier ? Je vous en enverrai un, et un tout bon. »

       Quelques jours après, André Duesberg venait se présenter au général Beernaert, commandant la 2ème DC et il fut affecté au 2ème Bureau (Information et contre-information). Il se lança dans son nouveau travail avec beaucoup d'enthousiasme, assura la mise à jour du plan directeur sur lequel il portait fidèlement les renseignements obtenus de la 2ème Section du GQG.

       Ce même ami le dépeint sur le vif, au cours de cette période d'attente : « A cette époque, le travail au bureau connut quelque répit, et souvent, j'allais, l'après-midi, m'entretenir avec les camarades du 2ème Bureau. André avait comme officier adjoint le lieutenant Hanse, des Chasseurs à pied, qui sera fusillé par les Allemands. Alors, interrompant la lecture de son bréviaire, André allumait sa pipe et nous parlait longuement de ce qui lui était cher : Maredsous, son école de métiers d'arts, ses voyages. Notre logement était situé à 1'« Hôtel des Boulevards », place Rogier, qu'il quittait tous les jours, de bonne heure, pour aller célébrer la messe avant de commencer le travail au bureau. Il avait son métier militaire à cœur. Je me souviens de l'attention qu'il accordait à la question de la tenue. Aussi, dus-je l'accompagner chez le tailleur et chez le bottier, où il se faisait faire des confections absolument irréprochables.

       Très curieux de sa nature, il savait s'intéresser à des tas de choses qui, pour d'autres, passaient inaperçues. Un jour, un avion bimoteur Vickers Wellington avait dû faire un atterrissage forcé à Sauvenière. J'allai avec André voir cet avion. Il examinait absolument tous les détails : réservoirs, tubulures, éclairage. Je pense que s'il avait eu en mains un tournevis, il aurait ramené la moitié de l'appareil.

       Une autre fois, les officiers s'étaient mis d'accord pour offrir au général Beernaert un petit souvenir. André se chargea de la conception, traça un magnifique dessin de coffret portant les armes de la 2ème  DC. Il trouva, pour le réaliser et pour graver les armes en métal blanc, un orfèvre de Bruxelles, ancien élève de l'école d'arts de Maredsous. Souvent, nous allions ensemble voir l'état d'avancement de ce coffret, et chaque fois, André formulait quelques remarques sur l'un ou l'autre détail. Aussi, ce cadeau était-il un vrai bijou.

       A l'approche de la guerre - c'est toujours le lieutenant général Boussemaere qui parle - l'état-major de la 2ème DC fit mouvement vers Louvain. Nos logements se trouvaient à l'Hôtel Majestic, nos bureaux dans une maison de l'Avenue des Alliés. Le travail devenu plus pressant ne nous laissait que de rares loisirs. Je me souviens, toutefois, avoir fait alors avec André une belle promenade à cheval, dans les bois de Meerdael. Il adorait les chevaux, et à cette occasion, il m'entretenait longuement de son passage à l'école de Cavalerie de Brasschaet.

       Un peu avant le 10 mai, quoique très confiants, nous examinions quelquefois avec une certaine appréhension son plan directeur sur lequel on voyait, au jour le jour, la fine fleur de l'armée allemande : escadrille Horst Wessel, Divisions blindées, etc. »

       Passons au témoignage de l'abbé Gielen, aumônier divisionnaire de Cavalerie, en 1940 ; nous avons vu plus haut ses premières impressions sur le P. Daniel, rencontré lors de ses rappels à l'armée, en 1934 :

       « Je retrouvai avec joie André au QG, fin 1939. Depuis cette date, nous fûmes de vrais amis. Il était au 2ème Bureau et s'acquittait merveilleusement de sa tâche. Malgré ses occupations, on le voyait journellement dire son bréviaire, au milieu du va-et-vient de ce QG. Plusieurs fois, il me signala des situations familiales pénibles de certains de ses sous-officiers et soldats, et ensemble, nous avons tâché de les aider. Quand j'étais absent, il me remplaçait, et en plus de son service au 2ème Bureau, il remplissait à la perfection le rôle d'aumônier. Nous dirigions à nous deux le mess des officiers du QG/2ème DC, et c'est ainsi que presque tous les soirs, nous étions les derniers à quitter le mess et à retourner à l'Hôtel des Boulevards, à Bruxelles, où nous logions. Nous nous attendions, en février, mars, avril, à voir surgir le conflit, d'un moment à l'autre, et avions décidé de faire tout notre devoir et de plutôt mourir que d'être faits prisonniers. »

- La campagne des 18 jours (10-28 mai 1940[5])

       Le 10 mai, écrit le lieutenant général Boussemaere, nous étions ensemble à Louvain, au QG de la 2ème DC. Ce jour-là, nous partions vers le poste de commandement de combat, sur la Gette. André était au 2ème  Bureau. Au moment où j'arrivai au PC, il parlait au PC avancé de Kersbeek-Miskom, où nous tenions la position de la Gette. Je me souviens avoir vu André interroger dans son bureau un des premiers prisonniers  allemands. Celui-ci avait une attitude nonchalante. André le redressa énergiquement et continua l'interrogatoire habilement et avec beaucoup de tact. Le dimanche 12 mai, fête de Pentecôte, il célébra la messe pour le personnel disponible de l'état-major. »

       L'aumônier Gielen raconte, de son côté: « Le 10 mai, nous partions en ligne. André était d'un courage à toute épreuve. Il ne connaissait pas la peur et méprisait le danger. Je me rappelle que le jour de Pentecôte, nous nous trouvions à Kersbeek-Miskom, sur la Gette. Un prêtre avait mis les voiles, ce qui fit bondir notre André, et à nous deux, nous l'avons remplacé; nous avons célébré des messes dans des granges pour les militaires et les civils. »

       Après avoir défendu la Gette, la 2e DC s'est repliée sur Malines, QG à Hofstade, la nuit du 13 au 14. « Le jour de notre arrivée, dit le lieutenant-général Boussemaere (alors lieutenant), je fus détaché à un autre groupement, celui du général Ninitte, et je quittai André. Il resta à l'état-major de la 2ème DC qui fit mouvement vers la frontière hollandaise. » C'est à cette époque aussi que le lieutenant Duesberg dut se séparer de son autre ami, l'aumônier Gielen : « Le 15 mai, raconte celui-ci, je dus passer au corps médical de la 2ème DC, afin d'aider quelques infirmiers brancardiers prêtres qui s'y trouvaient : nous nous attendions à des combats plus meurtriers. Je quittai André et lui laissai la valise-autel, lui confiant mes ouailles du QG/2ème DC. Depuis ce jour jusqu'à la capitulation, en plus de son 2ème Bureau, il remplit les fonctions d'aumônier. Il était adoré de tout le monde et encourageait constamment ses subordonnés, leur remontant le moral. C'est surtout grâce à lui que le QG a gardé son excellent moral, aussi bien avant qu'après la capitulation. Je le revis de temps à autre, à moto, toujours le sourire sur les lèvres et passant à travers tout, surtout là où il y avait du danger. La dernière fois, ce fut le 26 mai, à Westroozebeek, en pleine attaque des stukas ; j'allais voir en auto s'il n'y avait pas de blessés, et lui, il revenait des premières lignes, à moto, afin de se maintenir au courant des événements pour son 2ème Bureau. Il me cria : « Tout va bien. »

       Ces souvenirs restés présents au cœur de l'aumônier Gielen s'inscrivent dans un ensemble d'amicales relations qu'il entretenait avec les aumôniers bénédictins attachés à la 2ème DC :

       « Comment pourrais-je oublier, écrit-il, tous mes chers confrères et collègues bénédictins de la 2ème DC ? N'est-ce pas grâce à votre bienveillante collaboration, pendant la mobilisation de 39-40 et la campagne des 18 jours, que ma chère DC (l'aumônier Gielen était aumônier divisionnaire) a été citée deux fois à l'ordre du jour de l'armée, pour son bon moral et sa haute valeur combative ! C'était la Division « bénédictine » par excellence : Dom Linard, Dom de Géradon, Dom Nocent, Dom Genet, Dom Leclef, Dom Duesberg et vous-même. Je n'étais qu'une pâle figure, à côté de ces disciples de St-Benoît. Malgré la distance qui nous sépare, je ne vous oublierai jamais. »

       Quelques bons moments de détente sont évoqués par le lieutenant Ernest Mélot, qui les intitule: « Souvenirs lumineux, à travers tant de souvenirs sombres, de l'énergie, de la bonté et de la joie de vivre, du cher Père Daniel.»

       « Jeudi 23 mai! Le Commandant du 2e Lanciers m'envoie en liaison au PC du colonel Libbrecht, à Assenade. Il est 8 h du soir. Accueil charmant du lieutenant Duesberg, qui prend la peine de me préparer un souper de viande froide, pain, beurre, vin. Nous causons, heureux de nous retrouver. Le P. Daniel a été au courant de l'une ou l'autre défaillance de la part d'officiers, ou de défaitisme. Il n'arrivait pas à concevoir la chose chez des hommes que leur formation et leur éducation ont préparés au commandement. Je fus frappé de l'insistance avec laquelle il exprimait sa pensée sur ce point. Nous avons vécu là deux heures de détente et de fou-rire, comme je n'en aurai pas d'approchants pendant toute la campagne. Nous avons échappé à une bombe tombée quelques heures plus tard sur la maison. »

       Le lieutenant Duesberg dépendait alors directement du commandant de réserve Smolders, avocat à la Cour d'appel, qui, à partir du 10 mai, commandait le 2ème Bureau; son témoignage est donc l'un des plus intéressants :

       « Alors que le P. Duesberg était (de décembre 1939 à mai 1940) au 2ème Bureau de la 2ème DC, j'étais au même Bureau du CC/2ème DC[6] à Hasselt. Je ne l'ai pas, en conséquence, rencontré avant le 10 mai. A ce moment, les deux bureaux fusionnèrent et je pris le commandement du 2ème Bureau, ayant avec moi le P. Duesberg. Nous avons fait ensemble les combats de la Gette, de Ste-Anne (Anvers), puis en Hollande les bouches de l'Escaut. De là, nous fûmes jetés dans les combats de la Lys et finîmes à la forêt d'Houthulst. L'attitude de la 2ème DC au combat lui valut, en 18 jours, deux citations et la fourragère. Au cours de la campagne des 18 jours, je n'ai eu qu'à me louer du P. Duesberg : les missions que je lui ai confiées furent toujours parfaitement remplies, et aux moments les plus durs, il ne se départit jamais de son calme et de sa bonne humeur. Son moral demeura intact per fas et nefas.

       Ce qui me frappa, c'est que tout en conservant sa dignité et la réserve nécessaire au prêtre, le P. Duesberg s'était adapté complètement à la vie du soldat. Ainsi, pendant la retraite, alors que nous étions parfois démunis de tout et logés dans des maisons, c'est toujours à lui qu'on recourait pour ravitailler l'état-major. »

       Les événements se précipitent et nous voici au 27 mai. Depuis 24 heures, le gouvernement belge a suggéré une contre-offensive britannique débouchant entre la Lys et l'Escaut, dans les flancs et les arrières du corps d'attaque allemand. Le Commandement britannique fait savoir que son corps expéditionnaire n'est pas en état d'entreprendre pareille opération. Tout espoir d'un concours direct du Commandement français est exclu. C'est ainsi que s'ouvre cette journée.

       Les ultimes réserves belges (trois régiments) sont engagées. La liaison avec les Britanniques reste maintenue tant bien que mal. Nos derniers moyens de résistance sont brisés sous le poids d'une supériorité écrasante de moyens techniques, sans espoir ni d'une aide nouvelle, ni d'une solution autre que celle de la destruction totale. Aussi, un peu avant 16 heures, le Commandement belge constate :

       a) Que du point de vue national, l'armée belge a rempli sa tâche. Elle a mis en œuvre la totalité de sa capacité de résistance; ses unités sont incapables de reprendre le combat. Une retraite vers l'Yser ne peut s'envisager : elle détruirait les unités plus que les combats en cours, elle porterait au comble la congestion des Forces alliées.

       b) Que du point de vue international, l'envoi d'un parlementaire pour s'enquérir des conditions de cessation des hostilités contribuera à gagner, au profit des Alliés, toute la nuit du 27 au 28 et une partie de la matinée du 28, délai équivalent à celui que ne pourrait procurer la continuation de la lutte, qu'au prix d'une dislocation catastrophique de l'armée.

- La capitulation.

       Ce 27 mai, à 17 h, le Roi décide d'envoyer un parlementaire au Commandement allemand pour demander les conditions de la cessation des hostilités entre l'armée belge et l'armée allemande.[7]

       Le général Desrousseaux, sous-chef d'état-major général, est chargé de cette mission. La réponse allemande fut nette. Hitler exigeait la capitulation sans condition.

       A propos de la cessation du feu en première ligne, le P. Duesberg a relaté un incident humoristique à son ami Boussemaere, qui le rapporte comme suit : « Rentré chez moi après les opérations, vers le mois d'août, je reçus à l'improviste la visite d'André. Il me raconta comment il avait continué la campagne à l'EM/2ème DC. Lors de la capitulation, dans le secteur de la 2ème DC, le commandant allemand avait fixé un rendez-vous entre les lignes avec un officier supérieur de la 2ème DC. André avait accompagné le colonel Libbrecht à la rencontre de l'ennemi[8]. Le général allemand ne ménagea pas son admiration devant la résistance de la 2ème DC. Seulement, au moment même de l'entretien, un avion anglais passa en rase-mottes et mitrailla la route. Je me souviens de la malice avec laquelle André me racontait l'incident : le colonel Libbrecht et lui-même restant debout, pendant que la délégation allemande, victorieuse et fière de son triomphe, disparaissait dans le fossé de la route. »

       La capitulation fut signée, dans la matinée du 28 mai, au château d'Anvaing.

       Le Roi avait donné ordre de rassembler tous les emblèmes des régiments et de confier à des officiers du GQG (Grand Quartier Général) le soin de les mettre à l'abri, sur le territoire national. Le capitaine Guilmot ayant déclaré qu'il connaissait une retraite sûre, s'est rendu, le 27 au soir, à l'abbaye de Saint-André (Bruges), pour demander au supérieur, Dom Théodore Nève, de la part du Roi, s'il consentirait à cacher les drapeaux des régiments, pour éviter de les laisser aux mains de l'ennemi. Dom Nève accepta immédiatement et chargea un de ses moines, Dom Francis de Meeüs, d'assurer cette mise à l'abri. Dans la nuit, quelques heures avant la capitulation, des autos militaires vinrent apporter à l'abbaye le précieux dépôt : quatre-vingt étendards et plusieurs liasses de documents. Quelques jours plus tard, l'abbaye était encombrée de blessés. Elle fut réquisitionnée, en 1942, par les Allemands, qui en expulsèrent les religieux, mais la cachette était sûre et le dépôt fut retrouvé intact.[9]

       Qu'était devenu le lieutenant Duesberg ?

       « Après la capitulation, écrit le commandant Arthur Fallon, officier du QG de la 2ème DC, notre unité fut dirigée vers Bruxelles, et au moment où nous approchions de la ville, le lieutenant Duesberg a reçu l'ordre du colonel Lambert, chef d'état-major de la 2ème DC, de nous quitter, son rôle étant terminé, et de tâcher de se soustraire à la main-mise de l'ennemi. Quelques heures plus tard, nous étions faits prisonniers. »

       Le même commandant ajoute : « Très ardent, très généreux de sa nature, le lieutenant Duesberg s'est dépensé sans compter pour le bien de son service, et celui-ci l'a amené souvent à des missions périlleuses. »

       Un autre ami du P. Duesberg, le colonel René Bauduin, (alors capitaine) assure que le 30 mai, notre confrère a quitté la colonne divisionnaire, à la chaussée de Ninove, à Bruxelles, pour entrer au couvent de Scheut, d'où il devait ressortir quelques instants plus tard, en soutane de missionnaire ...

CHAPITRE V

La résistance

       Alors que tant d'hommes tremblaient à la pensée de se compromettre et s'abaissaient jusqu'à se résigner à la servitude germanique, Dom Daniel, cet homme « au cœur brûlant sous la tête froide », et dont on se demande s'il descend des chevaliers, des croisés ou des martyrs, a conservé toute la ferveur de sa foi patriotique, dès le lendemain des dix-huit jours de campagne.

       Il n'était pas question pour lui de rester inactif après que l'heure de la capitulation avait sonné. Il avait reçu l'ordre de son chef militaire, nous l'avons vu, de quitter la colonne divisionnaire et de se soustraire à l'ennemi. Avec la permission de ses supérieurs ecclésiastiques, il devient bientôt l'organisateur hardi et inlassable de la première relève, à une heure particulièrement ingrate, où il fallait tout créer et se heurter constamment à des difficultés morales et matérielles très grandes. Il continuera donc la lutte pour la libération de sa patrie, avec une énergie farouche qu'il maintiendra jusqu'à la fin : réaction d'une âme noble et droite, d'une volonté décidée à poursuivre la résistance à l'injuste occupation.

       Il se sait surveillé, traqué à partir d'un certain moment, mais il sait aussi que les aventures périlleuses de ses déplacements sont nécessaires au succès et au progrès de son activité. A pied, à vélo, en tram et par tous les moyens de locomotion, il rayonne de Mons dans tout le Hainaut et dans le Namurois; il se rend en Ardennes, à Bruxelles, à Anvers et ailleurs pour organiser des dépôts, recruter son monde, donner des instructions, repérer les champs de parachutage ou les principaux points d'appui de la Wehrmacht et de la Lutwaffe.

       Pour ne pas attirer sur son abbaye les graves conséquences qui pouvaient en résulter, le P. Daniel était autorisé par ses supérieurs à séjourner chez son frère Jean-Marie, à Mons.

       Il connut les formes les plus variées de la lutte secrète contre l'ennemi. C'est ainsi que, fondateur de la « Légion belge » de Mons, et dans cet organisme, le premier commandant de la province de Hainaut, il exerce en même temps un rôle des plus actifs dans plusieurs services de Renseignement et Action, tels que les lignes Luc, Marc, Tégal, Zéro, Porte-Mine. En tout cela, n'était-il pas admirablement servi par sa connaissance de la langue allemande et de l'anglais ?

       Laissons parler ses frères d'armes, ses chefs, ses subalternes de la « Légion belge ». Ils souligneront son moral splendide, son ingéniosité surprenante, son cran prodigieux ; ils nous montreront comment, toujours prêt à harceler l'ennemi, il a servi son pays de toute son âme ardente et intrépide.

       Et puis, nous le suivrons dans les circonstances émouvantes de son arrestation tragique, pour recueillir enfin les témoignages nombreux de ses compagnons d'infortune, qui ont attesté son courage héroïque et sa charité constante, à travers les horreurs des bagnes nazis ou des prisons : Loos (Lille), St-Gilles, Breendonk, Hameln, Gross-Strehlitz et Gross-Rosen, tels sont les théâtres d'atrocités où le P. Daniel a vu tout converger vers l'anéantissement de la personne humaine. Tels sont aussi les champs d'apostolat rendus féconds par son optimisme, sa parole encourageante et l'exemple de sa charité.

L'activité clandestine.

       Avant d'exposer l'activité clandestine du P. Daniel sous l'occupation allemande, il importe de la replacer dans son cadre, en rappelant les origines et les objectifs de l'Armée secrète (1'AS) qui portait, au début, le nom de « Légion belge » : cela nous fera mieux saisir le milieu de vie du P. Daniel, à cette époque, et le but précis qu'il poursuivait.

       Au lendemain des jours sombres de la capitulation, une équipe d'officiers d'active et de réserve, qui avaient échappé à la captivité et entretenaient le désir de continuer à servir leur pays, regroupèrent des unités militaires ; c'était en réaction contre la propagande nocive de l'envahisseur, et afin de reconstituer des forces effectives, capables de reprendre la lutte, dès que les circonstances le permettraient.

       Le colonel Lentz, chef de l'état-major de la 17ème DI, devenu ensuite général-major, se met en liaison dès la deuxième semaine de juin 1940, avec les différents régiments, afin d'en recueillir les éléments les plus sûrs et les plus énergiques. Cela put se réaliser, grâce surtout aux nombreux membres de l'Union nationale des officiers de réserve (l'UNOR), dont le colonel Lentz était le président. En octobre 1940, ce travail est en excellente voie de réalisation et un quartier général est institué.

       Cette tentative de regroupement qu'il avait appelé AB, riche en cadres, ne pouvait cependant s'étendre en dehors des villes de garnison. La solution fut trouvée, fin octobre 1940, par la fusion de cette AB avec la LB fondée par le cpt-commandant Claser et dépourvue, elle, de cadres. Cet officier appartenait à l'état-major de la 1ère DI. Au cours de ses recherches multiples d'officiers ayant échappé à la captivité, recherches faites dans un but semblable à celui du colonel Lentz, il apprit l'existence de l'AB et décida d'entrer en contact avec le colonel. L'entente est bientôt chose faite, et ils décident de fusionner leurs groupements en un seul. Les deux organisations passent alors sous la direction militaire du colonel Lentz.

       Cette fusion devait se réaliser lentement, par prudence, en raison des difficultés de liaisons et de renseignements. Commencée fin octobre, elle ne se termina qu'à la mi-1941. Le nom qui prévalut pour cette fusion fut celui de Légion belge[10]. Le commandant Claser veilla à ce que cette Légion belge restât dans la ligne qu'elle s'était tracée, c'est-à-dire indépendante de toute idée politique.

       A l'époque de sa fusion avec l'AB (fin octobre 1940), la Légion belge (LB) possédait une organisation territoriale divisée en trois zones (flamande, brabançonne, wallonne) et neuf provinces (Pl, P2, P3, etc). Le père Daniel est mis à la tête de la province 8, celle du Hainaut, et il a comme indicatif P8.

       Chaque province était répartie en « territoires» (Ct l, Ct 2, Ct 3, etc), La zone l, ou zone sud, comprenait les provinces du Hainaut, de Namur de Liège et du Luxembourg.

       La province du Hainaut, commandée par le P. Daniel, était divisée en quatre territoires (4 Ct) : ceux de Mons (Ct 12), de Tertre (Ct 13), de Tournai (Ct 14), de La Louvière (Ct 15), d'Ath (Ct 16), de Pecq (Ct 37), chaque territoire ayant son chef.

       En dehors de cette organisation territoriale, il existait une « réserve mobile », formée de régiments de Bruxelles reconstitués dès l'été 1940, par le colonel Lentz. Elle était destinée à intervenir n'importe où, suivant les décisions du commandement et elle fut placée par le colonel Lentz, en juillet 1941, sous les ordres du colonel Bastin, le héros de la grande guerre, qui s'était évadé neuf fois des camps de prisonniers.

       L'historique de cette Légion belge montre le rôle important et le milieu choisi de résistants, auquel le P. Daniel appartenait.

       Fin 1941, le commandant Claser était envoyé en Angleterre, muni de la documentation, pour recevoir des instructions précises. La Légion belge avait, depuis le début de son existence, été en rapport avec les parachutistes venus de Londres. Le gouvernement belge de Londres, seule autorité légale libre, avait été mis au courant de l'effort entrepris, dès le début de l'occupation allemande. Mais devant la méfiance, les suspicions, les hésitations de Londres à accepter la Légion, on avait décidé d'envoyer Claser.

       Celui-ci avait rencontré chez le colonel Lentz, Philippe de Liedekerke, parachuté peu avant. A l'état-major de la Légion belge, il fut décidé que Claser partirait avec de Liedekerke pour Londres. Ils franchirent la ligne de démarcation et finirent, après un voyage extrêmement mouvementé, par atteindre la capitale anglaise, le 21 juillet 1942. La BBC lança aussitôt le message : « Je les envoie méditer sur le moratoire ». C'était la phrase convenue. La Légion belge remportait sa première victoire: Claser était à Londres. Là, il fut mis en rapport étroit avec les autorités militaires anglaises et il rencontra les membres du gouvernement, notamment MM. Spaak et Gutt. Il se livra à un gros travail, en prévision de son retour en Belgique occupée.

       Mais entretemps, le 8 mai 1942, le malheur s'était abattu sur la Légion : une rafle de la Gestapo amena l'arrestation du colonel Lentz. Le colonel Bastin remplaça le colonel Lentz, selon ce qui avait été convenu, en cas d'arrestation. A son retour de Londres, le commandant Claser, d'accord avec le colonel Bastin, prit le commandement d'un groupe appelé « Action », que l'on désolidarisa de la Légion belge, par mesure de prudence, mais en l'étoffant d'effectifs de la Légion.[11]

       Venons-en aux effectifs de la Légion belge : ils se chiffrent à environ soixante mille hommes, au début de 1942, réserve mobile incluse. Le mode de combat avait été étudié et codifié soigneusement, le maintien de l'ordre et la lutte contre le communisme n'étant envisagés, dès le début, que comme un camouflage. Les réunions d'état-major se firent de plus en plus fréquentes, au domicile des membres ou au repaire de l'époque : le pensionnat Gatti de Gamond, rue André Fauchille, à Woluwé-St-Pierre.

       En décembre 1942, la Légion belge, suite au séjour du commandant Claser à Londres, se voit enfin agréée par le gouvernement belge de Londres : une lettre de service du ministère de la Défense nationale, du 30 décembre 1942, adressée au colonel Bastin, le nomme à la tête de l'armée de résistance de Belgique.

       A partir de ce moment, la Légion belge fut appelée AB, désignation choisie par Londres sans doute, signifiant non pas « Armée belge » (comme l'avait désignée le colonel Lentz), mais « Armée de Belgique » pour la distinguer de l'Armée belge de Londres. Le colonel Lentz dira, à ce propos : « Ce fut le premier acte de reconnaissance par le gouvernement belge de Londres qui se méfiait de nous. »

       Un statut de l'AB émanant du ministère de la Défense nationale fut apporté par un officier parachuté à cette fin, en août 1943. Ce statut, intitulé « Cheval de Troie » avait été approuvé par le gouvernement; le mois suivant, cette approbation fut ratifiée dans une phrase convenue, prononcée par le Premier ministre au cours d'une allocution à la radio, en septembre 1943.

       L'AB (Armée de Belgique) changea de nom en AS (Armée secrète) selon une instruction du ministère de la Défense nationale, en date du 1er juin 1944, adressée au général « Pygmalion » ; c'était le nom de guerre du lieutenant général Pire, qui remplaçait le colonel Bastin, arrêté en avril 1943. Le lieutenant général Pire avait assumé, depuis 1940, le commandement d'une province, puis celui d'une zone. C'est ainsi que nous retrouverons sous ses ordres le P. Daniel, avant 1942.

       Il résulte de ce qui précède, que la Légion belge, appelée ensuite AB, et puis AS, est un groupement qui réalisa sa mission suivant les directives reçues du gouvernement belge par le canal du ministère de la Défense nationale, et celui-ci agissait en liaison intime avec les autorités militaires britanniques.

       Après la réception du statut « Le Cheval de Troie », l'état-major de l'Armée secrète dota celle-ci d'une nouvelle structure définitive, prescrivant la division en cinq zones (au lieu de trois) divisées en secteurs composés de subdivisions plus restreintes : les refuges, avec chef désigné. Cette nouvelle structure complétée est donc postérieure à l'arrestation du P. Daniel (juin 1942).

       Nombreux sont les officiers, sous-officiers et soldats de l'Armée secrète qui ont été victimes de la répression ennemie. Malgré leurs pertes successives et cruelles, jamais un poste de l'Armée secrète ne resta vacant : comme sur le champ de bataille, tout officier mis hors d'action était immédiatement remplacé. Certaines zones durent renouveler leur chef jusqu'à trois fois en une courte période. Il fallait rebâtir au prix d'énormes difficultés, quand le chef disparaissait avec ses secrets et parfois avec ses adjoints les plus fidèles. Mais jamais la Gestapo ou la Geheimpolizei ne parvint à désorganiser l'Armée secrète.

       Parallèlement à sa vaste organisation territoriale, la Légion belge eut à remplir des charges écrasantes. On peut s'en rendre compte par l'aperçu des objectifs suivants :

       1) Mise sur pied d'un service de réception de parachutage de matériel et de personnel organisateur, radios, spécialistes en sabotage; soixante plaines furent, à cette fin, repérées et prêtes à fonctionner.

       2) Fabrication de matériel (postes radio, etc) et confection d'uniformes (60.000 salopettes revêtues du badge).

       3) Organisation d'un service complet sanitaire et d'aumônerie.

       4) Création d'un service de transport.

       5) Constitution d'un service de renseignements.

       6) Organisation d'un réseau de liaison complet par « coureurs », qui ne fut interrompu à aucun moment, malgré les pertes subies.

       7) Recherche, parmi le personnel du chemin de fer et des usines, des complicités requises à la bonne marche des opérations.

       8) Recherche de fonds nécessaires au soutien des réfractaires au travail forcé et aux déportations par les Allemands.

       Toute cette tâche considérable, poursuivie dans la clandestinité, évitait les actions prématurées; il était interdit d'appartenir à d'autres groupements et d'utiliser des noms véritables. Chaque participant était, en outre, tenu de prévoir un alibi pour toutes les situations.

       L'Armée secrète fut considérée par le gouvernement allemand comme la principale ennemie de ses arrières.

       Ainsi organisée, la Légion belge, devenue ensuite l'AS, avait comme but essentiel et final de faciliter les opérations de débarquement et d'invasion du continent, afin de coopérer à la libération de la Belgique. De là, les missions de sabotage des moyens utilisés par l'ennemi pour empêcher le débarquement. De là aussi, les missions d'aide aux troupes alliées, en protégeant tout d'abord l'atterrissage des troupes et du matériel parachuté et en les secondant ensuite dans leurs opérations. De là enfin, les missions de renseignements sur la situation et les organisations ennemies.

       Toutes les missions et les plans d'action de l'Armée secrète furent préparés, nous l'avons vu, en accord avec les états-majors alliés, pour n'être réalisés qu'à l'heure et au moment choisis par eux. Bien plus, l'AS est le seul groupement de résistance belge qui opéra vraiment en parfaite et continuelle liaison avec les armées alliées.[12]

       Abordons à présent, l'activité exercée par Dom Daniel Duesberg dans l'immense champ d'action de la Légion belge. La meilleure source d'information directe vient de celui qui l'a engagé dans la Légion : le colonel Lentz lui-même. Ecoutons-le.

       « C'est en effet moi-même qui ai engagé le P. Daniel Duesberg dans la Légion belge, devenue l'AS.

       La Légion belge (LB) était organisée en zones : la zone l, partie flamande, comportait quatre provinces (Pl, P2, P3, P4) ; la zone II concernait le Brabant (P9) ; la zone III, partie wallonne, comprenait quatre provinces (P5, P6, P7, P8), P8 étant le Hainaut.

       J'ai d'abord demandé au P. Daniel s'il voulait se charger d'établir la liaison entre les divers groupements LB du Hainaut. Je lui ai demandé d'essayer de créer des groupements dans les régions non explorées, en vue de recrutement; à cet effet, je lui donnai des noms de personnes (généralement anciens officiers et officiers de réserve) susceptibles de remplir les missions prévues dans nos ordres et instructions.

       Puis, en 1941, j'ai essayé de trouver un officier d'un grade assez élevé pour prendre le commandement de la province. N'ayant pas réussi, j'ai donné le commandement au P. Daniel, dont l'activité et le cran étaient fantastiques.

       Dès ce moment, il passait sous les ordres directs du commandant de zone, qui était le lieutenant général Pire. Il était souvent en liaison avec lui, à Namur, mais aussi avec le Commandement de la LB, par l'intermédiaire de la boîte postale installée au Palais de Justice, à Bruxelles. Au cours de ces liaisons (avec Bruxelles) il remettait tous les renseignements qu'il avait pu recueillir; ces renseignements étaient transmis par le service Zéro, qui travaillait en communion avec la LB. Il est possible qu'il ait transmis des renseignements par d'autres voies ; le SRA (Service de Renseignements et d'Action) pourrait peut-être donner des indications à ce sujet.

       Son activité dans le Hainaut fut considérable. Son collaborateur direct, Octave Parent, est hélas, mort aussi dans un camp de concentration. Son frère était également au courant de son activité.

       Au moment de son arrestation (juin 1942), les forces du Hainaut étaient de plus ou moins dix mille hommes parfaitement encadrés. L'armement et les éléments (appareils) de liaison avaient été très poussés.

       J'ai été arrêté quelques semaines avant lui, et je l'ai retrouvé en prison, avant et après son séjour à Breendonk (à la prison de St-Gilles).

       Le P. Daniel a été décoré, à titre posthume, et cité à l'ordre du jour de l'AS (citation parue au Moniteur) »

signé Général Lentz.[13]

       Dans une lettre ultérieure, le général Lentz apporte encore quelques précisions : « Duesberg est entré dans la LB (Légion belge) après la fusion des deux groupements AB et LB (donc après octobre 1940) d'abord comme agent de liaison[14] pour P8 (Province 8), puis comme commandant de P8. Il m'a été envoyé par le colonel Bernard, professeur d'histoire à l'Ecole royale militaire. Duesberg dépendait de moi. Cependant, je l'ai prié de se mettre en rapport avec le général Pire, chef de la zone III. Dans la suite, comme commandant de P8, il dépendait hiérarchiquement du général Pire. Bien entendu, je le voyais de temps à autre.

       Il est certain que le P. Duesberg a dû s'occuper de recrutement à Mons, dit encore le général Lentz, avant son entrée à la LB, mais ayant probablement jugé soit inefficace, soit insuffisante son action, à ce moment, il aura cherché ailleurs, et par l'intermédiaire du colonel Bernard, il aura pris contact avec moi. Les débuts de la clandestinité ont été difficiles. Nous étions considérés comme des fous par ceux pour qui la défaite était définitive, ou pour des gens trop lents, par les excités du moment. Il fallait se méfier de l'ennemi, évidemment, mais aussi de Rex et des VNV ».

       Le colonel et professeur Bernard confirme et complète les informations reçues du général Lentz :

       « J'ai eu l'honneur de connaître le citoyen d'élite qu'était le P. Daniel Duesberg, en novembre ou décembre 1940, en tant que fondateur adjoint du service de Renseignement Luc, et non en tant que membre de la LB.  Mais à cette époque, il avait déjà son groupement dans le Hainaut. Il l'a mis à la disposition du général Lentz (alors colonel) qu'il a vu, à mon intervention. On peut, sans hésiter, déclarer que le regretté et  glorieux P. Duesberg est entré dans la résistance dès l'été 1940.

       Plusieurs fois, il vint chez moi. Mais ayant dû quitter la Belgique, en janvier 1942, à destination de l'Angleterre, je ne sus plus rien de lui, à partir de cette date. Je lui ai fait mes adieux chez moi, deux jours avant mon départ. Personnellement, j'en ai gardé un souvenir que les années n'estomperont jamais, et, dès mon arrivée en Grande-Bretagne, je le citais, dans les services compétents, comme l'incarnation vivante des vertus résistantes : sa foi indéfectible dans la victoire, son optimisme raisonné, sa discrétion, sa personnalité, son mépris absolu du danger pour lui-même, allié à la plus grande prudence, lorsqu'il s'agissait des autres. »

       Un témoignage non moins touchant, relatif aux débuts de la résistance du P. Daniel est celui de son autre ami, le lieutenant général Boussemaere : « Peu après la capitulation, je rendis visite à André, à Maredsous, où je restai pendant deux jours. Il me fit part de son désir de quitter provisoirement Maredsous pour éviter des ennuis à ses confrères, au cas où il aurait des difficultés avec les Allemands[15]. J'eus l'occasion de visiter le monastère. Il me montra les photos de groupes d'anciens élèves de l'école abbatiale, dont il me parlait fièrement : Eric de Spoelberch et d'autres.

       Bientôt, il me convoqua à Bruxelles et m'introduisit dans une première ligne du service de Renseignement, notamment celle des frères Lescornez, au ministère de l'Intérieur. Ils furent arrêtés par les Allemands et fusillés. A Mons, où il m'engagea à venir le voir, il s'occupait à former la Légion belge et prenait ses directives à l'état-major de Bruxelles.

       Après quelque temps, je m'engage dans la ligne Marc, continuation de la ligne Luc, suite au départ du colonel Bernard pour l'Angleterre. André traite directement avec la maison-mère de Bruxelles, au ministère de la Justice. De temps à autre, il vient à Anvers, donner avis ou prendre contact ou chercher des explosifs ou des capsules pour encrasser les moteurs. J'avais régulièrement de ses nouvelles par l'agent VN 5, au ministère de la Justice, lorsque moi-même je me rendais à Bruxelles, en service. Souvent, j'avais proposé à André de partir ensemble pour l'Angleterre, mais il ne voulait pas, estimant qu'il pouvait rendre des services plus grands en Belgique.»

       L'aumônier Gielen, encore un autre ami déjà cité, eut aussi l'occasion de revoir le P. Daniel après la capitulation, dans les circonstances suivantes: « Le 10 octobre 1940, je vis arriver chez moi, à Spa, un grand fort type en habit civil, avec col romain. C'était bien lui, André ! Mon moral n'était pas brillant, mais en quelques minutes, il m'avait complètement transformé. Je lui avais parlé de la Légion belge, dont j'étais le recruteur pour la région de Spa-Stavelot, et je me demandais si vraiment, un jour, nous pourrions être utiles. Il m'apprit à écouter d'une façon objective la BBC de Londres, et depuis lors, il resta en liaison avec moi. A plusieurs reprises, j'avais pu intercepter des lettres destinées au chef de combat de Rex, et j'ai pu lui donner la liste des militants rexistes de la région de Charleroi et de Mons, où il avait son poste de combat. Je lui ai dit de faire attention et de ne voyager que si c'était strictement nécessaire. Malgré tout, il revint plusieurs fois et me mit au courant de choses très intéressantes. Je lui reprochais d'avoir trop vite confiance en tout le monde, mais il aimait le danger et s'en moquait. Pour ma part, je lui fournissais les renseignements qui pouvaient l'intéresser. La dernière fois qu'il vint, il me parut assez songeur et préoccupé ; il ne resta pas loger comme d'habitude. Il me recommanda lui-même, cette fois, la prudence et il partit pour Stavelot. Ce fut la dernière fois que je le vis, car quelques mois plus tard, j'apprenais qu'il avait été arrêté. J'ai gardé de lui un souvenir ineffaçable. Malheureusement, je ne l'ai connu que trop peu de temps et toujours dans des circonstances très particulières.»

       La Trappe de N.-D. de Scourmont, à Forges-lez-Chimay, recevait parfois la visite du P. Daniel. Il y revoyait un ami d'enfance, le P. Thomas Litt, qui nous écrit: « Le P. Daniel m'a raconté que la surveillance des trains donnait comme résultats, des renseignements importants ; la destination de divers wagons de marchandises était écrite à la main sur un cadre facile à lire, et il savait par ce moyen quels wagons partaient à la base sous-marine de Saint-Nazaire. Il m'a dit que les Allemands le recherchaient; il m'a expliqué qu'il s'attendait, d'un jour à l'autre, à être arrêté (c'était en 1941). Je lui conseillai de fuir en France libre, en lui proposant de le conduire moi-même, car je connaissais un chemin ; mais il m'a répondu qu'il devait encore avertir plusieurs hommes avant de songer à sa sécurité. Mal lui en prit... »

       Ainsi donc, ni le conseil de son ami le lieutenant général Boussemaere, ni celui de son ami le P. Thomas Litt n'eurent raison de sa détermination de poursuivre sa tâche périlleuse et de ne pas renoncer au danger croissant. Il s'en faisait un cas de conscience. Il en sera de même, une heure avant son arrestation, lorsque Marcel Ergot lui conseillera de ne pas aller à la fameuse réunion qui devait être le piège tendu. Il avait le sens aigu de ses responsabilités et ne voulait pas les abandonner pour ne pas les faire endosser par ses compagnons de combat.

       Le lieutenant général Woussen, qui était chef de service de la Liaison militaire belge et major en 1940, a gardé ce souvenir précis de son entrée en relation avec le P. Daniel :

       « Un samedi après-midi, vers 17 heures, on sonnait à ma porte et un civil demanda à me parler. Il fut introduit au salon par ma servante et déclara aussitôt que ma personne lui était connue, que j'étais le major Woussen commandant le 4ème bataillon de Chasseurs à pied, que Moreaux était mon ancien secrétaire et que Parent était le camarade de Moreaux. Je compris aussitôt à qui j'avais affaire, et sans tarder il se présenta lui-même, comme étant le lieutenant de réserve Duesberg, d'un régiment de Lanciers, et il me dit que pendant la mobilisation et la campagne 1940, il avait été affecté au QG de la 2ème DC. Il me cita comme références les noms de plusieurs officiers que je connaissais, et estimant le climat créé, il me demanda ce que je pensais du moral de la population, de l'évolution de ce moral, des moyens à mettre en œuvre pour augmenter la résistance à l'ennemi.

       Entrant dans le vif du sujet, il déclara connaître mon activité clandestine, avoua la sienne. Il avait pris contact avec divers organismes dans le pays de Courtrai, Tournai, Gand, Bruxelles, etc, notamment des groupements de grenadiers - il me cita des noms -, de carabiniers, de cavaliers, etc ; il me demanda si je n'estimais pas qu'il y avait lieu de fusionner. C'était en février 1941. Fin octobre 1940, aidé du sergent-major Moreaux, j'avais constitué le premier noyau de résistants pour la région de Mons.

       Ne pouvant me prononcer stante pede sur une question aussi importante, je lui demandai de pouvoir réfléchir et consulter certains de mes subordonnés. Une seconde entrevue eut lieu, huit jours plus tard, en présence de Moreaux et de Parent. La nouvelle organisation était la Légion belge, dont il nous exposa le mécanisme de fonctionnement, les buts à atteindre, les moyens à employer. Après délibération, j'ai accepté, devenant ainsi CG 49 (commandant de groupe 49) sous les ordres de P8 (le P. Duesberg).[16]

       J'ai eu, par la suite, plusieurs entrevues avec le P. Duesberg, et vers août 1941, une organisation, beaucoup plus vaste, fut mise sur pied : CG 49 devenait CT 12 (commandant du territoire 12) et comportait cinq groupements, le tout évalué à 1.500 hommes.

       La première fois que le P. Daniel est venu chez moi, j'aurais parfaitement pu le prendre pour un chauffeur de taxi. A chaque nouvelle visite, il avait un nouvel assortiment vestimentaire. Lorsqu'il est venu m'apporter les instructions précises de la LB (instructions détaillées, admirablement mises au point), il était très correctement vêtu et est resté chez moi pendant deux heures. Il est inutile, je pense, d'ajouter à tout cela l'enthousiasme, la chaleur avec lesquels il avait plaidé la cause de cette fusion.

       Je devais malheureusement être arrêté par la GFP, rue Traversière, à Bruxelles, mais je n'ai absolument rien déclaré concernant l'organisation ; les Allemands se doutaient de son existence, mais n'en connaissaient pas les détails. J'ai été relâché, le 16 mai 1942, cinq semaines avant que ne fût arrêté le P. Daniel, à Ghlin, avec tout son état-major en réunion. Je me trouvais à Bruxelles, lors du coup de filet de Ghlin, car le P. Daniel m'avait fait savoir que j'avais à mettre en veilleuse mon activité clandestine, jusqu'au moment où il me ferait signe. Ma deuxième arrestation eut lieu le 28 octobre suivant, avec neuf de mes chefs de section. Cette fois, les Allemands connaissaient l'organisation à fond par les documents capturés à la réunion de Ghlin. Les détails du procès qui se tint à la salle de la Cour d'assises, au Palais de Justice, à Bruxelles, le 5 avril 1943, en font foi.

       Le procureur allemand a affirmé qu'il connaissait notre activité clandestine, suite à ces documents, mais que voulant l'enrayer jusque dans ses racines, on avait préféré nous laisser courir en « liberté observée », jusqu'au moment de frapper un grand coup (du 22 juin au 28 octobre 1942).

       Le P. Daniel n'a jamais prononcé mon nom, au cours de l'instruction[17], et je ne devais plus le revoir qu'une seule fois, à la prison de Saint-Gilles, après son retour de Breendonk et avant mon départ pour le camp de Buchenwald.

       Je m'incline profondément devant sa mémoire et je m'honore d'avoir été le modeste collaborateur d'un aussi noble et grand chef. »

       Avant d'établir le fil conducteur des événements qui ont amené l'arrestation du P. Daniel et de son groupe, il nous faut revenir au moment du plein rendement de son activité clandestine. Quels étaient parmi ses collaborateurs ceux qui formaient son entourage immédiat, à Mons, et où se retrouvaient-ils ?

       Les réunions se tenaient à l'athénée de Mons, servant de refuge, avec trois issues, chez le concierge Dubernard, chaque semaine, depuis janvier 1941. Etaient habituellement présents, outre le P. Daniel, le capitaine de gendarmerie Remy, le lieutenant Lestarquit, le lieutenant de réserve Zavaro, le maréchal des logis Parent. Réunion aussi chez le vicaire Lechat, de l'église St-Nicolas. S'en occupaient également le commandant en chef de la Légion : le colonel Lentz, le major Grand Ry, le lieutenant Colet (adjoint au major Woussen), le lieutenant Wauters, René Brison, Marcel Ergot, chantre et sacristain de l'église St-Nicolas, Emile Fossoul, professeur à l'athénée de Mons, le vicaire Lechat, etc. Dans la suite, les réunions eurent lieu chez le lieutenant de réserve Etienne Wauters, ingénieur, à Ghlin.


Ghlin – Château Wauters.

       Au nombre des officiers supérieurs en rapport avec le P. Daniel pour recruter les membres de la Légion belge, figurent encore le major Lonay (promu général honoraire) et son ami, le major Vanden Brandt. Recueillons le témoignage du général Lonay :

       « Le P. Duesberg, parmi toutes ses missions, s'était certainement donné comme but, de rechercher les officiers, notamment de l'active, et avant tout ceux de grades élevés, pour étoffer au mieux la Légion belge du Hainaut. Il dut assez facilement savoir que les commandants de bataillon Vanden Brandt et Lonay étaient rentrés de captivité, malades mais peut-être encore capables de jouer un rôle dans la lutte clandestine. Il n'était guère difficile au P. Duesberg de se renseigner dans les sphères religieuses et patriotiques de la paroisse St-Nicolas, qui était celle de Van den Brandt, sur ce paroissien de grande valeur, et par ricochet sur moi-même.

       Fixé sur les valeurs militaire, civique, patriotique et même religieuse de l'intéressé, le P. Duesberg parla, à un moment donné, de l'activité clandestine. De son côté, le brave Marcel Ergot, magnifique résistant qui connaissait bien Vanden Brandt, donna tous les apaisements nécessaires au P. Duesberg qu'il voyait, chaque matin, à la sacristie.

       Vanden Brandt entra en contact avec le P. Duesberg vers avril 1941, et lui conseilla de me pressentir, vers la mi-1941. S'étant présenté chez moi, la première fois, comme officier de cavalerie, pour avoir, soi-disant, certains renseignements sur les combats de Wygmaël (16 mai 1940) et d'Arzeele (27 mai 1940), qui valurent à mon bataillon deux citations, j'eus plaisir à le documenter, croyant que c'était la chose qui l'intéressait. Il revint, deux ou trois fois, pour me remercier, parler des événements et me dire qu'outre sa qualité d'officier, il était dans les Ordres. Malgré le rayonnement d'honnêteté, de droiture qui émanait de lui, je m'étonnai de sa persévérance à venir me voir ; je finis par lui demander qui lui avait donné mon adresse et j'appris qu'il venait de la part de mon vieux et cher camarade Vanden Brandt, rentré de captivité trois semaines après moi.

       La conversation ayant porté sur des sujets plus brûlants, je vis, le lendemain, Vanden Brandt qui me confirma avoir prié Dom Duesberg de venir me voir et il me dit : « tu peux avoir confiance. »

       A partir de là, sans entrer dans le détail, il me parla de la nécessité d'une action clandestine contre l'ennemi, à mener principalement par les officiers présents en Belgique. Sans détail également, je lui dis que dès mon retour de captivité, j'avais déjà accepté diverses missions, mais que je ne voyais aucun inconvénient à lui faire part de ce qui pouvait l'intéresser dans ces domaines, et que je pourrais recueillir.

       Je le revis alors assez souvent, toujours chez moi, à Mons : ma maison lui était offerte, de jour et de nuit, si besoin en était. Une des dernières fois qu'il vint, il me parla de l'organisation de la LB, me priant d'examiner s'il n'était pas possible d'accepter un commandement en rapport avec mon grade d'officier supérieur. Mais comme il fut aussi question de Vanden Brandt, avec qui il avait pris contact bien avant moi, et étant donné les autres missions acceptées par moi au SRA (Service de Renseignement et d'Action), à la Presse clandestine et en tant que doublure du major Woussen à remplacer en cas de nécessité, je lui dis que cela revenait à mon ami Vanden Brandt. Il admit ma façon de voir, tout en ajoutant que nous en reparlerions, ce qui plus jamais ne se représenta, hélas !

       Jusqu'au jour de l'arrestation du P. Duesberg, ajoute le général Lonay, le major Vanden Brandt ne joua aucun rôle important et n'exerça pas de pouvoir effectif; il eut les contacts les plus utiles avec le P. Duesberg, mais strictement entre eux seuls. Tenu en réserve et en contact avec le P. Duesberg (P8), il dut recevoir de lui des renseignements strictement personnels sur la mission que celui-ci remplissait. Grâce à ces renseignements, Vanden Brandt put se débrouiller, lorsqu'il se trouva brusquement le remplaçant du P. Duesberg, après l'arrestation de celui-ci et de Parent. Si jusqu'alors, mon camarade Joseph Vanden Brandt est resté un peu comme un 2ème classe de la Résistance (ce qui n'excluait pas une grande activité clandestine mais prudemment camouflée, comme la mienne d'ailleurs par la force des choses), il est absolument certain qu'en cas d'arrestation du P. Duesberg, et suivant total accord à ce sujet entre les deux partenaires, Vanden Brandt devait prendre - ce qui se fit effectivement - le commandement de la Légion belge du Hainaut. J'en devins le second, car j'avais accepté volontiers, en cas de nécessité ou de malheur, d'être la doublure de mon ami Vanden Brandt.»

       A ce témoignage si intéressant du général Lonay, nous ne pouvons joindre, hélas ! celui du major Vanden Brandt, car il est décédé en 1949, avant que ne parvienne ce rapport du général Lonay. On peut ajouter que Parent, collaborateur étroit et constant du P. Duesberg est signalé comme faisant fonction de doublure, à l'époque, sur les dossiers de l'Historique de la Légion belge. Mais précisons : Parent était gendarme ; il circulait librement à moto et pouvait dès lors facilement contribuer au recrutement pour la Légion et rendre aussi d'autres services. Il passait ainsi comme doublure du P. Duesberg, au point de vue recrutement. Mais restaient les points de vue organisation et fonctionnement, ce qui dépendait, cela va de soi, d'un officier.

       Le fait que le major Vanden Brandt a succédé au P. Duesberg après l'arrestation de celui-ci et celle de Parent, en étant préparé à ce remplacement, prouve la vigilance redoublée du P. Duesberg pour s'assurer la continuité du commandement de la province, si lui-même était arrêté.

       L'activité patriotique du P. Daniel, soulignons-le, ne s'était pas limitée à la Légion belge. Outre le travail ardu, considérable, incessant que réclamait dans cet organisme sa fonction de commandant de province, un autre champ où nous le voyons à l'œuvre, indépendamment de la Légion belge, est celui du renseignement. Les services de renseignement sont nombreux : Clarence, Zéro, Luc et tous ceux dont parle le professeur Bernard dans son libre La Résistance, 1940-1945 (La Renaissance du Livre).

       A propos du service appelé Luc, le professeur Henri Bernard nous écrit : « Ayant été fondateur adjoint du service de Renseignement Luc, je fus en relation avec le P. Duesberg dès la fin 1940. Deux fois par mois, il m'apportait des renseignements concernant la région du Hainaut : aérodromes, mouvements de troupes, activité économique, etc. Ces renseignements, toujours précis et fouillés, portaient la marque de son lumineux esprit. Le service Marc fut le continuateur de Luc après le départ forcé de son chef Georges Leclercq, des deux adjoints André Cauvin et moi-même, vers l'Angleterre, en janvier 1942.»

Quant aux relations que le P. Duesberg entretenait avec le service Zéro, nous pouvons les établir grâce à la complaisance de l'avocat William Ugeux, co-fondateur de ce service :

       « Le P. Duesberg était en rapport avec le service Zéro par l'intermédiaire de Marc Gendebien, mort au combat dans le ciel de Hollande, et très probablement par d'autres voies également, inconnues du chef de réseau. Nous accordions grande importance à tout ce qui venait de Duesberg, à raison de sa pondération et du sérieux de son action. Il incarnait pour nous le type même du patriote réfléchi, décidé à risquer sa vie, chaque fois qu'il serait nécessaire dans une action utile, mais tout aussi décidé à ne pas engager ses camarades et lui-même dans une aventure.

       Les services Marc, Tégal et Porte-Mine avaient-ils des activités différentes ? En principe, non; il s'agissait, comme pour le service Zéro, de groupes de patriotes dont les activités, initialement très éparpillées, avaient été peu à peu concentrées sur le renseignement et le contre-espionnage. Le réseau Porte-Mine dépendait du service Zéro dont le major Lescornez est un des fondateurs. Le groupe Porte-Mine était sous les ordres de certains hauts fonctionnaires de l'administration communale de Schaerbeek. »

       C'est à l'un de ces services de Renseignements que se rattache le rapport suivant du major Grand Ry, chef du Ct 13 et ingénieur à l'usine carbochimique de Tertre :

       « Le P. Duesberg était prompt à saisir les occasions d'obtenir des renseignements précis sur l'ennemi, et ce, même en territoire allemand. J'étais chargé par ma firme d'étudier, au début de 1942, un modèle de distillerie continue de goudron, à ériger à Tertre. Je me rendis compte de l'intérêt qu'offrait cette occasion unique d'entreprendre, en pleine guerre, un voyage et un séjour de six semaines dans la Ruhr et à l'ex-frontière polonaise, dans une vaste usine d'armements où se trouvait le prototype industriel projeté (Donnersmark-Hütte, à Hindenburg, Haute Silésie).

       Informé de cette occasion exceptionnelle d'obtenir de très nombreuses informations, le P. Duesberg approuva abondamment le projet de profiter de l'aubaine qui se présentait.

       La mission eut lieu en avril-mai 42 et permit, entre autres choses, de situer sur la carte l'emplacement d'une batterie de 24 gazogènes alimentant un complexe de fabrication de carburant synthétique, déménagé de la Ruhr, région devenue, à cette époque, trop vulnérable aux bombardements stratégiques.

       Les résultats tangibles de cette mission furent transmis sans délai par radio à Londres, par le P. Duesberg, via les services de Renseignements.

       Lors de mon arrivée en Angleterre en 1943, chargé de mission par le colonel Bastin, j'eus l'occasion de vérifier que les informations transmises étaient bien parvenues au Bomber Command de la RAF. »

       Une pièce officielle du service Zéro déclare, de son côté : « Dès la toute première heure, en juillet 1940, le lieutenant Duesberg s'engage dans un SR (service de Renseignement) au sein duquel il déploie une activité inlassable avec une ténacité et une ardeur remarquables, une conscience et une ponctualité, un désintéressement total.

       Il s'est choisi une équipe d'agents bien décidés et s'est distingué dans l'apport de renseignements très précieux, relatifs aux mouvements des troupes et transports de matériel par chemin de fer, aux identifications des troupes et au matériel des champs d'aviation, principalement dans le Hainaut, le Namurois et le Luxembourg, à l'activité économique du Borinage, du Centre et du Bassin de Charleroi.»

       Une autre pièce émanant du ministère de la Justice reprend cette appréciation en termes similaires et ajoute : « Le Père Duesberg participa lui-même, avec ses sous-ordres, à des actions de destruction portant de graves préjudices à la machine de guerre ennemie. En juin 1941, il est nommé adjudant ARA (Agent de Renseignement et d'Action), en consécration de ses brillantes prestations; dès juin 1942, il est promu au rang de lieutenant ARA. »

signé : Hauzeur.

       Terminons ce chapitre sur la Résistance du P. Daniel sous l'occupation allemande, en citant les distinctions honorifiques et les promotions octroyées par sept arrêtés ministériels qui s'échelonnent de février à décembre 1946 :

       - Le 16 février, la Médaille commémorative de la Guerre 1940-1945 lui est accordée, à titre posthume.

       - Le 27 juin, il est nommé au grade de capitaine de réserve, à la date du 26 mars 1940.

       - Le 21 juillet (donnons ici le texte intégral) :

       « Le Ministre de la Défense Nationale a l'honneur de faire savoir que par arrêté de S.A.R. le Prince Régent, du 21 juillet 1946, n° 2714, la Croix d'officier de l'Ordre de Léopold avec palme et attribution de la Croix de Guerre 1940 avec palme, a été décernée à titre posthume, à la date du 15 novembre 1944, au lieutenant Duesberg André-Marie (Dom Daniel) bénédictin, pour :

       Créateur de la Légion belge dans le Hainaut dès 1940, a organisé les premiers noyaux de la résistance dans cette province. Par son exemple et son courage leur a insufflé l'impulsion nécessaire. Victime d'une trahison, arrêté en 1942 et transféré dans un camp de concentration, où il est mort à la suite de mauvais traitements.

Defraiteur.

       - Le 30 septembre, il passe dans la subdivision de Capitaine-Commandant de réserve, à la date du 26 juin 1944.

       - Le 7 novembre, la Médaille de la Résistance lui est décernée, àtitre posthume.

       - Le 25 novembre, il est nommé, à la date du 1er juin 1941, Adjudant en qualité d'Agent de Renseignement et d'Action.

       - Le 9 décembre, il est nommé, à la date du 1er juin 1942, au grade de lieutenant en qualité d'Agent de Renseignement et d'Action.

       - Le 8 octobre 1951, lui est décernée, à titre posthume, la Croix de Prisonnier Politique.

       Le P. Daniel était chevalier de l'Ordre de la Couronne, depuis le 15 novembre 1939.

       Comment la prodigieuse activité clandestine qui valut au P. Daniel cette accumulation de distinctions honorifiques et de promotions, se termina-t-elle par le coup de filet du 22 juin 1942, à Ghlin, c'est ce qui reste à établir en remontant au point de départ de cette affreuse tragédie.

CHAPITRE VI

L'arrestation

       Les réunions secrètes organisées par la Légion belge du Hainaut ne se tenaient pas seulement à l'athénée de Mons, mais aussi et surtout dans les derniers temps, chez Etienne Wauters, ingénieur à la Carbochimique de Tertre et domicilié à Ghlin.

       Le « château Wauters », à Ghlin, était entouré d'un vaste jardin et construit en retrait de la route, ce qui maintenait plus facilement inaperçus les contacts patriotiques entre résistants et les entrepôts d'armes de la Légion. Mais lorsque l'ennemi fut informé finalement de ce qui s'y passait, cette topographie devait lui servir aussi et faciliter le coup de filet qui allait aboutir à l'importante capture dont nous allons parler. C'est là, en effet, qu'à l'occasion d'une réunion fixée au 22 juin 1942, furent arrêtés au moins une dizaine de membres de la Légion, dont aucun, hélas! ne revint.

       L'agent provocateur de ces arrestations était un Bruxellois attaché au service de l'Abwehr[18]. Il s'était fait introduire dans la Légion belge en se faisant passer pour anglais ou canadien parachuté. Pour assurer le succès de la réunion-piège, il mit tout en œuvre et fit accréditer la fausse nouvelle d'un prochain débarquement des Alliés, afin d'offrir à la Légion belge l'occasion de se montrer au grand jour et de déployer une collaboration prétendument attendue.

       Domicilié à Ixelles, cet agent revendiquait le nom de « capitaine Frank ». C'est sous ce titre qu'il se présentait dans les milieux de la Résistance et aussi lorsqu'il se trouva mis en présence des autorités belges, après son arrestation, en 1946. Mais les membres de la Légion l'appelaient « French », peut-être parce que ce nom était de résonance anglaise. L'anglicanisation de « Frank » en « French » provient, de l'avis même des patriotes, d'un snobisme très en vogue à cette époque. Son nom véritable était Max Michiels.

       Comment son intrusion dans la Légion a-t-elle été facilitée ? Sa connaissance parfaite de la langue anglaise et du patois irlandais jouèrent tout d'abord en sa faveur. Le P. Daniel, qui parlait couramment cette langue et avait séjourné deux ans en Irlande, avait de quoi s'y méprendre. Ajoutons à cela l'expérience consommée du dit « French », car cet espion était un transfuge habile et rompu au métier: ancien inspecteur principal de la Sûreté militaire belge, il jouissait - c'est le moins qu'on puisse dire - de la compétence et de l'expérience d'un fin limier. Il était passé à la Sûreté allemande de Lille depuis l'occupation de cette ville. De plus, la difficulté de contrôler son identité et ses paroles achevait de le servir, car l'état-major central de la Légion belge se trouvait, à ce moment, privé de son radiotélégraphiste émetteur communiquant avec Londres : celui-ci était dans les griffes des Allemands, nous apprend M. Frappart qui faisait partie de cet état-major établi à Bruxelles. Au surplus, French, âgé d'une cinquantaine d'années à peine, était doué d'un réflexe et d'une présence d'esprit extraordinaires. Très soigneux de sa personne, il se présentait sous les dehors d'un gentleman distingué et cultivé.

       L'appât de l'argent et de primes très élevées décida donc Max Michiels à s'engager dans l'Abwehr, et le voilà bientôt chargé, selon sa déclaration, de « dépister les saboteurs patriotiques de la résistance de Mons. » Ainsi s'exprime-t-il dans sa déposition, lorsque la police judiciaire le découvrit à Bruxelles et l'arrêta, en 1946, pour le faire comparaître devant la Cour militaire de Bruxelles qui le condamna à mort. Toutefois, il ne sera pas exécuté et il demeurera en prison à Saint-Gilles jusqu'à sa mort, en 1951.

       Depuis quand s'était-il introduit, et de quelle façon, dans le groupe du P. Daniel ? Il n'y figurait que depuis trois semaines, à peine, avant la tragédie qu'il a provoquée, et ce fut par la complicité d'un de ses subalternes, Alfred Colson, surnommé « capitaine Richard », également attaché à l'Abwehr de Lille et domicilié à Haine-Saint-Pierre. Il habitait une maison-villa plus cossue que sa demeure précédente et pourvue d'un jardin avec grillage, élément de protection momentanée en même temps que signe manifeste des sommes élevées que ses trahisons lui rapportaient. On ignorait qu'il fallait s'en méfier. Il avait tenté par Guy Brevet de Haine-Saint-Paul (son collaborateur de bonne foi) d'obtenir des produits chimiques dont un certain gaz (le nom a été oublié)[19]. Guy Brevet s'en informe chez Eugénie Quanonne de Houdeng-Goegnies, engagée aussi dans la Résistance. Celle-ci lui parle d'un ingénieur de la Carbochimique de Tertre, Joseph Wauters, de Ghlin. Elle fait la démarche auprès de lui. Il répond qu'il ne connaît pas ces produits et qu'il désire avoir plus de renseignements. Il ajoute son embarras d'être coupé de Londres et déclare qu'il ne sait à qui s'adresser. Colson en a vent par Guy Brevet. Il se fait présenter Eugénie Quanonne devenue intéressante pour lui, et il réunit dans un café de Mons Guy Brevet, Nelly Margot (sa fiancée) et Eugénie Quanonne aux fins de leur présenter son chef, le « capitaine Frank » pour traiter cette affaire. Celui-ci demande alors à Eugénie Quanonne de la conduire à Ghlin et la prie de téléphoner de ce café à Wauters, qui lui répond de venir immédiatement, car il doit se rendre à l'usine de Tertre. C'est pour inspirer confiance à Wauters que Frank se fait accompagner par Eugénie Quanonne. Celle-ci avait hérité de son père les vertus patriotiques et n'évitera que de justesse, six semaines plus tard, son arrestation par la Gestapo.

       « Arrivés à Ghlin, déclare-t-elle, nous avons parlé de la Résistance et de l'organisation de l'armée[20]. Wauters eut confiance et parla. Après cet entretien, French partit... »

       Une seconde fois, à la demande de Colson encore, Eugénie Quanonne se rendit, quelques jours après, et de nouveau avec French, chez Wauters : « Je n'avais rien à communiquer, fait-elle remarquer. Celui-ci nous montra un message reçu récemment, où l'on prévoyait le débarquement pour le 26 juin de la même année 1942. Wauters demanda l'avis de French, car il ne connaissait pas l'agent de liaison qui avait fait remettre le message, et il craignait une méprise. French lut le papier et répondit : « C'est possible, je vais m'informer. »

       Wauters se plaignit, à ce moment, du manque d'armes et de munitions pour collaborer au débarquement, et French promit de lui en faire parvenir. Par la suite, ajoute Eugénie Quanonne, je ne revis plus jamais French. M. Wauters, dit-elle encore, se rendit peu après, à Paris, avec des aviateurs belges pour les faire passer en Angleterre, suivant les indications de French, mais il n'y réussit pas, et pour cause ! »

       La première visite de French chez Wauters eut lieu, au dire d'Eugénie Quanonne, fin mai ou début juin.

Le piège de l'annonce du débarquement et son origine.

       L'annonce du débarquement, tel est donc le message sensationnel qui entraînera les conséquences les plus funestes. La date annoncée était le 26 juin ; on avait encore à peu près trois semaines devant soi. « French a paru surpris, lorsqu'il dit qu'il s'informerait, déclare Eugénie Quanonne : Il m'a demandé de recopier ce message tandis qu'il poursuivait sa conversation avec Wauters. »

       Les renseignements recueillis permettent d'établir que la source de cette communication, intentionnellement fausse, était le service de contre-espionnage allemand, par le truchement de la Légion belge elle-même, dont il se servit habilement.

       En effet, le messager du pli annonçant le débarquement était, selon Jean Honorez d'Hornu, qui le tient du messager lui-même, Emile Gorlia de Wasmes, membre actif de la Légion belge, qui paiera de sa vie son patriotisme.

       De qui Gorlia tenait-il la nouvelle du prétendu débarquement ? D'après Honorez, Gorlia a déclaré qu'il avait été envoyé chez Wauters pour annoncer le débarquement « de la part d'un agent sérieux » mais il ne l'a pas nommé. Honorez est convaincu que cet « agent sérieux » n'était autre qu'un traître, estimé alors bon patriote, comme Colson et French : il s'agit de Charles Jenart, de Fayt-le-Franc. Il fréquentait Gorlia, et d'autre part, il a communiqué aux Allemands l'organisation du Front national de Résistance (Comprenant La Liberté et La Légion belge). Reconnu comme dénonciateur après la Libération, il a été appréhendé et est mort à la prison de Mons, en 1948 (déclaration de Emile Charon, secrétaire général du FNR (Front national de Résistance).

Que faut-il conclure de tout ceci ?


Breendonk – Vue sur une porte de cellule.

       Aucun doute ne semble subsister sur l'origine de la fausse nouvelle du débarquement lancée par les Allemands qui ont exploité la bonne foi de Gorlia, agent en rapport étroit avec Wauters. Celui-ci, comme chef de l'armement, devait pourvoir en armes, munitions et explosifs les diverses unités du groupe 52 de la Légion, groupe confié à Gorlia, et relevant du « territoire 13 ». Ce territoire (dit Ct 13) était sous les ordres du major Grand Ry, d'Hautrage. Gorlia était, par le fait même, en relation avec Wauters et avec Grand Ry. D'après Emile Charon, Gorlia était même parfois en contact direct avec le P. Duesberg, sans passer par Ct 13, pour des raisons d'urgence concernant l'organisation du groupe 52.

       Gorlia, mieux connu de Wauters que French, était bien choisi pour faire passer le message du débarquement. French était trop récemment introduit chez Wauters et devait agir avec beaucoup d'habileté pour cacher soigneusement son jeu. Aussi, peut-on se demander si, lorsqu'il a paru surpris à Eugénie Quanonne et a répondu à Wauters : « Je m'informerai », il n'a pas feint cette surprise et simulé cette ignorance.

       Mais quoiqu'il en soit de la simulation ou de la sincérité de French en l'occurrence, il n'a pas tardé à user de son prestige et de son talent pour arriver à ses fins, en promettant de se renseigner ; il confirmera d'ailleurs bientôt avec assurance ce message, de manière à le faire accepter par le P. Duesberg et par les membres de la Légion.

       C'était l'intérêt de l'Abwehr, dit Emile Malherbe, de Quaregnon, officier de la Sûreté, de provoquer par la nouvelle d'un tout proche débarquement, un enthousiasme exaltant et une activité accrue chez les membres de la Légion belge. Quel moyen plus habile de créer chez les patriotes un relâchement dans les mesures de prudence jusqu'alors rigoureusement observées! Quel piège plus efficacement tendu par le service de contre-espionnage allemand, qui surveillait de près les effets de l'effervescence ainsi soulevée par lui !

       Du même coup, French se voyait placé sur un terrain très propice à sa « mission de dépister les patriotes saboteurs de la région de Mons ». Il se trouvait en mesure d'atteindre des résultats bien autrement importants que l'arrestation d'un ingénieur se mettant en peine de procurer des produits chimiques pour fabriquer des explosifs.

       Installé dans la forteresse de la Légion belge du Hainaut, French va utiliser tous les moyens, non de la faire sauter, car elle se maintiendra après la tragédie, mais de mettre au moins en veilleuse son action et son succès. Aucun des rouages du plan astucieux de French ne sera négligé. Il ira jusqu'à fournir des cartouches à Wauters (deux mille, dira Marcel Ergot) et lui indiquer un «passeur» pour des aviateurs belges désireux de passer en Angleterre, démarche qui aboutit à l'échec, naturellement. On le voit prendre pied à Ghlin et devenir l'hôte des Wauters et recevoir chez eux, dans les derniers jours, son complice Colson qu'il présente comme « capitaine Richard », On le voit aussi sortir, s'absenter, faire croire à de nécessaires mises au point avec les forces de la Résistance. Enfin, pour garder jusqu'au bout la confiance des Wauters, il leur offrira un plantureux dîner dans un grand hôtel de Mons, vingt-quatre heures avant de faire arrêter Wauters à Ghlin, ainsi que les membres de la Légion belge convoqués à une réunion importante, dans ce château.

       Ecoutons la déposition de Mme Wauters :

       « Mon mari, Etienne Wauters, s'occupait de la Résistance et spécialement de la Légion belge. En 1942, vers le mois de mai, sans que je puisse préciser davantage, nous avions reçu la visite de Mlle Quanonne, domiciliée à Houdeng, qui fut introduite par Mme Van Sint Jan, quant à ses sentiments patriotiques. Elle nous rendit visite deux ou trois fois en compagnie de French, qui se disait membre de l'Intelligence Service et canadien français, de nationalité. J'ignore leurs tractations concernant la Résistance avec mon mari. Je sais seulement que French fut mis en relation avec le P. Duesberg, domicilié à Mons, avec Parent Octave, gendarme, et qu'il prétendait que le débarquement devait avoir lieu le vendredi 26 juin 1942. French rendit visite, à deux reprises, en compagnie du « capitaine Richard », à mon mari, toujours dans le but de préparer les forces de la Résistance pour ce débarquement. Le P. Duesberg assistait à ces entretiens.

       French est resté huit jours chez nous. Il est même demeuré, un jour, seul au château, pendant que mon mari était à l'usine et que moi-même j'étais absente. Lorsqu'il reçut cet ami présenté à mon mari sous le nom de Richard, j'ai remarqué que celui-ci recevait son argent de French.

       Pendant qu'il était chez nous, French s'absenta une journée et déclara, à son retour, qu'il s'était rendu à Paris. Mon mari s'est également rendu à Paris avec des aviateurs, à la suite de renseignements et adresses donnés par French ; mais ce ne fut qu'une tentative ; mon mari revint avec les aviateurs, car à Paris, il devait verser une somme élevée, chose qui n'avait pas été convenue avec French.

Le déroulement des dernières heures qui ont précédé le coup de filet, à Ghlin.

       Deux témoignages, celui de Marcel Ergot et celui de Mme Wauters, sont ici de première valeur.

       Surveillant à la Carbochimique de Tertre, où il était en rapport avec Wauters, et sacristain à l'église St-Nicolas, de Mons, où il voyait le P. Duesberg, Marcel Ergot habitait à proximité du domicile du P. Duesberg. Il était donc tout désigné comme agent de liaison entre le P. Duesberg et Wauters pour le courrier et les messages verbaux. Son témoignage apporte des éléments nouveaux. Après avoir confirmé ce que nous savons déjà par Mlle Quanonne et MmeWauters, il nous apprend que la réunion du 22 juin a eu lieu sur l'ordre de French: « Rassemblez tous les chefs », avait-il écrit dans une communication à remettre au P. Duesberg.

       En réalité, French s'imposait de plus en plus et prenait le rôle qui revenait au P. Duesberg. Celui-ci demeurait perplexe, car il n'avait reçu d'ordre semblable ni de Londres, ni de l'état-major central de Bruxelles. Mais French avait trop bien capté la confiance de son entourage. Il avait dit à Wauters : « Tout va sauter en Belgique, en même temps, le 26. »

       Le vendredi 19, une réunion se tint au château de Ghlin. C'est ce qui ressort des déclarations de Ergot et de l'ensemble des témoignages recueillis. A cette réunion étaient présents le P. Duesberg, Wauters, Parent, French et peut-être d'autres encore. Mais il ne fut pas question, à ce moment-là de la convocation du lundi 22. C'est seulement dans la soirée de ce vendredi 19, après la réunion, qu'on eut connaissance de celle décidée pour le 22, dans les circonstances que voici : chacun s'en étant retourné chez soi, le vendredi soir, French quitta, à son tour, les lieux et revint avant 20 heures, avec de prétendus ordres venant de Londres. Wauters, de son côté, venait de se rendre, ce soir-là, à l'usine de Tertre pour y commencer son service de nuit. Vers la même heure, arrivait au château de Ghlin Marcel Ergot pour demander, selon sa coutume, s'il n'y avait pas de courrier à prendre et à remettre au P. Duesberg, à Mons[21].

       C'est alors que MmeWauters, en l'absence de son mari à Tertre, remit à Ergot une carte jaune portant un texte écrit en lettres majuscules, tracées de la main de French. Ergot ne vit pas celui-ci, soit qu'il était sorti, soit qu'il n'avait pas voulu se montrer, pour ne pas avoir à fournir d'explications sur l'origine du message contenu sur cette carte. Elle était destinée au P. Duesberg et convoquait les chefs de groupe pour le lundi 22, à 14 h, au château de Ghlin.

       Le lendemain matin, Ergot voit le P. Duesberg à la sacristie de l'église St-Nicolas et lui remet cette carte, au grand étonnement de celui-ci ; car, faisait remarquer le P. Duesberg, French n'en avait pas parlé à la réunion de la veille, alors qu'il aurait pu y faire cette communication. Le traître aura donc attendu le départ de tous les membres réunis, pour s'éclipser durant le temps nécessaire et revenir avec cette carte, rédigée par lui et remise à Mme Wauters, French savait que Wauters était parti pour Tertre, et il ne devait pas ignorer que Marcel Ergot allait venir chercher à Ghlin les messages pour le P. Duesberg. Cette ruse de French lui permettait de précipiter plus facilement les événements sans attirer l'attention sur ses agissements. Ce coup de maître ne pouvait manquer de réussir !

       Nous voici donc au samedi 20 juin. Ergot déclare qu'il y eut encore, ce jour-là, une réunion pour organiser celle du 22. Comme d'autre part, Mme Wauters précise que French s'absenta ce samedi et ne rentra pas, on peut conclure aisément qu'il s'est abstenu d'assister à cette réunion pour n'avoir pas à s'expliquer. Il est parti à Mons, selon Mme Wauters, et de là à Lille, jusqu'au dimanche midi. Comment ne pas conclure qu'il y est allé prévenir l'Abwehr et convenir du scenario pour le lundi. Entendons encore ici Mme Wauters :

       « Le samedi 20 juin, French se rendit à Mons et ne rentra pas comme d'habitude. Il téléphona, le dimanche, nous invitant à dîner à l'Hôtel d'Italie, place de la gare, à Mons.»

       Cette invitation ne présentait rien d'anormal aux yeux de M. et Mme Wauters : French venait de passer un séjour chez eux; ils voyaient dans cette invitation un geste de courtoisie, un dédommagement de l'hospitalité reçue au château. Mais aux yeux de French, il s'agit de tout autre chose : chez lui, tout est habilement calculé, avec une ruse consommée. Il sait que le lendemain, doit se dérouler le complot qu'il a tramé ; il sait qu'en cas d'échec, sa vie est gravement menacée et sa situation à l'Abwehr aussi ; il importe donc pour lui de s'entourer des dernières garanties que les arrestations du lendemain ne mettront pas en danger sa personne ! Il doit se rendre compte que son rôle a été rempli sans fissure de sa part et sans soupçon de la part des Wauters. Il doit savoir si ceux-ci n'ont pas décelé certains indices de ses intentions, certaines anomalies de son comportement. Comment y arriver ? En faisant parler ses hôtes. Comment les faire parler ? En les mettant dans un état de griserie. N'est-ce pas alors, que le subconscient se révèle, que l'on parle facilement et abondamment ? ln vino veritas !

       Le moyen de les mettre en état de griserie ? Les inviter à un gueuleton dans un très chic hôtel de Mons. Il s'y rend donc avec eux et commande des mets qui, à cette époque, en pleine période de guerre, étaient très rares et très coûteux, et surtout du vin en quantité.

       La simulation de sentiments de reconnaissance pour l'hospitalité reçue réussira, elle aussi : M. et Mme Wauters acceptent son invitation : « Nous sommes arrivés à la gare, vers 1 h 30, déclare MmeWauters. French nous y reçut ; il était ivre. Je fis la réflexion à mon mari : « c'est ainsi qu'il nous reçoit ! » A l'hôtel, il fit venir du vin en abondance pour nous saouler (et nous faire parler) et commanda potage, poulet, gigot, etc. Coût : 1750 F pour French ! il nous confia revenir de Lille avec le capitaine Richard, mais nous n'avons pas vu celui-ci[22]. French, après le dîner, nous accompagna et passa la nuit chez nous[23].

       Le lundi 22, levée à 5 h, je suis partie à 5 h 30 pour Bougnies, aux fins d'aider mes parents dans les travaux du ménage, comme chaque semaine. Mon mari m'invita à fermer à clef la grille du château, afin de pouvoir continuer à dormir sans être dérangé. French dormait également. J'ignore ce qui s'est passé après mon départ. Les Allemands sont venus pour m'arrêter à Bougnies, mais j'ai pu m'enfuir. J'ai vécu les années 1942 à 1944 à Châtelet, chez M. Merten, rue de Couillet. » (Déposition faite par Mme Wauters à M. Blero, Commissaire en chef de la Sûreté, en 1945, pour l'Auditorat militaire de Mons, et à René Brison de Nimy, membre de la Légion belge.)

Les arrestations du lundi 22 juin 1942.

       Le P. Duesberg avait accepté, non toutefois sans quelque appréhension, la réunion fixée au lundi 22, à Ghlin, vers 14 h. Il avait promis d'y être et il tint promesse. Invité à partager le repas de Marcel Ergot qui le dissuadait de se rendre à Ghlin, il répondit : « Non, j'ai donné ma parole, je dois y aller. » Il s'y rendit à l'heure convenue ...

       Au château, tout se passa pour les Allemands sans difficulté et sans retard. Hegener chef, de l'Abwehr, y envoya ses émissaires chargés de se présenter, pour y être introduits comme officiers anglais, en cas de contre-temps et de déconvenue. Ces émissaires étaient, on le sut par la suite, les deux Allemands Mayer et Canneel-Youp et le hollandais Verloop Cornélis. Ce dernier, après avoir été fait prisonnier par les Allemands, en 1940, était entré à leur service de l'Abwehr, en France. Il connaissait quatre langues et devait se faire passer éventuellement pour général anglais.

       Mais ce subterfuge ne fut pas nécessaire : les trois délégués de Hegener arrivèrent au château, avant le moment fixé pour la réunion. Ils étaient en civil. Secondés par une cinquantaine d'hommes de la GFP de Lille et de Mons, restés à l'écart et prêts à intervenir en cas de besoin, ils arrêtèrent Etienne Wauters, puis, au fur et à mesure de leur arrivée individuelle, les autres membres de la Légion belge attendus. Ceux-ci, après avoir subi de violents coups de matraque et d'autres sévices, sont emmenés tout d'abord à la Gestapo de Mons, puis à la prison de Loos (Lille), et envoyés plus tard à Saint-Gilles, pour être dirigés finalement à Breendonk et ensuite en Allemagne.

       Certains témoignages vont apporter à cette relation un complément d'information. Relevons tout d'abord celui de Edouard Maquestiau, voisin du château Wauters :

       «Ma belle-soeur, qui occupe la ferme en face du château Wauters, aperçut, en allant pendre le linge, trois ou quatre hommes en civil, près de la grille; elle eut l'intention de leur dire que MmeWauters était absente. Un certain temps se passa, mais on était intrigué et on ne perdait pas de vue le château, quand tout à coup la grille s'ouvrit et un autocar, rempli de soldats, s'arrêta[24] ; les uns entrèrent, tandis que d'autres cernaient le château. Je crois que les patriotes présents étaient déjà pris, vers 3 h 30. L'autocar repartit avec trois ou quatre civils et des soldats, en direction de Mons. Nous ne remarquâmes pas qui se trouvait dans le car, et notre attention se portait plutôt sur le moyen de faire disparaître notre fusil de chasse, les cartouches, etc. L'autocar est ensuite revenu, et entretemps, le château a été fouillé.

       Wauters aura été pris à l'improviste ; il était homme à lutter pour sauver tout le monde. Peu après, j'ai vu Marcel Ergot qui se tenait sur le qui-vive ; il me dit que M. Wauters, le P. Duesberg, Zavaro et d'autres avaient été arrêtés, dont un en gare de Mons. »

       M. Dumortier, de Mons, était le propriétaire du château Wauters. Lui aussi nous donne quelques indications supplémentaires :

       « Nous avions loué la propriété à M. Wauters en nous réservant, parce que c'était en période de guerre, la jouissance de la moitié du jardin pour en récolter des légumes et des fruits. Par un fâcheux hasard, ce jour-là, 22 juin, ma cousine, Mlle Vallez, s'était rendue à la propriété vers 4 h, pour y cueillir des fruits. En arrivant près du château, après avoir quitté la route pour se diriger vers l'entrée, elle aperçut, à sa grande stupéfaction, la grille toute grande ouverte et l'avant-cour occupée par quatre gros camions militaires. Elle essaya alors de regagner la route et de ne pas entrer dans la propriété, mais il était trop tard : les Allemands avaient remarqué ce manège et ils l'ont aussitôt arrêtée, la prenant sans doute pour Mme Wauters. Ils étaient deux en civil : celui qui lui mit la main sur les épaules, près de la grille, et l'autre qui ne lui a pas parlé et se tenait à la porte d'entrée. Le civil qui l'a tenue parlait correctement et a été poli. Il rejoignit le second et s'entretint avec lui, tandis que ma cousine devait l'attendre, à quelques mètres de là pour être conduite derrière la maison, dans le jardin, sur une petite cour pavée.

       Elle a décliné son identité et déclaré qu'elle était la cousine du propriétaire. Sa carte d'identité indiquait qu'elle provenait de Tournai, et les Allemands ont téléphoné là-bas pour s'en assurer. Ils lui ont demandé comment il se faisait que la maison étant louée, elle venait encore dans cette propriété, et si elle fréquentait les Wauters. Après avoir expliqué le motif de sa visite, ma cousine a fait remarquer qu'elle ne possédait pas les clefs de la maison, mais seulement celle de la grille, pour travailler au jardin. Les Allemands ont pris cette clef, et après une dizaine de jours, un planton est venu la rapporter chez moi, à Mons, en disant qu'on pouvait disposer de la propriété.

       Tenue à vue au jardin pendant quatre heures, et assise sur une chaise, ma cousine a eu l'occasion de voir les Allemands fouiller le jardin avec des piques, dans l'espoir d'y trouver des armes, mais elle n'a pu se rendre compte s'ils en ont découvert. A toutes les fenêtres, elle aperçut des têtes d'Allemands qui la regardaient : elle estime qu'ils étaient une cinquantaine avec ceux qui fouillaient dans le jardin. De plus, elle a entendu un va-et-vient continuel dans la maison et de nombreux coups de téléphone donnés en allemand, qu'elle supposait échangés à son sujet. Les prisonniers avaient déjà quitté les lieux. Elle n'en a vu aucun, et les quatre camions se trouvaient toujours là, alignés entre la grille et la porte d'entrée, en demi cercle; ils étaient vides, du moins les deux qui attendaient à découvert; car les deux autres étaient recouverts d'une bâche[25].

       A 6 heures, poursuit le notaire Dumortier, j'arrivai à mon tour chez M. Wauters. Je venais dans l'intention de souper et de passer la soirée, car je disposais de la maisonnette du concierge ; celui-ci avait été congédié pour assurer la plus grande discrétion aux réunions clandestines qui se tenaient chez M. Wauters. Je n'aperçus les camions que lorsque je me trouvai devant l'entrée : le mur de clôture et le bosquet les avaient dérobés à mes regards.

       Les Allemands m'ont demandé ce que je venais faire, si je voyais souvent Wauters et si je pouvais dire où il se trouvait en ce moment. Cette dernière question était un piège destiné à s'assurer que je n'étais pas au courant des arrestations et de la réunion qui devait avoir lieu. Je répondis par la négative. Enfermé au salon durant deux heures et demie, je fus relâché en même temps que ma cousine, vers 8 h 30, et nous sommes repartis par le dernier tram, en direction de Mons. Les camions étaient encore là à la même place[26].

Les victimes de ce coup de filet.

       Grâce aux procès-verbaux émanant du ministère de la Défense nationale et aux documents provenant du ministère de la Reconstruction, l'identification et le nombre des victimes de la trahison de French ont pu être authentiquement établis. Rendons hommage à ces héros de la Légion belge qui ont été l'objet d'une telle infamie. Ils furent saisis, malmenés de diverses manières, matraqués, ligotés et envoyés dans des prisons et des camps de concentration pour y subir les pires tortures. Aucun d'eux n'en est revenu. Que leurs noms, figurant sur la liste qui suit, restent gravés, avec leurs exemples, dans nos esprits et dans nos Cœurs !

       DUESBERG André-Marie, en religion Dom Daniel, né à Aubel, le 5 août 1902, domicilié à Denée, Abbaye de Maredsous, officier de réserve, décédé à Groos-Rosen (Silésie), le 15 novembre 1944.

       WAUTERS Etienne, ingénieur, né à Lillois Witterzée, le 14 décembre 1906, domicilié à Ghlin, rue de Baudour, locataire du château de Ghlin, décédé à Gross-Rosen, en février 1945.

       PARENT Octave, Clément, gendarme, né à Péronnes-lez-Antoing, le 4 mars 1909, domicilié à Mons, rue du Rossignol, l, décédé à Gross-Rosen, en février 1945.

       ZAVARO, Issac, Emile, négociant, officier de réserve, né à Mons, le 8 décembre 1908, y domicilié rue de la Chaussée, 27, décédé à Gross-Rosen en février 1945.

       GALLEZ Jean-Baptiste, agent commercial, né à Tournai, le 30 octobre 1891, y domicilié rue de l'Arbalite, 13, major de réserve, décédé à Bergen-Belsen, en mars 1945.

       LESTARQUIT Léon, né à Vaulx, le 17 novembre 1906, domicilié à Tournai, chaussée de Bruxelles, 27, capitaine d'administration, décédé à Gross-Rosen, le 5 février 1945.

       COLET Léon, né à Havré, le 21 mai 1914, domicilié à Mons, Avenue Reine Astrid, 7, agent commercial, officier de réserve, fusillé à Bruxelles au Tir national, le 19 mai 1943.

       Ce coup de filet donna lieu aussi à la saisie de documents dont étaient porteurs les membres de la Légion venus à la réunion.

       Signalons ici que Emile Fossoul, alors professeur à l'athénée de Mons et ensuite son préfet, s'est employé pendant plusieurs jours, après ce 22 juin, à empêcher d'autres membres de la Légion de se présenter chez le frère du P. Duesberg, à Mons, où ils auraient risqué d'être arrêtés.

Le témoignage des veuves.

       Si les renseignements obtenus par les procès-verbaux du ministère de la Défense nationale et par les recherches du ministère de la Reconstruction apportent des éléments de première valeur sur la tragédie de Ghlin, les témoignages des veuves des victimes ne méritent pas moins de retenir notre attention.

       Nous avons déjà rapporté celui de Mme Wauters. Ecoutons à présent Mme Zavaro, Mme Lestarquit, Mme Gallez et Mme Colet.

       « Le P. Duesberg, écrit Mme Zavaro, venait très souvent chez nous, parfois pour y rencontrer d'autres personnes, mais le plus souvent pour voir mon mari seul. Plusieurs fois aussi, il est venu me remettre des papiers que je transmettais immédiatement, soit à mon mari, soit au concierge de l'athénée. Mon mari faisait partie de l'état-major de la province. Il établissait la liaison entre Bruxelles et Mons. Le dimanche 21 juin, vers 4 h, Parent est venu voir mon mari pour annoncer qu'il devait prendre des dispositions en vue d'une réunion qui aurait lieu le lendemain, à 2 h, à Ghlin, chez M. Wauters, et qu'il devait s'y trouver. Parent était très excité. Voici à peu près ses paroles : « P8 (indicatif du P. Duesberg) est tout de même un type épatant : voilà qu'il est en rapport avec le chef de l'Intelligence Service de Paris, il vient d'organiser la réunion de demain. Essayez de prévenir Binon. Parent a aussi raconté que chaque fois que le P. Duesberg et French se rencontraient, ils ne parlaient que l'anglais.

       Après la visite de Parent, nous sommes allés, mon mari et moi, au télégraphe, pour essayer d'envoyer un télégramme à Alexandre Binon, officier aviateur qui s'occupait des plaines de parachutages. Il habitait, à ce moment, rue des Trieux, à Montigny-sur-Sambre. Heureusement pour lui, le télégramme lui est parvenu trop tard ; il s'est amené chez moi pendant les perquisitions, après les arrestations. J'ai eu la chance de pouvoir l'aider à se tirer d'affaire. Ces perquisitions ont eu lieu jusqu'à 10 h du soir.

       Comme il était question de débarquement pour cette semaine-là, mon mari avait demandé à Parent de lui apporter, le lendemain, à Ghlin, les cartouches dont il aurait besoin. J'ignore si Parent les avait lors des arrestations.

       Je ne fus arrêtée moi-même que huit jours plus tard, le 1er juillet. Jusqu'à ce moment, je croyais que mon mari avait pu échapper, mais le lendemain de mon arrivée à Loos, pendant la « promenade », Parent a crié son nom de sa cellule ; j'ai parfaitement reconnu sa voix ; alors, je n'ai plus douté. »

       Mme Lestarquit, de Tournai, relate, de son côté, ce qui suit :

       « Le 21 juin, après-midi, mon mari a demandé à Robert Bonami d'Antoing, d'aller chez lui pour préparer les brassards à munir du sceau de la Légion belge. On se trouvait en état d'alerte ; mon mari devait revenir de Mons, le 22, avec des renseignements, des ordres, et la date de débarquement. Il emprunta, ce lundi 22, le train pour Mons avec le major Gallez, de Tournai. Le gendarme Parent les attendait à la descente du train. De là, ils se sont rendus chez M. Wauters. Tous deux étaient de l'état-major du commandant de province, le P. Duesberg. »

       Mme Gallez, qui a eu l'autorisation de se rendre à la prison de St-Gilles, parce que son mari avait été condamné, a reçu de lui confirmation des faits suivants, par lettres communiquées en cachette : « La Gestapo (plus exactement l'Abwehr) attendait chez Wauters les personnes composant le groupe de l'état-major du P. Duesberg. Elles y entraient à des moments différents[27]. Dès leur arrivée, elles étaient arrêtées, assommées et ligotées.

       J'ai en outre appris ceci par quelqu'un dont j'ai oublié le nom et qui est venu me voir, à son retour d'un camp de concentration où il avait rencontré mon mari : un prêtre qui avait observé l'entrée de la Gestapo et son stratagème, à Ghlin, a prévenu, tout en se promenant et disant son bréviaire, quelques adhérents du groupe, qui purent ainsi échapper au sort qui les attendait.

       Je n'ai pas vu mon mari à St-Gilles, mais j'ai obtenu quelques lettres en fraude, qui donnent les détails cités ci-dessus. Mon mari y ajoute que c'est à Loos, où fut également emprisonné le P. Duesberg, qu'il subit les pires tortures. St-Gilles, disait-il, est le paradis, à côté de Loos.

       Mme Gallez dit encore : « M. Malmaison de Valenciennes a rencontré, pendant ses dernières semaines de captivité, mon mari, à Gross-Rosen, en février 1945. Il est venu me faire visite. Mon mari lui a dit qu'il a pu s'entretenir, lors d'un transfert d'un camp à un autre, avec le P. Duesberg. Celui-ci lui a affirmé avoir été pendu par un bras pendant 48 heures à Loos. A Gross-Rosen, ils ne se sont pas vus ; mon mari y est arrivé alors que le P. Duesberg y était décédé. »

       Enfin, Mme Gallez, confirmant les dires de Mme Lestarquit au sujet du départ de leurs maris pour Ghlin, ajoute : « Mon mari était porteur de plans de défense de la ville de Tournai, pour la réunion. Il a eu le nez cassé à Ghlin et la mâchoire fracturée, à Loos ; il a été matraqué et lié à une table chez Wauters. Envoyé de Loos à St-Gilles, puis à Reinbach et à Bergen-Belsen, il y mourut en mars 1945.

       Les noms et adresses de deux prisonniers survivants de Loos, et arrêtés, le même jour, à Tournai, sont signalés par Mme Gallez. Leurs arrestations sont en connexion avec celles de Ghlin. Il s'agit de MM. Lecrinier et Delannoy dont les témoignages concernant le séjour à la prison de Loos figureront au chapitre de la captivité.

       Nous tenons de Mme Colet, enfin, que son mari est arrivé le dernier à Ghlin et a vu les autres prisonniers ligotés c'est ; ce qu'il lui a déclaré, quand elle a pu lui rendre visite à la prison de St-Gilles. Son mari rédigea, en cellule, des notes, lettres et conseils personnels dans un carnet qu'il a laissé à son épouse et qui révèle, comme les lettres de Lestarquit à sa femme, une admirable élévation de pensée et de sentiment.

Le sort des autres membres de la Légion belge.


Vue du fort de Breendonk.

       Jean-Marie Duesberg, frère du P. Daniel, fut arrêté le même jour au bureau de son directeur de l'Electricité du Borinage, M. Piroux de Baudrimont, à Mons, et amené à Loos. Il avait hébergé son frère et n'était pas étranger à son activité clandestine. Après Loos, il fut envoyé à St-Gilles, où il le retrouva et fut confronté avec lui, chacun ayant soin de ne pas compromettre l'autre. Ensuite, on le destina aux durs travaux de construction de rampes de lancements de fusées, à Watten, dans le Pas-de-Calais. Sa détention dura vingt-deux mois.

       Mme Wauters, nous l'avons vu, était partie de grand matin chez ses parents, à Bougnies, le jour des arrestations. Recherchée par les Allemands qui accoururent à Bougnies, elle échappe de justesse dans un chariot de paille. René Brison, de Nimy, fut prié par Marcel Ergot de procurer un refuge à Mme Wauters ; il réussit à la faire parvenir en lieu sûr, à Châtelet, où elle demeura jusqu'à la libération, comme elle en témoigne dans sa déposition.

       Marcel Ergot n'a pas été inquiété. C'est, dit-il, que ni le P. Duesberg ni Wauters n'ont parlé, car, à deux reprises j'avais rencontré French chez Wauters, sans lui avoir été présenté. French n'aura pas manqué de rapporter aux Allemands qu'il avait vu un inconnu chez Wauters et que cet inconnu lui apportait des messages, ou venait en chercher. Pour le connaître, il fallait faire parler Duesberg et Wauters. « Leur silence, malgré les tortures, déclare Ergot, est ce qui m'a sauvé. »

       Quant à René Brison, il doit son salut à une adresse mal libellée. Il avait reçu la mission d'amener des armes en camion, à la réunion de Ghlin ; il devait, à cette fin, se rendre chez Eugénie Quanonne. Mais l'adresse de celle-ci était mal indiquée. Il ne trouva pas la maison et revint à Mons s'enquérir de l'adresse exacte chez le gendarme Parent ; celui-ci devait, à son tour, s'en informer auprès du P. Duesberg. Par deux fois, Brison s'est rendu chez Parent sans obtenir l'adresse. Le fils de Brison y retourna encore et remarqua alors la présence des Allemands chez Parent. Il comprit qu'il n'était plus question de convoyer des armes chez Wauters, et ni lui ni son père ne se rendirent à Ghlin.

       Ce voyage pour les munitions à enlever chez Eugénie Quanonne, le 22 juin, a été reconnu par elle comme un plan monté par Colson pour arrêter les convoyeurs, et elle déclare qu'il n'y avait rien à enlever. Elle aussi eut la chance d'échapper de justesse. A peine descendue du tram en revenant de Mons, elle apprit par les voisins l'arrivée des Allemands chez elle pendant son absence ; ils en étaient repartis, mais reparurent quelques instants après qu'elle venait de quitter la maison pour partir en lieu sûr.

       D'autres membres de l'état-major du P. Duesberg et de la Légion belge du Hainaut échappèrent à l'Abwehr, soit pour n'avoir pas été prévenus à temps, de la réunion du 22, soit par suite d'absence. C'est le cas, par exemple, du major Grand Ry (Ct 13) et du commandant Delfeld (Ct 15).

Le sort des traîtres.

       Qu'était devenu French ? Il se fit arrêter hypocritement, le premier, dans le jardin, selon le scénario convenu avec l'Abwehr, mais sa déclaration porte : «J'ai été arrêté et je fus libéré le même jour ! » Aux yeux des membres de la Légion, il voulait, après avoir si bien réalisé son plan et son programme, faire croire qu'il ignorait les intentions perverses de Colson et faire rejeter sur celui-ci toute la responsabilité du drame. On perdit sa trace. Sans doute était-il retourné à Lille. Les autorités belges le retrouvèrent, quatre ans plus tard, et l'appréhendèrent à Ixelles. Ironie du sort, il fut lui-même incarcéré à St-Gilles, là où d'autres avaient été incarcérés à cause de lui. Condamné à mort par le Conseil de Guerre et par la Cour militaire, il ne fut pas exécuté et mourut à cette prison, le 25 février 1951.

       Cornélis Verloop, le Hollandais qui avait participé aux arrestations de Ghlin, a été appréhendé, en octobre 1944, par les autorités anglaises qui le condamnèrent à mort, le 17 novembre 1944. Après une détention au camp 020, en Belgique, il fut mis à la disposition des autorités françaises, en avril 1945, et, le 7 mai, remis entre les mains du chef de la Sûreté hollandaise, à Bréda. Interné à Scheveningen, il s'évade, le 14 avril 1946, et passe en Belgique où, neuf mois après il se voit appréhendé de nouveau et interné à St-Gilles. Sur les instances de la Hollande, en octobre 1946 et en janvier 1947, il a été finalement transféré à la frontière hollandaise ...

       Les trois chefs de l'Abwehr de Lille, Hegener, Mayer et Canneel-Youp (alias Deconinck) regagnèrent l'Allemagne sans avoir pu être poursuivis par les autorités belges.

       Et enfin, restait Colson : il ne s'était pas rendu à la réunion du 22 juin, ce fameux « capitaine Richard ». Il voulut conserver la confiance de ses agents tels que Eugénie Quanonne, Guy Brevet, Nelly Margot, à qui il faisait croire qu'il avait pris French pour un Anglais. Il se garda bien de leur nuire et chercha à poursuivre par eux son action néfaste, afin de frapper ailleurs de nouveaux coups.

       Mais bientôt, lui-même fut atteint. Aux yeux de beaucoup, il était devenu suspect et même très dangereux : son nom avait été cité et son numéro de plaque de voiture, imprimé dans un journal clandestin ; au surplus, une réponse défavorable était venue de Londres à son sujet. A la Légion belge, on décida de le supprimer, il ne pouvait plus être tenu comme étranger au drame de Ghlin.

       Le 16 juillet, trois semaines donc après ce coup de filet, trois hommes sonnent à sa porte ; il venait de rentrer et avait soigneusement refermé le grillage à clef. Précaution inutile, car dès son apparition, tandis qu'on lui remettait une lettre et qu'il la lisait, il fut abattu à travers la grille.

       On ne peut émettre un jugement équitable sur la valeur morale de cet acte, sans se reporter à la situation extrêmement tendue, créée par le drame de Ghlin et par l'odieuse façon dont il avait été provoqué. C'est dans un climat de chaude alerte continuelle et de légitime défense, que vivaient les membres de la Légion belge conscients d'appartenir à un organisme reconnu et appuyé par le gouvernement belge de Londres, et menacé dans son existence, non moins que dans l'exercice de sa mission : poursuivre la guerre sur les arrières de l'ennemi.

       Colson vécut encore cinq jours et fut hospitalisé à l'Institut de Jolimont. Hélas, il avait eu le temps de parler, et par ailleurs, les Allemands possédaient les noms et adresses des collaborateurs de Colson qui l'avaient pris pour un patriote.

       Le lendemain de l'agression, le 17juillet, Guy Brevet et Nelly Margot, qui avaient été gagnés par cet agent double qu'était Colson, furent arrêtés par les Allemands et conduits, à leur tour, à la prison de Loos jusqu'au mois de novembre, pour être ensuite emmenés en Allemagne. Guy Brevet rejoignit les membres de la Légion belge saisis à Ghlin, et, par une curieuse coïncidence, il partagea la captivité du P. Daniel à Hameln, près de Hanovre, et à Gross-Strehlitz, près de Breslau, où il a même été son compagnon de cellule. Après avoir connu encore d'autres camps, il fut libéré, le 29 avril 1945, par la 7ème Armée américaine. Nelly Margot fut libérée également. Ce sont les deux rares rescapés des prisons et camps de concentration nazis, à la suite de toute cette tragédie.

CHAPITRE VII

La captivité en France et en Belgique

       Un témoignage important se rapportant au premier jour de cette captivité est celui de Georges Lecrinier, de Tournai, vice-président de la Croix du Feu et du Secours d'hiver, arrêté au bureau du Secours d'hiver, le 22 juin, vers 7 h du soir. Emmené à son domicile où les Allemands procédèrent à une perquisition, il fut ensuite conduit sur la route Tournai-Mons : « A l'entrée d'Hautrage, dit-il, nous rencontrâmes un autocar en panne dans lequel je fus transféré. Dans cet autocar, je retrouvai ceux qui avaient été arrêtés à Ghlin. Tous avaient menottes aux poignets, et chaque paire de prisonniers était gardée par un feldgendarme. Ils avaient tous été maltraités ; ils portaient tous des pansements ou morceaux de sparadrap qui témoignaient des blessures causées par les mauvais traitements. Après la réparation du car, celui-ci prit la route Tournai-Lille. Un premier interrogatoire eut lieu à Lille dans les locaux de la Feldgendarmerie. A la tombée de la nuit, nous arrivâmes à la prison de Loos. Montres et bijoux, comme tous autres objets de poche, nous avaient été enlevés avant notre entrée en cellule.

       J'ai été libéré après six semaines passées au grand secret, et n'ai subi qu'un interrogatoire à Lille, où je fus emmené avec votre frère en religion, qui, lui aussi, eut à subir les lois de l'interrogatoire, rue de Bourgogne.

       Nous avons été transportés dans un grand car, gardés et toujours menottes aux poignets, par quatre gendarmes. Nous n'avons donc pu converser et je ne puis vous dire de quelle façon votre confrère fut traité au cours de l'interrogatoire. A sa rentrée à Loos, il fut très malmené, je ne sais pourquoi! et frappé à coups de poings dans la figure par un énorme boche à mine toute mauvaise, qui frappait pour le plaisir de faire mal, sans courir le risque qu'on lui en fît autant.

       Quel traitement ont subi les prisonniers ? Toujours au secret, je n'ai pu m'entretenir avant mon départ de Loos, qu'au moment même de ma libération, avec un jeune Montois, dont le nom m'échappe. Il m'a dit avoir subi d'horribles tourments de torture, mais il n'eut pas le temps de me les détailler, un gardien s'étant aperçu que nous échangions quelques mots et l'ayant forcé à réintégrer sa cellule.

       J'ai pu parler aussi au major Gallez, mais seulement à mots coupés, pour lui demander s'il avait des nouvelles de la guerre et de Tournai. Lui aussi, que j'avais rejoint dans une cabine aux bains et malgré l'interdiction de parler, m'a dit qu'il avait passé de très mauvais moments; je ne sais pas davantage à ce sujet. Le car ne contenait, à Hautrage, d'autres personnes que celles arrêtées à Ghlin et moi-même.

       La déclaration suivante est celle d'un autre compagnon d'infortune du P. Daniel : Edmond Delannoy, de Tournai, qui rejoignit aussi à Loos les prisonniers de Ghlin : « Je fus arrêté le 22 juin, au soir, par quatre hommes de la Gestapo, dont un sous-officier. Ils me collèrent au mur et commencèrent la fouille complète de ma maison. Après leur en avoir demandé le motif, ils me répondirent qu'ils venaient de Loos, avec mission de m'arrêter. Mon arrestation était bien en rapport avec celles de mes chefs appréhendés à Ghlin, mais j'ignorais alors leur arrestation ; je ne m'en suis douté qu'en apercevant, un matin, Lestarquit, quand on nous fit sortir de la cellule. Je compris alors pourquoi j'étais là, mais je n'en laissai rien paraître. J'ai toujours supposé qu'on avait trouvé mon nom sur l'un ou l'autre.

       Les interrogatoires, à Loos, se tenaient dans une maison située près du boulevard de la Liberté et face à un hôtel occupé par les Allemands. D'autres interrogatoires eurent lieu à la prison de Loos, dans une cellule désaffectée. On y était battu à coups de poings, de pieds, de bâtons et de règle de fer. D'autres furent roués de coups et foulés aux pieds.

       Nous avons tous été transférés à la prison de Saint-Gilles, le 7 août 1942, menottes aux poings, depuis Loos jusque dans la cour de Saint-Gilles, où on nous les enleva. Nous étions escortés, chacun, d'un gendarme; un adjudant était chef d'escorte. Le P. Duesberg, son frère Jean-Marie, Lestarquit, Gallez, Zavaro, Colet, Wauters, Parent, Mlle X, amie de Parent et originaire de Pecq, et moi. Lecrinier fut relâché de Loos, ce même jour.

       Je fus proposé à la peine de mort, mais condamné aux travaux forcés à perpétuité, grâce à la plaidoirie d'un avocat allemand désigné d'office. Nous dûmes passer un deuxième Conseil de Guerre, le 5 mai 1943, et on m'infligea huit ans de travaux forcés. Ceux qui étaient condamnés à mort eurent leur peine réduite à 10 ans, 20 ans, etc. Seul, le major Gallez ne passa pas le Conseil de Guerre et resta condamné à mort. Lestarquit ne fut pas jugé avec nous. Parent était alors à Breendonk. Colet, Zavaro, Eloir, Buisseret passèrent ensemble. Wauters, Dom Duesberg, Jean-Marie Duesberg et Mlle X furent jugés sans doute après, je ne saurais le dire, car nous avons été embarqués pour l'Allemagne, le 12 juin 43. Entre-temps, nos malheureux amis Colet, Buisseret et Eloir avaient été exécutés[28].

       J'ai été libéré par les Américains, le 9 avril 1945, à la Zuchthaus de Siegburg et renvoyé en Belgique, le 10 mai 1945, car nous étions restés en quarantaine, à la suite de l'épidémie de typhus qui régnait.

       Je n'ai entendu parler de French qu'après mon retour de captivité. Toutefois, Wauters m'avait prévenu qu'un espion s'était glissé parmi nous et s'était fait passer pour Anglais, qu'il avait résidé au château de Ghlin et était responsable de notre capture. J'ai su depuis lors que c'était French.»

       D'après les dossiers officiels gardés dans les Archives de l'Armée secrète et dans celles des Prisonniers politiques, on peut établir comme suit les dates et les lieux de détention du P. Daniel :

       22 juin 1942 : Loos (Lille).

       8 août 1942 : Saint-Gilles.

       16 février 1943 : Breendonk.

       26-28 avril 1943 : Charleroi, via Saint-Gilles.

       28 avril 1943 : Breendonk.

       18 juin : nouvelle comparution à Charleroi et retour à Breendonk.

       14 août : Saint-Gilles, pour 8 jours.

       21 août : départ pour l'Allemagne, lieu inconnu.

       8 septembre : arrivée à Hameln (Hanovre).

       1er mai 1944 : Gross-Strehlitz (Silésie).

       31 octobre : Gross-Rosen (Silésie)

       15 novembre 1944 : décès.

       Une phrase de son frère Jean-Marie traduit bien l'impression d'ensemble qui se dégage de l'attitude du P. Daniel dans ces diverses stations de son calvaire : « Il a laissé un excellent souvenir partout, en soutenant le moral, dessinant des cartes pour le débarquement, convertissant (j'en connais déjà de son temps, à St-Gilles, de ces retours à Dieu), commentant le bréviaire, se privant pour les autres ...

Saint-Gilles.

       Pour découvrir la vie menée à l'intérieur de cette prison, quelle meilleure source d'information, que le livre « A l'ombre de la mort » du professeur Léon Halkin, de l'université : de Liège[29].

       Cet ouvrage décrit les prisons et les camps de concentration où il a vécu lui-même. A l'inverse du P. Daniel, c'est après avoir été à Breendonk qu'il a connu Saint-Gilles, et voici ce qu'il en dit :

       « Ici à St-Gilles, on ne frappe pas, on n'injurie pas, on peut enfin reposer son corps et son esprit. St-Gilles nous sera un séjour de détente. Au bureau d'entrée, un sous-officier, qui connaît le français, nous dit : « Monsieur », ce qui nous déconcerte au plus haut point.

       La cellule a deux mètres cinquante sur quatre. Une table, une chaise, un lit avec un matelas et même un drap ! un miroir ! Une petite armoire complète l'ameublement de ma cellule. De gros tuyaux de chauffage traversent toutes les cellules. En 1914-1918, les détenus communiquaient entre eux par ces tuyaux. J'avais lu la vie de Philippe Baucq (héros de l'autre guerre, prisonnier à St-Gilles avant d'être fusillé au Tir National) et j'en avais retenu ce trait. Ce téléphone rudimentaire fonctionnait encore en 1944. Nos gardiens seuls semblaient l'ignorer. J'appliquais l'oreille au tuyau et j'entendais très distinctement : « Je vous ai vu, à la promenade. Qui êtes-vous ? - Vous venez de Breendonk ? - Comment le savez-vous ? - Je l'ai deviné à votre tête rasée et à votre maigreur. Ici, vous serez bien. »

       Après quatre mois de vie haletante à Breendonk, j'apprécie le calme reposant d'une cellule quasi monastique. La vie s'écoule doucement. Lever à six heures. Toilette. Déjeuner avec pain et café. Promenade réglementaire dans le jardin, entre les hautes murailles de la prison. Dîner, meilleur qu'à Breendonk. Vaisselle, nettoyage. Souper de la Croix Rouge, excellent. Peu après, le gardien criait le couvre-feu. A neuf heures, coucher.

       La surveillance est polie, la discipline correcte, une cantine distribue du tabac ! De nombreuses charges sont confiées à des détenus. Les perquisitions sont fréquentes, les fouilles, méthodiques. La nuit, les rondes circulent dans les couloirs. Le geôlier éclaire la cellule, il l'inspecte par l'espion pratiqué dans la porte. Pour les prisonniers qui ne sont pas au secret, il y a une bibliothèque, car nous pouvons lire, mais il est interdit d'écrire. Quelques prisonniers avaient le privilège de recevoir, de loin en loin, des colis de vivres[30].

       L'abbé Vincent Mercier, vicaire à Putte-Kappelen, devint mon ami[31]. Il était impliqué avec d'autres, dans l'évasion d'aviateurs américains. Sa grande peine était de ne pouvoir célébrer la messe. L'aumônier de la prison, Mgr Gramann, prélat autrichien au visage triste et distingué, faisait l'impossible pour aider ses confrères, mais la Gestapo le surveillait, lui aussi. L'abbé Mercier dut se contenter, comme nous, d'assister, toutes les trois semaines, à la messe de la prison, dans les loges en gradins, qui nous isolaient de nos voisins en nous laissant la vue sur l'autel. A la tribune, le gros Feldwebel nous surveillait paternellement.

       Tout le monde allait à la messe, les uns par dévotion, les autres par curiosité. C'était pour tous une heure de recueillement. Pour les chrétiens, c'était aussi le meilleur moment de leur captivité, celui où dans le silence ils entendaient la voix de l'Eglise.

       La promenade quotidienne constituait une heureuse diversion. Pendant près d'une demi-heure, nous tournions dans le jardin, en file indienne, à trois mètres l'un de l'autre. Des soldats occupaient les angles de la cour, mais nous parvenions bien à échanger quelques propos. Un tour de cour entre la question et la réponse. Des prévenus accusés des mêmes méfaits se donnaient discrètement des conseils précieux. La gymnastique après la promenade aidait à lutter contre l'ankylose.

       Dans nos cellules le temps passait plus vite, depuis que l'amitié avait égayé notre cloître. Les cartes y étaient bien pour quelque chose. Nous faisions des patiences, à en avoir la nausée. Les conversations ne chômaient pas ; on parlait famille, guerre, tribunal. Dans la plupart des cellules, on priait ensemble, le matin et le soir.

       La bibliothèque distribuait d'assez beaux livres français et flamands auxquels la propagande ajoutait des brochures nazies. J'ai lu à Saint-Gilles du Julien Green, du Camille Melloy, du Bordeaux. Les livres d'histoire et les romans étaient les plus nombreux. Les corvées étaient nulles et les travaux minimes. Ménage après les repas ; de temps à autre, un peu de lavage ou de couture.

       D'un jour à l'autre, nous attendions notre convocation au tribunal. J'ignorais alors que mon dossier avait été habilement enlevé à la Gestapo, ce qui rendait improbable un jugement dont l'issue m'aurait été fatale. Prévenu, compromis, indésirable, je devais être envoyé en Allemagne comme tant d'autres. Mieux valait être déporté que condamné ; on pouvait espérer revenir d'Allemagne ...

       Le vendredi avant la Semaine sainte, l'aumônier, Mgr Gramann, apporta à mon ami l'abbé Mercier tout ce qu'il fallait pour célébrer la messe. Je ne pourrais décrire l'enthousiasme de l'abbé qui n'espérait plus cette consolation suprême. Il pensait à son arrêt de mort autrement, puisqu'il allait pouvoir offrir le sacrifice divin, heureux d'y associer son sacrifice à lui, prêtre et victime. Mon ami, transfiguré, officiait, ému comme au jour de sa première messe. Je participais avec lui au sacrifice. Je communiais de sa main. Comme s'il avait le pressentiment d'une séparation prochaine, l'abbé cacha quelques fragments d'hostie dans un scapulaire qu'il me remit. Après un dernier colloque, la porte s'ouvrit : « Mercier, heraus ! » Mon ami me quitta ; lui non plus, je ne le revis jamais.

       Je restais seul, seul avec mon ciboire de bure, seul avec l'Eucharistie dans cette cellule que nous avions baptisée du nom de la « sainte de l'impossible », chapelle Ste-Rita. La Semaine sainte allait commencer. Ce fut la plus belle époque de ma captivité, une retraite fermée – et comment - une méditation de huit jours dans le cadre le plus propice à la réflexion. Que nos épreuves paraissent petites en regard de l'agonie de Gethsemani, unies à l'immolation du Maître !

       Chaque matin, je me communiais moi-même, et toute ma journée se passait en action de grâces. J'étais seul et ne je l'étais plus. Par la communion, je me sentais plus fort, je me voyais plus près de ceux qui souffraient à Saint-Gilles et à Breendonk, plus près de ma famille en prière avec moi, plus près de tous les amis que j'avais dû quitter.

       L'aumônier autrichien assistait les condamnés. Un soir, nous étions déjà couchés, un chant frappa notre oreille : « J'irai la voir un jour. » C'était des camarades qui devaient être fusillés le lendemain. L'aumônier passait la nuit avec eux, priant, chantant. Je pense qu'il disait la messe dans leur cellule, à l'aube, qu'il les communiait et, enfin qu'il les accompagnait jusqu'au bout. « J'irai la voir un jour », ce cantique pour congrégations de jeunes filles m'avait paru jusqu'alors d'une naïveté facile et même un peu fade. Je n'avais pas compris encore tout ce qu'il pouvait signifier pour des hommes qui vont mourir et qui appellent leur mère[32]. »

       Le professeur Léon-Ernest Halkin, à qui nous devons ces lignes, quitta la prison de Saint-Gilles le 5 mai 1944, pour être déporté en Allemagne, où les durs camps de concentration lui firent apparaître Saint-Gilles comme « un pays de cocagne ». Il part avec soixante-dix compagnons, sans jugement ; ils sont désignés pour le camp de Gross-Strehlitz.

       Mais revenons au P. Daniel qui passera six mois à Saint-Gilles dans le cadre qui vient d'être décrit.

       Son frère signale que lors de sa propre détention à Saint-Gilles, où il a été incarcéré en même temps que lui, il a connu des retours à la foi, pour lesquels le P. Daniel avait été l'instrument de la grâce, et il ajoute :

       « Après six semaines à Loos, les Allemands nous ont mis, à l'arrivée à Saint-Gilles, dans deux cellules voisines, et nous avons pu parler, la nuit, à notre aise ; nous avions déjà l'habitude du « téléphone » (trou des tuyaux de chauffage). Nous nous sommes aperçus que nous n'avions rien dit l'un de l'autre, malgré ce que nous avions encaissé, chacun. Heureusement pour tous les deux !

       Les boches étaient enragés, parce qu'ils n'avaient rien trouvé à la maison, bien qu'ils aient tout remué, en volant et pillant pas mal d'objets. Nous étions donc dans deux cellules voisines pour une seule nuit, par la bêtise des boches, en pleine instruction et en danger de mort ! »

       A cette même époque, le P. Daniel parvient à passer à son frère un texte bien approprié aux circonstances de leur captivité commune, où la nourriture était à ce point insuffisante, que les prisonniers ajoutaient à leur soupe des pommes de terre crues qu'ils arrachaient furtivement, à la promenade. Notons que c'était en 1942, un an avant l'arrivée de Léon Halkin, qui n'a pas parlé de cette insuffisance. Le régime avait sans doute été amélioré entretemps.

       Le P. Daniel lisait donc dans son bréviaire les lectures du 3ème dimanche de novembre ; il y trouva le passage suivant du Livre de Daniel et en fit ensuite l'application :

       «Nabuchodonosor, roi de Babylone (et des Chaldéens) avait investi Jérusalem. Il ordonna au chef des eunuques de prélever d'entre les gens d'Israël quelques enfants de race royale ou de famille noble, exempts de toute tare corporelle, bien faits, doués de toutes sortes de dispositions, aptes à se tenir à la cour du roi. Celui-ci leur assignait une portion journalière de ses mets et du vin de sa table. Parmi eux se trouvaient Daniel, Ananias, Misaël et Azarias, qui étaient des Judéens. Daniel ayant à cœur de ne pas se souiller en prenant part aux mets du roi et au vin de sa table, supplia le chef des eunuques de lui épargner cette souillure. Celui-ci répondit : « Je crains que mon seigneur le roi qui a fixé votre menu et votre boisson, ne vienne à voir votre mine plus défaite que celle des autres jeunes gens de votre âge et que vous ne m'exposiez à une réprimande de la part du roi. »

       Mais Daniel dit : «Je t'en prie, éprouve tes serviteurs pendant dix jours ; qu'on ne nous donne à manger que des légumes et de l'eau à boire. Après cela, tu compareras notre mine avec celle des jeunes gens qui se nourrissent du menu de la table royale, et tu agiras avec tes serviteurs d'après ce que tu auras constaté. Il consentit et les soumit à l'épreuve pendant dix jours. Au bout de ce terme, on constata qu'ils avaient meilleure mine et plus d'embonpoint que tous les jeunes gens qui mangeaient du menu de la table royale. Après le délai fixé par le roi pour leur présentation, le chef des eunuques les introduisit en présence de Nabuchodonosor qui s'entretint avec eux, et ils entrèrent au service du roi. »

       Ce texte, qui parle déjà par lui-même, trouve son application dans le commentaire qu'en fait S. Athanase, et cela aussi, le P. Daniel le rappelait à son frère : « Voyez-vous, dit S. Athanase, ce que produit le jeûne : il guérit les malades, il assainit le corps, il clarifie l'esprit, il purifie le cœur et enfin il introduit l'homme devant le trône de Dieu. » S. Athanase rappelle ensuite cette réponse de Jésus à ses disciples, à propos de l'expulsion des démons impurs : cette espèce de démons ne se chasse que par la prière et le jeûne. »

       Cette communication du P. Daniel à son frère était vraiment de circonstance, et peut-être s'y complaisait-il d'autant mieux qu'il s'agissait d'un texte concernant son glorieux patron Daniel. Et il ajoute : « J'ai voulu traduire rapidement ce passage, car pour nous, il est extrêmement consolant. II est certain que si l'on accepte humblement, de la main de Dieu, la condition présente et toutes les incommodités qui s'y attachent, cela constitue pour la divine Majesté un hommage qu'il serait presque impossible de lui rendre en temps normal. II faut donc voir dans la situation présente et son acceptation en toute soumission et tout amour, une grâce de choix dont on ne saurait trop remercier le bon Dieu. C'est ce que j'essaie de faire pour ma part ; je pense qu'il n'est pas téméraire d'ajouter que, quand la soumission aussi parfaite que possible est donnée, on peut se laisser aller à la confiance absolue en la miséricorde et l'aide efficace de notre Père tout-puissant.

       Ces trois mots, dit-il encore, devraient être médités l'un après l'autre, et il faut leur faire dire tout ce qu'ils renferment. Tout ceci prouve que même ici, on ne perd pas son temps et qu'au contraire on le gagne cent fois plus, si on met tout à profit pour se rapprocher de Dieu, et qu'on se débarrasse sur lui de tous ses soucis, car il a soin de nous, comme dit S. Pierre quelque part[33]. »

       Dans un ouvrage qui a paru en 1946 : « Le diocèse de Tournai sous l'occupation allemande»[34], on lit, après la reproduction de ce texte du P. Daniel : « Il est à peine besoin de souligner la grandeur morale de cet homme: la faim tenaille le corps, la vie est entre les mains d'hommes sans justice. L'âme sereine, qui discerne dans tout ce qui arrive les marques de l'amour et de la miséricorde divine, n'a qu'un souci : celui de louer et de glorifier Dieu le mieux possible, en acceptant tout de sa bonté.

       « C'est bien l'âme d'un moine qui a voué sa vie à la louange et au culte public de Dieu, poursuit l'auteur de cet article. Comme l'apôtre S. Paul, ni les tribulations, ni les souffrances, ni les coups, ni les prisons, ni les jeûnes ne peuvent l'arracher à l'accomplissement de sa mission. Il est homme adonné à la prière parce qu'il est prêtre et parce qu'il est moine. Il est aussi apôtre. Il veut aider son frère à profiter de la réclusion pour s'adonner à l'oraison et il lui envoie donc encore ces lignes qu'on dirait écrites dans la paix d'une cellule monacale :

       « Méditation ou oraison : l'Esprit-Saint prie pour nous avec des gémissements ineffables, dit S. Paul. Laissons-le prier en nous. Et comment ? La parole de Jésus - tout spécialement dans S. Jean, dernier chapitre avant la passion - a la propriété d'échauffer notre cœur, si nous la lisons avec le désir et les dispositions voulues. Quand nous sentons qu'un passage nous touche ou nous éclaire, il faut le relire, avec attention et nous abandonner à l'inspiration de l'Esprit-Saint, et faire application de ce texte pour nous.

       Il y a pour chaque homme une façon de prier et c'est le Saint-Esprit qui est le plus grand Maître de la vie spirituelle. Si le désir sincère de faire oraison est là, il sera exaucé et on sera pris au début, tout doucement, par la main, et conduit sûrement dans le chemin de la prière mentale. La prière vocale ne suffit pas, elle n'est qu'une préparation à l'autre, où s'établit le vrai contact de l'âme avec Dieu. Ceci est du domaine de l'expérience personnelle d'un chacun, et on ne peut se contrôler que par soi-même, par exemple en comparant le degré de piété, de ferveur, de facilité à se recueillir et à s'abstraire, où l'on est parvenu, avec celui dont on jouissait x temps auparavant. Comme l'enjeu - l'amour de Dieu - est de primordiale importance, il faut, pour l'emporter, car la partie est dure, persévérance et ténacité. On voit alors naître son trésor et on le voit lentement croître, ce trésor que nous avons au ciel et que la rouille ne ronge pas. Deo gratias !

       Après six mois de captivité à Saint-Gilles, le P. Daniel est transféré à Breendonk, le 16 février 1943. « Il y est allé, déclare son frère, pour n'avoir pas vendu ses camarades. » On sait, en effet, que ce lieu de réclusion était le plus sinistre de tous. Nombreux sont ceux qui assurent que les souffrances endurées à Breendonk surpassaient celles des camps d'Allemagne. Il y eut même des bagnards qui demandèrent d'être fusillés, car ce qu'ils enduraient dépassait les forces humaines; mais le P. Daniel n'eut pas cette faiblesse pourtant compréhensible.

Breendonk.

       Avant de laisser parler les compagnons d'infortune du P. Daniel, qui l'ont connu de près à Breendonk, il n'est pas inutile de donner une impression d'ensemble de l'existence menée par les victimes martyres de ce camp tristement célèbre. Pour ce faire, reprenons le livre du professeur Halkin, témoin, lui aussi, des horreurs de Breendonk et d'autres camps nazis.

       « Le fort de Breendonk est un ouvrage désaffecté de l'enceinte militaire d'Anvers, une caserne transformée en prison, où toutes les classes sociales, toutes les professions, toutes les opinions sont représentées. Les manuels ne méprisent pas trop les intellectuels et les croyants peuvent prier sans que les communistes les injurient. Un même esprit rapproche et réunit tous ces hommes, égaux devant l'Allemand et devant la mort. Je n'ose pas l'appeler patriotisme, mais bien amour de la liberté. Peu à peu, la communion dans la souffrance crée une véritable intimité ; les barrières s'abaissent, les préjugés s'effacent et de belles amitiés se nouent.

       Deux groupes composent la chambrée : les travailleurs et les « arrestants ». Alors que les premiers sont astreints, à l'intérieur du camp, à de dures besognes, les seconds, dont je suis, passent toute leur captivité aux arrêts de chambre ; il leur est interdit, du moins théoriquement, de quitter le garde-à-vous pendant que leurs compagnons travaillent ; au cours de la soirée et des repas, les conversations sont tolérées.

       La casemate qui nous abritait était au nord. Des lits de bois superposés, quelques tables, des bancs, des cassettes collectives et deux seaux en composaient tout l'ameublement. Les grandes fenêtres, bleuies pour l'obscurcissement, restaient fermées durant le jour ; elles étaient obligatoirement ouvertes la nuit. Jamais donc le soleil ne venait nous visiter et, comme aucune promenade n'était prévue au programme des « arrestants », ceux-ci ne tardaient pas à s'anémier, à se débiliter, à pâlir et à jaunir.

       Les travailleurs, de sept heures du matin à la tombée de la nuit, étaient occupés à dégager le fort, du sable qui le recouvrait en partie. Des équipes de terrassiers maniaient la pelle, d'autres poussaient les brouettes ou les wagonnets jusqu'au fossé circulaire. Travail stupide et exténuant, que les vexations et les coups rendaient insupportables.

       Plus dur encore était le régime des prisonniers des cellules ; ceux-ci souffraient à la fois de la solitude, de l'inaction et d'une surveillance renforcée. Des soldats et des S.S. faisaient des rondes régulières et fréquentes, la nuit comme le jour, dans la cour aussi bien que dans les couloirs.

       L'essentiel de notre nourriture était constitué par de la soupe à midi et, le soir, par du pain agrémenté d'un peu de margarine ou de marmelade et de quatre morceaux de sucre. La faim n'a pas cessé de régner à Breendonk. On devine, à ce régime, le nombre considérable de malades. La furonculose et l'œdème de carence sévissaient parmi nous : Les jours de pluie, tout le monde toussait, car il y avait trop rarement du feu pour sécher l'unique costume du travailleur.

       Sans doute, une inspection médicale était prévue, mais l'hypocrisie se cachait sous cette formalité décevante. Plusieurs centaines d'hommes, nus et claquant des dents, défilaient devant le médecin pressé qui les regardait à peine ou ne les regardait pas du tout. L'infirmerie était insuffisante et difficilement accessible. Le lieutenant lui-même en faisait la police à coups de matraque : « Je suis, ricanait-il, un grand médecin et je fais des miracles. Je guéris les malades en tapant dessus, et je ne les vois jamais revenir ! »

       Fréquentes et dangereuses étaient les visites des S.S. sous-officiers ou soldats. Ces ratés, ces aigris, ces renégats venaient à l'improviste, heureux, eût-on dit, de pouvoir brimer des compatriotes. Deux d'entre eux avaient acquis une triste célébrité : Wijss, un ancien lutteur, aussi stupide que brutal, et De Bodt, aventurier hardi et presque intelligent. C'était deux hommes superbes, avec des poings énormes et une longue expérience de leur métier. De Bodt s'était fait, par jeu, nous le savions un tapis de corps allongés dans la boue. Wijss était son émule en cruauté.

       Un jour de colère, Wijss debout, sur une table, fouillait dans les cassettes. Quelques-uns des nôtres y conservaient des bocaux de verre, ramassés Dieu sait où. Wijss les saisit et les jeta violemment sur le carreau, au milieu de nos rangs. Pour ne pas être atteints par les éclats, nous fermions les yeux. Mais ce n'était pas assez ! Excité par son succès, il commanda alors l'exercice : « Couchés !... Debout ! » Il rayonnait d'aise. Etendus sur le verre pilé, et vite encore ! « Couchés !... Debout !... Couchés !... Debout ! » ... L'exercice dura longtemps, les mains saignaient ; Wijss pouvait être content.

       Ces brimades odieuses n'entamaient pas profondément notre moral. La prison est une terre d'élection pour la vie intérieure, pour la réflexion philosophique comme pour la prière. Les discussions politiques étaient les plus ardentes. Les nouvelles de la guerre étaient secrètes et habituellement fausses. La prière, pour ceux qui savent prier, était génératrice d'espérance.


La cruelle direction du fort de Breendonk.

       Il n'y avait pas de prêtre dans notre chambrée ; chaque soir, quelques chrétiens se groupaient, sans gêne comme sans ostentation ; ils priaient Dieu avec foi et abandon, pour eux et pour tous les prisonniers, ils priaient Notre-Dame, « leur avocate », selon le mot si éloquent du Salve Regina. En priant, ils s'élevaient au-dessus de leur misère et s'entraînaient à mieux la supporter.

       Ce qui fit de Breendonk le plus dur des camps que j'ai connus, c'est la terreur qui y était systématiquement et sadiquement entretenue. Le camp était petit, nous étions environ cinq cents hommes et l'on arrivait à se connaître d'une chambre à l'autre, on savait même qui croupissait dans les cellules. On savait surtout que la discipline du camp devait nous « faire parler ». Jour et nuit, les interrogatoires se succédaient dans de petites salles blanchies à la chaux, ornée d'une immense tête de mort.

       Le prisonnier, appelé par son numéro, était conduit, la tête dans la cagoule par un SS qui ne ménageait pas les coups. L'interrogatoire durait souvent plusieurs heures. Parfois, plusieurs interrogateurs harcelaient le prévenu de leurs questions perfides, de leurs mensonges, de leurs atroces menaces. Je me souviendrai toujours de cette apostrophe cruelle que je ne pus entendre sans trembler : « Vous ne voulez pas parler ? Votre femme va être arrêtée, vos enfants payeront pour vous ! »

       Et plus souvent, la matraque jouait un grand rôle. Le patriote obstiné passait au Bunker, la salle des supplices. Là, une mise en scène nouvelle était destinée à émouvoir les plus durs. Potences, cordes, bâtons, et jusqu'à ces « pointes électriques » qui brûlaient profondément les chairs. Heureux ceux que la syncope dispensait de répondre aux tortionnaires !

       Les confrontations étaient fréquentes et pénibles. Après plusieurs mois d'une détention qui avait usé les nerfs, des camarades se retrouvaient soudain face à face, dans le Bunker, la cagoule à la main, livides et amaigris. Il fallait répondre, il fallait ne pas charger les amis, il fallait mentir avec audace et sans se contredire. Il arrivait aussi que l'un ou l'autre, vaincu par la douleur, livrait des noms, avouait ; les bourreaux recueillaient ces aveux avec une avidité professionnelle, puis ils faisaient de nouveau comparaître ceux qui n'avaient pas parlé, qui ne voulaient pas parler. La scène était toujours dramatique; de ces interrogatoires, nous revenions pantelants, au seuil du désespoir. Dans la chambre, l'accueil se faisait plus cordial, plein de compassion qui est peut-être le plus émouvant de mes souvenirs. Les encouragements s'accompagnaient des conseils de ceux qui avaient passé par les mêmes périls. On se reprenait à espérer l'impossible.

       Les exécutions suivaient. Un jugement régulier n'était pas nécessaire et les secours d'un avocat passaient pour superflus. Si les partisans, quelque part en Belgique, abattaient un Allemand, Breendonk fournissait les victimes expiatoires. De malheureux prisonniers étaient choisis presque au hasard et qualifiés de terroristes.

       Certains jours, un camion militaire pénétrait dans la cour intérieure du fort et déversait douze ou quinze soldats armés. Nous savions ce que cette visite signifiait. Le peloton d'exécution attendait. Nous tremblions lorsque la porte de la chambre s'ouvrait, d'entendre crier nos numéros. Le lieutenant paraissait, une liste à la main. Ceux qui étaient appelés sortaient, sans un mot, sans un geste, sans un adieu. La porte refermée sur eux, nous osions à peine nous regarder, silencieux, atterrés. Les croyants priaient tout bas pour leurs frères. Quelques minutes encore et l'on voyait, par la fenêtre, passer lentement les camarades encadrés par les SS. Ils allaient à la mort sans avoir revu leur famille, sans pouvoir lui écrire une lettre, sans même les secours d'un prêtre. Parfois, un aumônier allemand assistait les condamnés. Nous entendions le feu du peloton contre le mur extérieur du fort, puis le roulement de la charrette qui ramenait les cadavres.

       En trois semaines, - les trois dernières que je passai là-bas, - le camp fut décimé : cinquante hommes sur cinq cents périrent, pendus ou fusillés. Breendonk tout entier semblait conçu pour humilier, avilir, dégrader les hommes avant de les tuer ... Défense de lire ! Défense d'écrire ! Défense de prier ! Faire vivre des hommes habillés et tondus comme des galériens, dans ces caveaux, les tenir perpétuellement sous une discipline inhumaine et dans une honteuse promiscuité, les écraser au moyen d'un véritable terrorisme, confondre dans une même haine les héros et les bandits, tout cela usait la résistance physique et morale des prisonniers. Brimades, vexations, injures, coups et interrogatoires entretenaient avec un sadisme étudié la présence de la mort. »

       Nous n'avons, hélas ! aucun écrit du P. Daniel depuis son départ de la prison de Saint-Gilles, mais par contre, il ne manque pas de témoignages parmi ceux qui ont partagé son existence dans les camps de concentration de Breendonk et d'Allemagne. Ils nous diront ce qu'il a enduré et ce qu'il a fait, ils nous citeront des exemples de charité que lui-même ne nous aurait pas révélés.

       L'Association nationale des Rescapés de Breendonk de la section de Rochefort-Jemelle, par son secrétaire Maurice Delvenne de Jemelle, adressa, après la nouvelle du décès du P. Daniel, cette lettre de condoléances au Père Abbé de Maredsous :

       « C'est au nom du groupe des rescapés de Breendonk, de la région de Jemelle-Rochefort-Ciney, que nous nous permettons de vous adresser cette lettre. Nous avons appris avec une douloureuse stupeur la mort glorieuse, en Allemagne, du R. P. Daniel que nous avons très bien connu au bagne maudit de Breendonk.

       Nous avons pu, là-bas, apprécier les merveilleuses qualités du Père Daniel, lequel a toujours été pour tous un exemple, et pour la plupart de ceux de notre groupe en particulier, du fait que nous avons vécu de longues et douloureuses semaines dans la même chambrée. Le P. Daniel s'est toujours efforcé de nous consoler et de nous encourager, quoique en raison même de son caractère religieux, il fût souvent l'objet de grossièretés et de sévices de tout ordre, de la part de nos gardiens.

       Plusieurs d'entre nous ont eu recours à son saint ministère, et toujours sa grande bonté a trouvé les paroles nécessaires pour ramener la foi, l'espérance et le calme dans les pauvres cœurs torturés. C'est vous dire, Révérend Père, la peine infinie que nous cause sa disparition ; aussi, tous les membres chrétiens de notre groupe s'associent-ils avec ferveur aux prières que ses frères de Maredsous ne manqueront pas d'adresser au Seigneur pour le repos de son âme, afin que le Seigneur lui accorde la palme des martyrs qu'il a méritée.

       Croyez, Révérend Père, à la sincérité des sentiments qui nous dictent cette lettre, et soyez fier d'avoir donné au ciel et à la Patrie un tel fils.

       Nous vous prions d'agréer, Très Révérend Père, l'assurance de notre profonde et respectueuse considération. »

       Une telle sympathie si sincèrement exprimée et une telle appréciation d'un ami très regretté, qui a partagé les souffrances de ses compagnons de captivité, ne pouvaient manquer de susciter le désir d'en savoir davantage. Aussi, Maurice Delvenne, avec la même bonté, s'empressa-t-il d'y répondre en évoquant les souvenirs suivants :

       « A Breendonk, le P. Daniel connut toutes les horreurs physiques et morales inhérentes au régime infâme de notre bagne maudit ; il y a souffert de la même ignoble promiscuité qui nous était scientifiquement imposée, c'est-à-dire que nos bourreaux se faisaient un malin plaisir de composer les chambrées d'éléments grossiers, vulgaires, même immoraux, et d'intellectuels et de personnes cultivées. Cela était pour ces derniers une des grandes souffrances de Breendonk.

       Il y fut astreint aux terribles travaux lourds qui étaient imposés aux bagnards que nous étions. Il y connut la faim, la soif, le froid, les coups, les tortures. Tout cela faisait partie du régime normal des malheureux qui connurent Breendonk. En outre, le P. Daniel, en vertu de son caractère religieux, était sans cesse en butte aux sarcasmes, aux injures des SS qui l'appelaient toujours « sale curé », et plus souvent en signe de dérision « Bénédictine », ajoute le colonel Bauduin.

       Voyez-vous votre malheureux frère Daniel, dit encore Maurice Delvenne, travailler pieds et torse nus, harcelé sans cesse, battu par plaisir, obligé comme nous, de prendre nu, en compagnie de 50 ou 60 autres squelettes, la douche hebdomadaire dont les SS étaient parvenus à faire un supplice ; séjourner nu dans la cour pendant des heures, attendant son tour de passer devant le médecin lors des soi-disant « visites médicales ». Il était injurié ignominieusement et de préférence à tout autre, parce qu'il était prêtre ; il avait les jambes et le ventre couverts d'ulcères, les épaules striées de coups de cravaches.


Le chauffage au fort de Breendonk ainsi que le bleu sur les carreaux.

       Malgré tout cela et tout le reste encore, le P. Daniel conservait une sérénité exemplaire. Les croyants eux-mêmes avaient des heures de découragement. Il avait rapidement pu les déceler, et avec une douceur angélique leur rendait courage et obligeait les mains tantôt crispées de rage impuissante, à se joindre pour une prière muette et sincère.

       La vie à Breendonk était faite d'heures de souffrances, d'espoirs insensés et d'abattements sans nom. Ceux qui, comme nous, ont eu la chance d'avoir parmi eux un compagnon d'infortune tel que le P. Daniel, ont connu, malgré tout, des heures douces. Il allait de l'un à l'autre, consolant, réconfortant de sa parole apaisante, pardonnant au nom du Christ à ceux qui faisaient appel à son saint ministère, déjà nimbé de l'auréole des martyrs. En toute circonstance, il conservait une sérénité merveilleuse, narguant ses bourreaux de leur impuissance à l'abattre.

       Sa famille et vous, ses frères en religion, pouvez avoir la grande consolation de savoir que jamais son moral ne fut atteint et que toujours il conserva la dignité et la bonté qui lui étaient particulières. Je formule l'espoir que du haut de son éternité bienheureuse, le R. P. Daniel continue à protéger ses anciens compagnons. »

       Le ministère de la Reconstruction a fait savoir que le Père Duesberg avait, comme matricule au camp de Breendonk, le n° 410, mais le registre des détenus permet d'établir qu'il avait le n° 1194 comme numéro d'entrée.

       Le lieutenant général Boussemaere, qui était lieutenant au moment de la guerre et dont nous avons parlé aux chapitres de la Mobilisation et de la Résistance, a connu, lui aussi, le camp de Breendonk en même temps que son ami le P. Daniel. Voici ce qu'il en dit :

       « Je fus arrêté et conduit à Breendonk vers la seconde moitié de janvier 1943. J'appris à Breendonk qu'André était en cellule, dans la chambre voisine : cellule ouverte pour mieux pouvoir le surveiller. Il faisait des chapelets avec des brins de coton tirés de sa couverture. D'après ses camarades de chambre, il avait un moral de fer et soutint fortement le courage des autres détenus.

       Début juin, je fus transféré à la prison d'Anvers, pour passer au Conseil de Guerre. A Breendonk, je n'avais donc pas eu l'occasion de voir André ni de lui parler. Comme les murs étaient très épais et qu'il y avait constamment des sentinelles dans les couloirs, toute communication était impossible. J'appris, un jour, par hasard, qu'André était dans la chambre voisine, sans plus. Je restai cinq mois et demi en cellule, puis, je pus aller travailler dehors jusqu'au début de juin 1943, et je quittai le fort. André, lui, a pu aller travailler après mon départ. Je n'ai donc jamais vu André à Breendonk. »

       Quatre mois après son arrivée à Breendonk, le P. Daniel fut conduit à Charleroi, devant le tribunal militaire allemand, au Boulevard Audent. Il y rencontra un de ses anciens frères d'armes, Jacques Arnould d'Erquelinnes, qui a bien voulu nous communiquer ses souvenirs :

       « J'ai fait la connaissance du P. Daniel à Spa, où nous accomplissions ensemble un rappel sous les armes. Nous ne devions plus nous revoir avant le 18 juin 1943, date à laquelle nous comparaissions devant le tribunal militaire allemand de Charleroi.

       J'avais été recruté à la Légion belge par le maréchal des logis Parent et je fus mis en confiance peu de temps après, assuré que cette démarche avait été inspirée par un officier de mon régiment, en l'occurrence notre regretté camarade P. Daniel. Je devais entrer en contact avec lui, mais l'arrestation du 22 juin 1942 survint, et la rencontre n'eut pas lieu. Je fus informé de la rafle par le père d'un gendarme de la brigade de Mons.

       Le temps s'écoulait sans avoir été inquiété jusqu'au 28 octobre, date de mon arrestation. Interrogé seulement en janvier, j'avais à répondre si je connaissais le P. Duesberg. Ce nom ne m'ayant alors rien rappelé, c'est en toute sincérité que je répondis « non ».

       Le 22 avril 1943, je passai en jugement pour m'entendre infliger dix ans de travaux forcés. Mes coaccusés, les major Servais, colonel Van den Eynde, commandant Delfeld, le comte d'Ursel et Roland étaient condamnés à mort, sauf Delfeld qui, comme moi, s'en tirait avec dix ans. Après l'exécution du major Servais et de Roland, j'attendais mon transfert dans un bagne nazi, quand j'appris qu'une fois encore j'allais être jugé. Le comte d'Ursel et le colonel Van den Eynde partagèrent mon sort.

       C'est donc le 18juin 1943 que je revis le P. Duesberg, accompagné du colonel Lentz et de mon recruteur (Parent). Introduits dans la même salle d'attente, nous pûmes nous reconnaître et échanger quelques mots, les gardiens n'étant pas trop mauvais. J'appris ainsi que le P. Duesberg venait en droite ligne du trop célèbre fort de Breendonk. Amenés tous ensemble devant nos juges, il fut procédé de façon identique à la première fois. Les peines réclamées étant les mêmes, nous nous demandions le pourquoi de ce nouveau jugement.

       Le tribunal s'étant retiré pour délibération, en nous laissant de nouveau tous ensembles sous la garde des mêmes sentinelles, nous avons pu, malgré plusieurs rappels au silence, reprendre nos parlotes. C'est alors que j'appris du P. Daniel qu'il avait été incarcéré à la prison de Loos, dans le nord de la France, et soumis à la question. Comme moyen de persuasion, il fut mis à nu, les mains enchaînées derrière le dos, et suspendu par celles-ci pendant un certain temps. Cela n'étant pas suffisant, il fut fouetté, des épaules jusqu'aux jarrets, jusqu'à ce que le sang coulât par terre. De Loos, il fut conduit à Saint-Gilles, et de là à Breendonk pour être mis au secret. Fort amaigri, il avait bon moral et m'a dit mettre toute sa confiance en Dieu et accepter ses épreuves pour sa sanctification. Le tribunal rentrant pour le prononcé du jugement, le silence nous fut imposé.

       Le colonel Van den Eynde s'entendit infliger les travaux forcés à perpétuité, le comte d'Ursel quatre ans de prison et moi-même deux ans, parce que le doute de mon affiliation persistait. Revenus dans la salle d'attente, nous pûmes nous dire adieu et nous serrer une dernière fois la main.

       Une seconde communication de Jacques Arnould apporte certaines précisions : « Le P. Daniel et Parent étaient arrivés la veille, de Breendonk, et le colonel Lentz, de Saint-Gilles ; ils passèrent la nuit à la caserne Trésignies où ils furent reconduits après le jugement. C'est lui-même qui me décrivit le supplice que j'ai relaté. Parent y subit le même, agrémenté de brûlures de cigarettes. Le tribunal ne les a condamnés à aucune peine. Le P. Daniel (et Parent) étaient venus en qualité de témoins et pour confrontation de leurs dires avec ceux des autres qui passaient en jugement. »

       Voici, à présent, un témoignage du capitaine de réserve Paul Dupuis aujourd'hui bourgmestre socialiste de Court-Saint-Etienne :

       « J'ai connu personnellement ce brave Duesberg, trop peu de temps, hélas ! Il a travaillé au chantier de Breendonk en ma compagnie, « aux bennes », pour employer l'expression des anciens. Vous savez, par ouï dire, ce que fut ce travail ; on l'a écrit, on l'a dit, mais celui qui ne l'a pas vécu ne comprendra jamais ce que fut cette besogne de damnés. Je me souviens qu'il a parlé de l'Irlande, qu'il était impliqué dans une affaire dont le siège était à Mons. Mais ce n'était pas son activité qui m'intéressait, je ne l'admirais pas pour cela : n'étions-nous pas tous des patriotes ? Ce qui me plaisait en lui c'était son calme, ses réflexions flegmatiques envers ses brutes SS.

       Une anecdote: un jour, Wijss, sans raison, le botta, et Duesberg de me dire : « Dupuis, la brute est satisfaite, il vient d'insulter Dieu en bottant le « curé». Le lendemain, insatisfait, Wijss revint à la charge et donna l'ordre à Duesberg de remplir, seul, sa benne. Il s'éloigna quelques instants, j'étais son coéquipier de droite, je ne pouvais évidemment l'aider. Que faire ? Je lui passai de la terre préparée, ce qui facilitait son travail de chargement. La cadence du travail était, inutile de le dire, plus que rapide pour Duesberg. Lorsque Wijss revint, la benne était remplie, il est vrai, mais lui, exténué. Devant le résultat inespéré, Wijss s'écria « Ah ! ces curés, quand même ! », et il fut battu à nouveau. Lorsque nos regards se rencontrèrent, il sourit et me dit : « Merci, Dupuis, tu fus mon bon samaritain. » Le lendemain, Duesberg quitta Breendonk. Ces quelques lignes ne vous apprendront peut-être rien de neuf, mais vous reconnaîtrez, certes, votre confrère vénéré.

       Pour ma part, je conserve de ce camarade d'infortune un souvenir qui n'est pas près de s'éteindre, Souvent, je pense à lui, et ce n'est pas sans émotion que je revois sa figure calme et sereine, son visage de médaille. »

       Un autre témoin de l'attitude de Wijss à l'égard du P. Daniel est Léon Jourdain de Charleroi : « Wijss disait à Duesberg : « Tu es fort, toi, tu n'as jamais travaillé, tu es curé, tu as une belle vie, tu peux travailler plus que les autres. » Il lui lançait des cailloux, de la terre, pendant des heures et tous les jours. Duesberg était le point de mire de Wijss parce qu'il était religieux. »

       Léon Jourdain n'a vu le P. Duesberg qu'au chantier, pas en chambrée.

       Cédons aussi la parole au député socialiste Diriken de Tongres :

       « J'ai connu à Breendonk un de vos confrères dont j'ignorais le nom et qui se faisait appeler tout simplement « Paul », et j'ai retenu de lui qu'il était venu de l'Irlande, où il érigeait une école technique, - pour remplir à l'armée ses devoirs de Belge.

       Je me rappelle toujours que pendant une minute de répit (entre le départ et le retour au « poste ») il nous a tenu les propos suivants : « Déjà cinq de mes confrères ont dû payer de leur vie leur courage patriotique, je serai le sixième et je ne regrette qu'une chose, c'est de n'avoir pu faire davantage[35]. »

       Comme nous étions, dans les seize cellules, d'opinions différentes, il nous avait conseillés de nous servir du mot « camarade », mais nous priait de garder le silence pendant une demi-heure, le dimanche matin, pour lui permettre de lire la messe. Pendant cette demi-heure, un silence impressionnant (qui étonnait même le « poste » non au courant du motif) le remplissait de joie. Pendant les paroles de la consécration, il disposait d'une cuillère pour remplacer la sonnette et donner les trois petits coups rituels. »

       Cette réflexion laisse supposer qu'il était possible au P. Daniel de célébrer la messe, ce qui nécessitait la présence d'hosties et de vin. Interrogé à ce sujet, Pierre Diriken répond : « Quant à la célébration de la messe, il est bien entendu que le P. Daniel ne disposait ni d'hostie ni de vin, que tout cela se passait en prenant toutes les précautions pour ne pas attirer l'attention des bourreaux, et la demi-heure de silence qu'il nous demandait avait pour but de nous unir à lui dans cette célébration. »

       Il faut donc conclure qu'il n'y avait pas de célébration proprement dite, mais une lecture ou une récitation de mémoire, des prières de la messe, avec une manière de rappeler le moment où le texte était celui de la consécration : messe blanche, faute de matière nécessaire au sacrifice et à la communion.

       Un autre détenu de Breendonk, Maurice Jossart de Mont-sur-Marchienne nous dira comment il a admiré le courage, la charité et le moral du P. Daniel :

       «J'ai effectivement très bien connu à Breendonk notre regretté P. Daniel ; aujourd'hui encore, c'est avec émotion que je revois sa noble figure.

       Membre de la Légion belge, j'ai été arrêté en fin 1942 et envoyé à Breendonk en janvier 1943. Notre première entrevue date d'une visite médicale à l'infirmerie, où nous avons pu parler pendant une heure.

       Plusieurs de mes compagnons d'infortune et votre serviteur, nous avions espéré nous confesser à Pâques 1943 ; malheureusement, le P. Daniel venait d'être remis en cellule et nous avons pu entrer clandestinement en relation avec lui par l'intermédiaire d'un cuisinier dont j'ai oublié le nom.

       Par la suite, après avoir été « arrestant » (c'est-à-dire consigné dans la chambre sans pouvoir aller au travail) ou détenu au cachot (cellule de 2 m x 2 m, sans lit ni siège) notre ami fut envoyé au travail de déblaiement du fort, occupé aux plus dures besognes qu'il recherchait pour volontairement prendre la place d'un plus faible. Nous l'avons vu s'interposer entre nos tortionnaires et nous, et volontairement recevoir des coups destinés à d'autres.

       Toujours d'une humeur sereine, avec un mot d'encouragement pour chacun de nous, tel était le P. Daniel, face aux créatures sataniques qui avaient nom SS. Je crois même qu'il est arrivé que ces monstres ont reculé devant le P. Daniel qui leur en imposait par son attitude courageuse.

       Il a partagé avec nous les plus sombres journées et les plus durs travaux, sans jamais se plaindre et sans jamais cesser de nous encourager. Même les nombreux détenus d'autres religions ou opinions philosophiques admiraient et estimaient notre cher disparu qui avait su nous conquérir tous, sans distinction ni exception.

       Le P. Daniel, patriote, homme courageux, par son attitude et son dévouement sans bornes, mérite d'être cité en exemple. »

       Le colonel René Bauduin a connu le P. Daniel avant la guerre, au cours des rappels de camp. Il l'a côtoyé aussi pendant la campagne des 18 jours, comme chef du 1er Bureau de l'état-major de la 2ème DC, alors que le P. Daniel était attaché au 2ème Bureau. Il le rejoignit à Breendonk, et voici son témoignage :

       « J'appris, en 1941 ou 1942, tout le bon travail réalisé par André dans le Hainaut, tant dans la Légion belge dont il fut le chef provincial, que dans les services de Renseignement et d'Action. C'est au cours du printemps et de l'été 1943, que je le retrouvai, bagnard comme moi, à Breendonk. Depuis mon départ de cette forteresse, je perdis sa trace.

       J'ai vécu plusieurs mois à ses côtés[36] à Breendonk. Dans toutes les circonstances, le P. Daniel s'est montré un vaillant apôtre du Christ. Je l'ai vu battu furieusement par Wijss et De Bodt, à plusieurs reprises pour avoir voulu aider ses camarades en difficulté. Leur benne chargée de 1550 kg de sable ayant déraillé, André s'est porté spontanément à leur secours pour remettre le véhicule sur rails. Il fut frappé avec une telle sauvagerie, qu'il garda les yeux tuméfiés pendant plus de quinze jours.

       Chaque fois que nous en avions l'occasion, nous nous rapprochions au travail, pour échanger furtivement quelques mots d'encouragement. Il m'avoua, à plusieurs reprises, avoir pêché « de très gros poissons » ; c'était grâce à l'ascendant qu'il exerçait sur ses compagnons de chambrée. En un mot, Duesberg était un modèle, on ne le dira jamais assez. »

       Non moins émouvant ce témoignage de l'avocat Camille Desauw de Strombeek-Bover :

       « J'ai fort bien connu le P. Daniel à Breendonk. Il y fut amené le même jour que moi, avec Paul Dufraing. Il devait, dès son arrivée, subir de la part de ses interrogateurs les supplices du Bunker ou salle des tortures. Au sortir de celle-ci, il fut enfermé pour de longs mois dans une cellule. Après quoi, il vint nous rejoindre en chambre commune et partagea pendant quelques semaines notre vie. C'est ainsi qu'un soir, il eut l'occasion de me décrire les supplices qu'il avait enduré : pendaison par les poignets à la voûte de la salle des tortures et flagellation. Il me dit que ces tortures étaient atroces en elles-mêmes ; elles lui étaient cependant sereines à côté de celles qu'avait subies le Christ qu'il avait eu continuellement à l'esprit dans les moments les plus durs.

       L'attitude du P. Daniel fut un exemple pour tous. C'est avec sérénité qu'il acceptait les vexations et déboires qui remplissaient nos journées de forçats. A chacun aussi, il donnait, simplement et discrètement, le mot de soutien, d'encouragement, la pensée chrétienne qui soulage et qui donne l'espérance.

       Aux chantiers, je ne le connus malheureusement que fort peu, car nous faisions partie d'équipes différentes de travailleurs. »

       Celui qui était, au lendemain de la guerre, le major du Génie, Edouard Franckx, et qui est aujourd'hui professeur civil à l'Ecole royale militaire et président de l'Union des Fraternelles de l'Armée secrète, écrit à son tour :

       « Mes contacts avec le P. Daniel se sont présentés au travail, sur le glacis du fort de Breendonk ou dans le couloir, le matin, pendant nos quelques instants de répit. Ces rapports ont été très cordiaux et nous portions le même signe distinctif : la croix rouge et blanche. C'est René Bauduin qui me l'a présenté. Il ne faut pas dire grand chose à Breendonk pour savoir qu'on est du même bord, et que les idées et pensées sont communes.

       Au travail, nous n'étions souvent pas loin l'un de l'autre. Il faisait comme nous tous, devait creuser le sable, pousser la benne. Il était souvent l'objet des sarcasmes de la part du Zugführer Devos, le chef de la chambre II, qui ne pouvait le sentir. Aussi, était-il plus surveillé qu'un autre et se faisait-il battre plus qu'à son tour. Mais il était dur pour lui-même. Pas un mot ne sortait de sa bouche dans ces moments difficiles. Il faisait l'admiration de nous tous pour la sérénité avec laquelle il dominait toutes les épreuves. C'était un homme fort, il avait de la volonté et alliait à cela une extrême bonté, encourageant toujours ses voisins.

       Belle figure dont vous pouvez être fiers. Il remplissait son devoir de confesseur. Je crois que nombreux ont été ceux qui se sentaient heureux de l'avoir parmi nous. Sa seule présence était d'ailleurs un réconfort moral. Il faut avoir été à Breendonk pour se rendre compte de la valeur d'un tel fait.

       Nous n'oublierons jamais le P. Daniel. Au cours de notre captivité, nous avons eu, pas souvent mais parfois, la joie de voir des hommes qui dominaient les autres par un ascendant incontestable. Le P. Daniel se compte parmi eux. »

       Le directeur, en ce temps-là, de l'Ecole moyenne de l'Etat, à Rochefort, Lucien Gaspart, renchérit sur certains éléments contenus dans le rapport précédent :

       « Logé à l'autre extrémité du fort, au zug 12, j'ai eu peu de rapports avec le P. Daniel, si ce n'est sur le chantier de déblaiement du sable où, jusqu'à son départ, vers le 18 août, il fut contraint à ce travail exténuant. Son moral était excellent malgré les sévices nombreux qu'il subissait. Je n'ai eu qu'une seule conversation avec lui: nous avons parlé d'enseignement. Il me reste une impression générale de cette conversation, sans doute interrompue maintes fois par les SS, c'est que, malgré nos divergences de vue, le P. Daniel m'a montré un bel esprit, hautement moral et empreint d'une compréhension telle, que j'ai bien regretté, au cours du reste de ma détention, de n'avoir pu être à nouveau en contact avec lui.

       Physiquement, il a énormément souffert. En ma présence, il a été violemment frappé par le zugführer (chef de section) Valère Devos, ancien de la guerre d'Espagne, qui était devenu à Breendonk le valet des boches. Le P. Daniel fut longtemps son souffre-douleur. Devos donnait des coups, particulièrement à la face, et le pauvre P. Daniel porta longtemps les yeux « au beurre noir ». Pour ce qui concerne les détenus au régime de cellule, ils devaient rester debout, toute la journée ; ils n'avaient pour s'étendre, la nuit, qu'une planche que la sentinelle rabattait vers 8 h 30 du soir, et relevait vers 5 h du matin. Ces malheureux sortaient, couverts d'une cagoule, une fois par jour, pour porter l'infect récipient qu'ils avaient dans leur cellule. Ce court déplacement était surveillé par de jeunes SS qui frappaient à outrance leurs victimes marchant à l'aveuglette.

       Atroce, cette infernale vie de Breendonk ! »

       Le voisin immédiat de la cellule du P. Daniel était Paul Dufraing qui partagea ensuite la chambrée avec lui :

       « Nous sommes arrivés, dit-il, dans la même voiture à Breendonk, le 15 février 1943, venant de Saint-Gilles et gardés par Filtzinger[37]. Le P. Duesberg, appelé aussi P. Daniel, fut logé dans une cellule à grillage, afin d'être plus facilement surveillé. Durant un mois, je ne le vis ; ensuite, je fus placé dans une cellule face à la sienne, et nous pûmes, pendant quelques instants, nous contempler et échanger quelques signes.

       Je n'oublierai jamais le geste magnifique et fraternel qu'il eut, une nuit où punis, nous devions tous rester debout. Il obtint du feld-webel de nous laisser dormir, lui-même restant debout, la nuit, priant Dieu.

       Il a été souvent interrogé par Wigger et Fitzinger. Le nommé Wigger (officier allemand de la Gestapo) fut détenu à la prison d'Anvers. J'ai été confronté avec lui.

       Le 9 mai 1943, je sortis de cellule pour aller en chambre. Le P. Daniel vint m'y rejoindre, fin juin. Il portait encore des traces des nombreuses tortures qu'il dut subir, notamment celles des menottes aux poignets, à cause des pendaisons, et les traces de coups de nerfs de bœuf. Malgré cela, son humeur était toujours égale et il était toujours prêt à aider ses compagnons d'infortune. Il s'occupa de les soulager spirituellement, et combien de fois n'avons-nous pas prié ensemble pour voir la fin de notre cauchemar. Sur les chantiers de Breendonk, il m'aida tant qu'il put, car j'avais les deux bras paralysés par suite de mes interrogatoires accompagnés de tortures.

       Enfin, le 18 août 1943, alors qu'il était avec moi sur le chantier, on l'appela et je ne le revis plus. A mon retour, j'appris son décès survenu au camp de Gross-Rosen, le 15 novembre 1944. »

       Dans la suite, Paul Dufraing eut la complaisance de nous écrire le régime cellulaire que le P. Daniel connut, du 16 février au 18juin 1943 : « A 6 heures du matin, on devait relever la planche qui avait servi à s'étendre et que la sentinelle cadenassait avec tiges en fer. On ne pouvait ni s'agenouiller ni s'asseoir. A 7 heures le café, sans pain. A 8 heures 30, on jetait une cagoule (sac bleu) que le détenu devait enfoncer sur la tête. Pour WC, de vieilles boîtes en fer que l'on devait aller vider, au commandement de links, rechts. Elles étaient appelées « cubes » par les SS. Ensuite, on passait dans le grand couloir, où il y avait des lavoirs. Il fallait y rincer les « cubes » et se laver alors soi-même sans s'essuyer. On reprenait la cagoule et le « cube » pour rentrer en cellule. La sentinelle venait rechercher la cagoule qu'on devait plier et remettre[38].

       Jusque midi, on était tranquille, mais toujours sans s'asseoir. A midi, le cuisinier Franz passait de cellule en cellule avec le bidon rempli de soupe, et remettait la ration à chacun : 3/4 de litre, à prendre debout. L'après-midi, on restait debout jusque 5 heures 30, constamment surveillé, jour et nuit, par une sentinelle se relayant toutes les deux heures et faisant les cent pas dans le couloir. A 5 heures 30, on entendait la rentrée des travailleurs dans les chambrées, et Franz apportait un quart de litre de café, 175 gr de pain, un cm³ de graisse végétale (espèce de margarine) avec deux morceaux de sucre : repas du soir ! De 6 à 8 heures, debout encore. Vers 8 heures, on venait enlever (de l'extérieur de la cellule, dans le couloir central) le cadenas et la barre de fer, pour que le détenu puisse baisser la planche. A ce moment et jusque 8 heures 30, il pouvait s'asseoir sur elle. A 8 heures 30, ordre de se coucher sur ce lit planche, sans drap : les sabots, les souliers, la veste servaient d'oreiller; on n'avait qu'une seule couverture.

       Pendant la journée et la nuit, nous entendions des plaintes, des hurlements, dus aux coups donnés par les SS dans les cellules de ceux qu'ils venaient chercher pour les interrogatoires ou pour les transferts. La salle des supplices était à 80 mètres de là ; on n'entendait pas les cris qui en provenaient, sauf la nuit.

La salle des supplices: Menottes derrière le dos et accroché à un câble d'acier, qui était attaché à une poulie au centre du plafond, le détenu était soulevé par une manivelle, à cinquante centimètres de hauteur, et pendant la pendaison, il était dépouillé de ses vêtements pour recevoir des coups de poings, de pieds et des brûlures de cigarettes que fumaient les SS.

       Le P. Daniel a été flagellé pendant la pendaison : témoignage de Marcel Masset qui l'a dit à Henri Schmitt. A un groupe, en chambre, Masset a dit que le P. Daniel a été pendu par les mains et par les pieds, il a été matraqué avec une cravache, sans que ses bourreaux aient pu obtenir de le faire parler. Marcel Masset est décédé.

La messe : Le P. Daniel disait par cœur la messe en cellule, car il n'avait pas de missel, tous les jours à 6 heures dès le lever, avant le café ; nous étions prévenus par les voisins de sa cellule. Le dimanche, en cellule aussi, de 10 heures à 10 heures 30. Quand il passa ensuite au régime de chambrée, la messe n'a plus eu lieu en semaine, faute de temps, à cause du travail et aussi parce qu'avant de sortir pour le travail, le P. Daniel voyait les détenus de sa chambre et ceux des autres chambres, tant il était sollicité par eux. Mais la messe avait lieu alors, le dimanche ; il avait reçu, à la chambre 5, un missel de l'un d'entre nous et lisait à la table, à voix basse, en latin. Sur une quarantaine de détenus, une dizaine se groupait autour de lui. On s'unissait, sans livre, par la pensée, à ses prières. Pas d'hosties ni de vin.

       Les SS n'étaient pas au courant, et à la moindre alerte, la lecture de la messe était suspendue et le groupe se dispersait. Cela est arrivé une fois, en la présence de Henri Schmitt : il y avait, en effet, des visites inattendues des SS pour des fouilles, etc. Quant aux communistes, au début, ils ont manifesté de l'ironie, mais celle-ci a été vite comprimée, grâce à l'ascendant du P. Daniel et à une explication qu'il a eue avec eux pour qu'ils laissent la liberté à tout le monde. Ils ont compris, ils ont consenti et n'ont plus manifesté d'hostilité.

       La coutume est restée, après le départ du P. Daniel, de prier sans prêtre, de 10 heures à 10 heures 30, le dimanche, en union d'esprit avec lui, car nous supposions que notre ancien compagnon et ami continuait cette messe pour nous, là où il pouvait se trouver.

Le chapelet : il était récité, durant le séjour en chambrée, journellement vers 7 heures, après le café, ainsi qu'après le repas de midi et avant celui du soir. Il était dit à mi-voix, plus haut que la messe qui, elle, devait être dite à voix basse, car c'était le dimanche, jour où il n'y avait pas tant de bruit ni de va-et-vient dans la chambre. Ceux qui n'avaient pas révélé leur opinion n'osaient pas se joindre au groupe, mais on sentait qu'ils nous étaient unis, et ils semblaient prier à l'écart, tout bas.

       Les chapelets étaient ceux que le P. Daniel avait confectionnés en effilochant des couvertures, à des moments de liberté dans la chambre, au su et au vu des autres, mais à l'insu des SS. Ce n'était pas un chapelet complet. Il y avait dix nœuds simples pour les Ave, un double pour les Pater, et une petite croix en bois, celui-ci pris au chantier ou dans la chambrée.

La prière du soir: elle se faisait par lui seul, vers 9 h, après le coucher, en régime de cellule. On était prévenu par Albert Van Crombrugghe de la cellule 4, et on s'unissait tout bas : des Pater, des Ave, des litanies de noms de saints.

Les confessions et conversions: dès que quelqu'un abordait le Père, les autres s'écartaient et les communistes ne faisaient pas obstacle. Une dizaine d'entre nous, parfois, attendaient leur tour pour parler au P. Daniel ; c'était entre 6 heures 15 et 7 heures du matin, parce que les corvées se déplaçant alors, ces allées et venues faisaient que l'un ou l'autre pouvait s'approcher du Père ou inversement lui-même venait vers nous, sans attirer l'attention des SS qui circulaient aux abords. De plus, le matin, c'étaient des hommes de la Wehrmacht qui surveillaient dans les couloirs : on se déplaçait, faisant croire éventuellement qu'on était de corvée, aux sentinelles qui auraient pu surgir. Les pénitents se mêlaient aux autres dans ce but, et une surveillance était organisée par nous pour prévenir le P. Daniel, en cas d'alerte.

Le régime de chambrée : c'était le régime des « travailleurs ». Après être passé au lavoir, chambre par chambre, de 6 heures 30 à 7 heures et pris ensuite le café, on se mettait en rang par trois dans la cour, en attendant l'arrivée du lieutenant qui faisait l'inspection et nous envoyait en colonnes, par trois, au travail : terrassement ou transport de sable, sans autre but que celui de dégager les masses de béton du fort. Retour à midi, en chambre. Dîner : bol de soupe, plus qu'en cellule (un litre au lieu de trois quarts). A 1 heure 30, on repartait au travail après nouvelle inspection du lieutenant, quant aux taches de sable ou de boue. A 5 heures 30, rentrée en chambre et souper identique à celui des cellules, sauf qu'on recevait 275 gr de pain au lieu de 175 gr.

       Pendant la distribution du souper dans les chambres, on disait le chapelet et on se désinfectait éventuellement (de la vermine). Il était permis de rester assis jusque 8 heures 30. A ce moment-là, ordre de « faire le lit » ! C'étaient des couchettes superposées, par trois, avec sac de paille et une couverture ; pas d'oreiller. On devait plier pantalon et veste régulièrement et les disposer avec les sabots ou souliers, au pied du lit. A 9 heures, ordre de se coucher.

Quelques petits traits à retenir

       Au début du mois d'août, un des nôtres lui dit, en conduisant les bennes sur le chantier : « Est-ce vrai que tu as promis d'aller à Lourdes, si tu échappes ? » - Oui, répondit-il, car d'autres détenus ont promis d'aller à pied à Lourdes, s'ils sortent de cet enfer, et j'ai promis de les accompagner, en mendiant notre pain, à l'aller et au retour. »

       Au début de juillet, au chantier, sa benne avait déraillé et il était roué de coups, ainsi que les trois autres qui poussaient la benne avec lui. Alors, Wijss lui dit : « Sale curé, il faut travailler ici, on vous apprendra à travailler et bientôt, on vous mettra contre le poteau avec quelques balles dans le ventre. » Le P. Daniel répondit : « Ni vos coups ni vos balles ne me font peur, car si je meurs ici, c'est que le bon Dieu aura besoin de moi pour une autre mission. » Ne croirait-on pas entendre la réplique d'un martyr des premiers siècles ? Par là, il se mettait au-dessus des injures et voulait dire que s'il était mis à mort, il y verrait la volonté de Dieu. Henri Schmitt entendit cette réponse à 15 mètres du P. Daniel.

       Le P. Daniel - c'est toujours Paul Dufraing qui parle - a été mordu par le chien policier, pendant qu'il était aux corvées avec Schmitt : le chien avait été lancé contre les détenus, dont le P. Daniel, vers la fin juillet. Le pauvre Père saignait des morsures du chien et il s'est désinfecté avec de l'eau froide, en disant : « C'eût été préférable, si moi seul avais été attaqué, plutôt qu'avec les autres. » Cela se passait sur la cour, pendant les corvées de WC à vider.

       Tandis qu'il était à la chambre 5, vers le 15 juillet, Schmitt lui dit : « Si tu es fatigué aux bennes, fais-moi signe, je viendrai te remplacer. » Il répondit : « Un Père de Maredsous n'a pas le droit d'être fatigué. »

       Et quand il faisait les corvées de la chambre, Schmitt lui dit encore : « On t'humilie avec ces corvées de WC ; on va les faire à ta place, tu es prêtre. » Non, répondit-il, je fais ma corvée comme tout le monde. »

       «C'est humiliant de te trouver sans soutane et d'être nu au lavoir, à la pesée, etc », lui fait remarquer ce même détenu. Voici ce que le P. Daniel trouve à répondre : « Non, je suis de chair et d'os comme vous tous. Le bon Dieu comprend cela, et nous sommes obligés par le règlement. »

       Ils étaient quatre à table : le P. Daniel, Henri Schmitt, Marcel Masset et un de Charleroi (petit, maigre, un croyant qui le manifestait bien). Schmitt dit au P. Daniel : « Pourquoi me demandes-tu toujours mon image du Sacré-Cœur ? » (Cette image avait été trouvée cousue par on ne sait qui sur la veste de Schmitt, veste militaire de l'armée belge, car on portait à Breendonk des vestes de l'armée belge, poches enlevées ou cousues, et Schmitt l'avait décousue). Le P. Daniel, avec un large sourire, lui répondit : « J'emploie cela comme relique et je la fais baiser par les détenus en même temps que celle de Ste Thérèse, trouvée avec elle. »

       Sur ce, Schmitt lui demanda encore : « Est-il vrai que d'après les dires de Masset, tu as converti des détenus ? » - « C'est exact, répliqua-t-il et au moins quatre cents. »


Le travail imposé aux prisonniers du fort de Breendonk.

       Nul ne sait si cela concerne Breendonk seulement ou aussi Loos et Saint-Gilles. On se souvient de la déclaration de son frère, à propos de l'action du P. Daniel à Saint-Gilles.

       Un jour, après le chapelet, Schmitt dit au P. Daniel, en présence d'autres camarades : « C'est terrible ici ! Quel enfer ! » Il a répondu : «J'avais été à Breendonk déjà ; on m'a transféré à Saint-Gilles. J'ai obtenu des autorités allemandes de retourner à Breendonk, parce que ma présence ici est plus nécessaire qu'à Saint-Gilles, étant donné qu'il y a plus de malheureux à Breendonk et plus d'âmes à sauver. »

       La réflexion du P. Daniel comparant Saint-Gilles à Breendonk, ainsi que sa demande de retourner à Breendonk nous expliquent pourquoi son second séjour à Saint-Gilles, après sa comparution à Charleroi, le 26 avril, fut si court : un ou deux jours seulement, avant de regagner Breendonk. C'était donc à la demande du P. Daniel.

     Ce geste est un des plus sublimes posés par le P. Daniel qui savait depuis son arrivée à Breendonk, le 15 février, ce qu'il y avait souffert et ce qui l'attendait encore. Il réalisait les conséquences de sa démarche héroïque.

       Vers la dernière semaine de juillet, il quitta la chambre 5 pour occuper la chambre 6, où Paul Dufraing le retrouva encore. On ne s'étonnera pas si celui-ci, après avoir fourni des renseignements si clairs et si détaillés, résume ainsi l'impression profonde et le souvenir ineffaçable que lui a laissés le P. Daniel :

       « Son exemple était un précieux réconfort; ses compagnons d'infortune, il les encourageait à ne pas se plaindre et à supporter courageusement l'épreuve. Ce n'était plus simplement un prêtre pour nous, c'était un grand frère. Sans faire de propagande, sa parole était tellement simple et franche, qu'elle était un grand soutien. On venait vers lui à cause de son exemple. Il ne disait pas : « Vous devez faire ceci ou cela », il laissait la liberté à tous et on venait à lui. »

       Mais il est temps de laisser parler Henri Schmitt, de Grammont, cité souvent par Paul Dufraing :

       « Je suis arrivé à Breendonk, le 15 juin 1943. Occupant la cellule 6, j'ai été vite mis en rapport avec le P. Daniel, que les camarades détenus appelaient « Père Paul ». Malgré le secret des cellules, il communiquait fréquemment avec nous, réconfortant les uns et documentant les autres au sujet de la ligne de conduite à observer par tous les détenus.

       Il nous dit qu'il avait été arrêté parce qu'il s'occupait d'un réseau de renseignements pour les Alliés. Il comptait à ce moment-là quatre mois de cellule, il avait subi les interrogatoires et connu, à plusieurs reprises, la fameuse salle des supplices, que nous redoutions.

       Un peu plus tard, je fus déplacé pour être en communauté, dans les chambres, et je me suis trouvé à la chambre 5 avec le P. Daniel. Bien que visé spécialement par les SS belges, comme prêtre, il a essayé, plus d'une fois, d'obtenir une valise-autel afin de pouvoir célébrer la messe. Il essuya, à chaque demande, un refus catégorique suivi d'injures et de coups. Malgré cette défense formelle, - car les SS se disaient anti-Christ, - il lisait la messe, chaque dimanche, à 10 heures, tout bas. »

       Sous la plume de Henri Schmitt, suit une série de faits déjà rapportés par Paul Dufraing, et notamment au sujet du chapelet récité et des chapelets confectionnés par le P. Daniel, ainsi qu'à propos de son extraordinaire charité : « il se dépensait beaucoup pour aider les faibles aux travaux forcés, tantôt transportant des pierres trop lourdes, tantôt poussant les brouettes de sable ou les bennes, travail très épuisant, vu le régime de sous-alimentation. Quand on lui posait la question : « Père, avez-vous faim ? » nous remarquions son large sourire avec cette réponse : « Dans la paix, je n'ai jamais pu faire le carême tel que nous le faisons à Breendonk. Au moment de mon arrestation, je pesais plus de cent kg ; actuellement, j’en ai soixante et je me sens très bien. Nous sortirons d'ici purifiés. »

       N'ayant aucun moyen à sa disposition pour confesser, il s'arrangeait malgré tout ; le nombre d'incroyants parmi nos camarades était grand ; on peut évaluer à quatre cents ceux qu'il a convertis depuis son arrestation.

       Un beau dimanche d'août, les SS sont venus chercher le Père et lui ont remis ses effets de prêtre. Il a été transféré en Allemagne, le lendemain matin[39]. Nous perdions notre grand soutien. Hélas ! j'ai appris, plus tard, qu'il ne devait plus revenir vivant des bagnes nazis. Il nous aurait été d'une grande utilité, car il avait reçu beaucoup de confidences et de secrets de famille.

       Une note complémentaire de Henri Schmitt sur les interrogatoires auxquels fut soumis le P. Daniel, nous apprend ceci :

       «Ils se faisaient pendant le régime cellulaire ; libéré de celui-ci, le P. Daniel, qui a été pendu par les bras et par les pieds, selon son propre aveu, n'a jamais livré de noms, il n'a jamais donné la chaîne. A ses codétenus, il a déclaré qu'il y avait eu plusieurs arrestations et qu'il était considéré comme le chef par les Allemands. Il a été à la salle de supplices pour avouer qu'il était le chef et il a toujours nié. Il devait, ou bien avouer qu'il l'était, ou bien dénoncer les chefs. Il a toujours dit qu'il n'était pas le chef et ne connaissait pas les chefs, mais que l'un ou l'autre lui remettait des plis sous des noms de guerre qui cachaient le vrai nom. Il expliquait qu'en se déplaçant pour sa communauté religieuse, il recevait du courrier à remettre à telle ou telle personne signalée par son nom de guerre, et comme prêtre il était sollicité d'accepter du courrier. C'est ainsi qu'il a mis les Allemands sur une fausse piste. » 

       « J'ai été à Breendonk, de janvier à novembre 1943, raconte un autre détenu, Robert Schriewer d'Uccle. Très vite, j'avais entendu parler du P. Duesberg, mais n'ai malheureusement jamais été en contact avec lui. J'en entendais parler par des compagnons voisins de sa cellule. Par un léger coup de pied sur sa porte de bois, le matin à 6 heures, il avertissait ses voisins, du commencement de la messe, dite intérieurement et à laquelle tous s'associaient, communistes en bon nombre.

       Tous les compagnons sortant des cachots ont déclaré n'avoir jamais rencontré un tel homme, une telle âme, un tel caractère trempé, les ayant soutenus et réconfortés comme il l'a fait. Son énergie farouche, son courage et son moral extraordinaires tranchaient sur ceux des autres compagnons rencontrés dans ces égouts nazis. Lorsqu'un détenu était tiré de son cachot pour être envoyé, Dieu sait où, il lui donnait sa bénédiction. Les prières du soir, avant de s'étendre sur la planche, étaient aussi accompagnées de sa bénédiction.

       Le seul événement du jour, en régime cellulaire, sans parler des irruptions des SS et des gardiens qui venaient à moitié vous massacrer, ou bien des interrogatoires au Bunker, c'était la sortie matinale au lavoir. La cagoule portée, à ce moment sur la tête, était destinée à la fois, à empêcher de voir qui que ce soit et d'être vu et reconnu. Ce déplacement durait très peu de temps, et la journée commençait, interminablement longue, dans l'obscurité, pendant des semaines, sinon des mois, debout, sans s'appuyer au mur ! »

       « Le coiffeur de Breendonk, Vital Delattre d'Anderlecht, était un courageux camarade à qui l'on devait beaucoup, déclare Henri Schmitt. En raison de son métier, il avait facilement accès aux cachots. Il doit avoir souvenance de certains faits. »

       Celui-ci affirme qu'en effet, il a connu le P. Daniel au cachot et le voyait deux fois par semaine, pour le raser. Ce qui l'intéressait le plus, dit-il, c'était de connaître les nouvelles de guerre que je pouvais apprendre en rasant les SS et les officiers ; Vital Delattre ajoute que le P. Daniel a dit la messe pour les fusillés, au cachot. (Entendons cette expression « dit la messe » dans le sens expliqué plus haut).

       Georges Querton de Charleroi (communiste) a partagé la captivité du P. Daniel aussi, à Breendonk, et certifie l'avoir vu, les lèvres tuméfiées ainsi que les arcades sourcilières, et portant des traces de brûlures sur le corps, dues à un appareil électrique cylindrique de pointes de feu (douze pointes de feu, à la fois). Le P. Daniel lui a dit avoir été trois fois à l'interrogatoire, au local de la Gestapo à Bruxelles, à l'Avenue Louise, pendant son séjour à Saint-Gilles.

       L'unanimité constatée dans les appréciations du comportement du P. Daniel, l'absence de note discordante, quelle que soit l'opinion religieuse, n'est-ce pas ce qui est particulièrement frappant ? Et ceci ressort à nouveau du témoignage de Constant Mawet de Liège, communisant, ancien professeur de mathématiques et ancien directeur du Commissariat belge de Rapatriement :

       « C'est avec une réelle émotion que j'apprends le décès de mon ancien compagnon du régime cellulaire, à Breendonk, le P. Daniel. Il jouissait d'un moral extrêmement élevé. Lorsque la possibilité de bavarder s'offrait à nous, il ne manquait pas d'user de sa culture et de sa clairvoyance pour maintenir et élever notre optimisme et notre espoir.

       Quant à la célébration de la messe en cellule, je répondrai difficilement, parce que je suis athée et n'y participais pas, et aussi parce que je suis resté en cellule du 6 avril à la fin septembre 1943. Je ne l'ai pas vu, pour cette raison, ni au travail ni en chambrée. Je sais cependant que la messe se disait, les prières étaient récitées ; le début, certaines manifestations et la fin étaient signalés par des coups sur la planche qui servait de couchette. Vous pouvez être fier de votre regretté confrère. Pour ce qui me concerne, j'en garde un souvenir ému.

       Il y avait deux blocs de cellules, poursuit Constant Mawet, chacun contenant seize cellules, sous le contrôle d'un geôlier. Nos deux geôliers étaient relativement convenables. C'étaient des membres de la Wehrmacht (à distinguer des SS). Ils aimaient bavarder entre eux. En plus de notre surveillance, ils avaient la garde de la grille d'entrée et étaient les seuls, de ce fait, à porter la clef de cette entrée. Ces détails signifient que s'il nous était strictement interdit de parler et de nous asseoir, il n'empêche qu'on le faisait. Comment s'y prenait-on ?

       Lorsque le lieutenant Prauss ou un SS voulait entrer dans le bloc, il devait appeler, crier le mot « Posten », ce qui désigne le gardien des cellules. Nous connaissions les voix et savions déterminer la qualité de l'alerte. De la journée (8 à 12 et 2 à 6) on se tenait sur ses gardes. De 6 à 8 heures, grand lavage des couloirs : les « postes » en était chargés, d'où une petite détente. J'occupais personnellement la première cellule, à droite, de sorte que j'observais les environs en soulevant légèrement, avec un morceau de bois, le clapet de la porte de ma cellule. S'il y avait alerte, je criais 22 ; s'il y avait détente, je criais 23.

       De 8 à 12 heures, silence complet : la grille était ouverte et toute visite pouvait survenir à l'improviste. De 12 heures 30 à 13 heures 30, détente, le calme régnait, les « postes » pouvaient parler parce que les SS étaient partis. Or les gardiens allemands (posten) devaient observer le silence pendant leur surveillance. On en profitait pour se reposer. Le bavardage restait dangereux.

       Après 18 heures, les autorités du camp (le lieutenant Prauss, les Wijss et De Bodt) étaient sortis, les gardiens allemands en profitaient pour parler, et nous aussi. Oh, il ne faut rien exagérer : on parlait d'une voix mate, les communications étaient brèves.

       D'autre part, nos infractions dépendaient de la personnalité de nos gardiens. J'en ai connu trois qui ont été de vrais hommes : ils ont aidé les prisonniers, en nourriture et, suivant ce qu'on m'a dit, aussi en communication avec l'extérieur. Un d'entre eux nous criait même « silence », quand il y avait alerte.

       Il est évident que toutes ces infractions ne se faisaient pas sans danger. Nous avons reçu des coups, des punitions, comme celle de rester, la moitié de la nuit, pieds nus sur le béton. Mais il est inconcevable que n'importe quel homme n'enfreigne pas un règlement aussi inhumain. C'était, en somme, une maison de fous, mais les autorités seules étaient marquées d'un déséquilibre mental. »

       « Je revois le P. Duesberg, écrit Lucien Legros de Bruxelles, je revois son profil comme coupé au couteau, les cheveux rasés ; un air de grande bonté se dégageait de lui, de son visage serein et réconfortant. Il était revêtu d'un vieil uniforme de l'armée belge, un numéro à hauteur de la poche gauche, et par-dessus une bande blanche de 2 cm de large sur 15 à 20 cm de long, coupée dans un drap de lit, avec en son milieu un petit carré rouge, signe distinctif, à Breendonk, des « terroristes ».

       Et pour terminer cette impressionnante série de témoignages de compagnons du P. Daniel, à Breendonk, voici celui du directeur du fort de Breendonk, en 1949, le lieutenant colonel Borzée, de Louvain.

       «Arrêté avec septante limbourgeois, nous étions, en juin et juillet 1943, à la chambre 1 et à la chambre 2 à Breendonk. Vers la fin juin, j'appris qu'un prêtre, le P. Daniel, venait de sortir de cellule et était à la chambre 6. Bien vite, j'entrai en communication avec lui, lors des sorties du matin, pour le WC, et j'en fus des plus heureux, car de ce prêtre fort et vigoureux se dégageait un air de douceur, mais à ses paroles on sentait un caractère ferme.

       Je lui demandai de risquer de venir dans notre chambre, le matin, entre les sorties pour le WC et celles pour aller chercher le café. Il y avait possibilité de passer d'une chambre à l'autre, à ce moment, mais gare à celui qui était pris ! Sollicité de tous côtés, il me promit d'essayer de venir le lendemain. Cela réussit. Bon nombre, presque tous, se sont confessés ou se sont entretenus avec lui entre deux lits.

       Vous ne sauriez croire quelle espérance il nous a apportée dans ces sombres jours. Journellement, il allait au travail avec nous et était surtout le point de mire de Wijss. En effet, à quelques jours de là, je vois venir le Père. « Qu'est-ce que vous avez aux yeux, Père ? » lui demandai-je.

       « Oh, ce n'est rien, dit-il, ce sont des caresses de Wijss. » Il avait les yeux tout rouges, striés de sang et cernés de noir, par suite des coups de poings du SS.

       Les SS s'étaient aperçus assez vite de l'influence considérable que ce prêtre, aimé de tous, avait sur les autres détenus; son moral, surtout ses considérations religieuses, avaient fait de lui l'homme fort, le guide auquel s'accrochaient les faibles et les désespérés ... Un beau jour, il fut transféré, laissant oh combien de regrets ! Dix-sept de mes compagnons limbourgeois ne sont pas revenus. Combien, parmi eux, se sont-ils peut-être confessés à lui pour la dernière fois !

CHAPITRE VIII

La captivité en Allemagne, la mort

Hameln.

       Transféré en Allemagne, à destination de la prison de Hameln, le 21 août, après avoir passé huit jours à Saint-Gilles encore une fois, le P. Daniel n'est arrivé à Hameln que le 8 septembre, d'après le dossier du ministère de la Santé Publique, Service des Statuts n° 68099. On ne sait où il séjourna du 21 août au 8 septembre. On se demande s'il est allé dans un autre camp ou s'il a été en contact avec quelque tribunal allemand, ou passé en Conseil de Guerre, tel que celui de Essen qui décida du lieu de détention. En l'occurrence, ce fut donc Hameln.

       La pièce allemande émanant du tribunal de l'Oberfeld Kommandatur 520, de Mons, donne le motif de ce transfert du P. Daniel, ainsi que de ses compagnons Parent, Zavaro, Wauters et Lestarquit :

       « Ce 3 août 1943, le transfert dans le Reich est décidé, car le jugement ne peut avoir lieu dans les territoires occupés, d'après le décret du Führer, du 7 décembre 1941, parce que des recherches de grande envergure ont déjà eu lieu depuis un an. De ce fait, la procédure n'a pu être exécutée suffisamment rapidement, depuis l'arrestation jusqu'à l'exécution du jugement à mort. Les inculpés doivent être transférés en Allemagne. »

       Ce décret concerne la décision « Nacht und Nebel », qui isolait certains prisonniers, au point de les considérer comme perdus dans la nuit et le brouillard.

       Voici les passages du décret, qui se rapportent au cas présent, sous le titre : « Directives pour la poursuite de crimes contre le Reich ou le pouvoir occupant dans les territoires occupés. »

       « Dans les territoires occupés, lors des crimes commis par des civils non-allemands, dirigés contre le Reich ou le pouvoir occupant et qui mettent en danger leur sécurité ou leur combativité, la peine de mort est décrétée en principe.

       Ces crimes ne doivent être jugés dans les territoires occupés, que lorsqu'il est probable que les auteurs, du moins les principaux auteurs, encourent la peine de mort, ou que la procédure et l'exécution de la condamnation à mort peuvent immédiatement avoir lieu. Sinon les auteurs, du moins les principaux, doivent être envoyés en Allemagne.

       Les auteurs qui sont conduits en Allemagne n'y sont soumis à la procédure de guerre, que si des intérêts particuliers militaires l'exigent. Aux questions relatives à de tels coupables, posées par des services allemands ou étrangers, on répondra qu'ils ont été arrêtés et que l'état de la procédure ne permet pas de donner d'autres renseignements. »

       On lit plus loin, dans le même document : « En envoyant prématurément en Allemagne des coupables arrêtés, on rend plus difficile, dans une série de cas, la découverte des réseaux ; en certaines circonstances même, on l'entrave. »

       Et enfin, ces lignes qui montrent bien la justification de l'expression « Nacht und Nebel» : « les coupables qui sont envoyés en Allemagne ne peuvent avoir aucun rapport avec le monde extérieur. Ils ne peuvent dès lors, ni écrire eux-mêmes ni recevoir des lettres, des paquets ou des visites. Ceux-ci doivent être refusés avec la déclaration que tout rapport avec le monde extérieur est défendu aux coupables. »

La prison de Hameln, dans la région de Hanovre, avait comme aumônier, au cours de la seconde guerre mondiale, l'abbé Heinrich Schlüter. Ses contacts avec le P. Daniel et les souvenirs excellents qu'il en a gardés lui ont inspiré d'écrire au Père Abbé de Maredsous la lettre suivante, en date du 20 juin 1946 :

       « Vous avez eu l'amabilité de me donner, par un membre de votre communauté, des renseignements sur la mort du P. Daniel. Dans l'entretemps, M. Jean-Marie Duesberg me demanda des détails complémentaires sur mes rapports avec le P. Daniel. Comme par ailleurs, j'avais l'intention de les communiquer à votre abbaye, je vous prie de prendre copie de ceux que vous trouverez ci-joints. »

       Voici donc ce que cet aumônier écrivait à Jean-Marie Duesberg : « J'ai reçu, hier, votre honorée lettre. J'étais justement sur le point d'écrire à l'abbaye de Maredsous, afin de mettre le Rme Père Abbé et sa communauté au courant de tout ce que je sais du P. Daniel.


Les prisonniers au fort de Breendonk.

       Je suis, depuis février 1941, l'aumônier catholique de la prison de Hanovre, et depuis janvier 1942, en surplus, de la prison de Celle-lez-Hanovre. Le 1er novembre 1943, le poste d'aumônier de la prison de Hameln me fut encore attribué. C'est donc en novembre 1943 qu'il m'a été donné de connaître le P. Daniel.

       Il faisait partie des prisonniers anonymes ; personne ne pouvait être au courant de leur présence. Mon prédécesseur à Hameln était un homme vieux et malade, qui ne put guère se consacrer aux relations dangereuses avec les prisonniers anonymes. C'est de lui, cependant, que j'appris aussitôt la présence, dans la prison de Hameln, de trois prêtres : Dom Daniel de Maredsous, l'abbé Jules Grandjean, curé de Willerzie, et l'abbé Constant Bilocq, curé de Longlier.

       Dès que je fus arrivé à Hameln, je fis visite à ces trois prêtres. Je me suis abstenu de demander pour cela la permission nécessaire, me disant qu'on pourrait très bien me le défendre. Il arrive parfois qu'on demande trop de choses ! Le P. Daniel m'intéressait particulièrement parce qu'il était bénédictin et, en outre, de Maredsous. J'ai personnellement une grande prédilection pour l'Ordre de Saint Benoît, surtout pour l'esprit qui anime la Congrégation de Beuron, à laquelle Maredsous fut rattachée.

       J'allais, chaque semaine, à la prison de Hameln et y visitais, chaque fois, les trois ecclésiastiques belges. Je leur portais la sainte communion, chaque semaine, et je célébrais la messe dominicale, tous les quinze jours, dans la prison ; comme les prisonniers anonymes ne pouvaient y assister, je leur portais régulièrement la sainte communion après la messe.

       Le P. Daniel ne s'est pas plaint de sa santé durant son séjour à Hameln. Il était bien portant quand il a quitté la prison. Il me fallait être très prudent dans mes relations avec les prisonniers anonymes, car quelques jeunes surveillants voyaient de mauvais œil ces visites répétées de l'aumônier. Une scène violente eut lieu, une fois, avec un de ces jeunes fonctionnaires, précisément à l'occasion d'une de ces visites au P. Daniel. Les surveillants plus âgés étaient presque tous tolérants.

       Depuis quinze ans, je lisais des articles de prêtres catholiques dans le « Allgemein Rundschau », où l'on racontait les actes de cruauté des troupes allemandes en Belgique, de 1914 à 1918. J'ai lu aussi le livre belge « La légende des francs-tireurs de Dinant ». Par là, je connus le R. P. Norbert Nieuwland, de Maredsous. Pour ce motif encore, je m'intéressais spécialement à Dom Daniel et j'ai très souvent parlé de ces choses avec lui.

       Il était fort préoccupé de la santé de son vieil Abbé, et il aurait désiré apprendre par moi, de ses nouvelles. Je pensais que je pourrais me renseigner à Beuron. Ecrire là-bas n'était toutefois pas possible, parce que le secret des lettres n'existait pas en Allemagne. Je projetai de me rendre à Beuron, lorsque soudain, je ne trouvai plus le P. Daniel à Hameln. Il avait été, ainsi que je l'appris plus tard, transféré à Gross-Strehlitz.

       Il vous intéressera de savoir que ces trois prêtres nous quittèrent portant leur habit ecclésiastique. Hameln, ainsi que le nord de l'Allemagne, est presque exclusivement protestant. Comme nous ne portons la soutane qu'à l'église, le transfert de ces trois prêtres prisonniers, en habit sacerdotal, devait éveiller une curiosité inaccoutumée et assez vive. Or, la prison de Hameln est à vingt minutes de la gare, mais les nazis se souciaient très peu des réactions de la population, en présence de ce spectacle.

       Ces trois ecclésiastiques furent bien traités à Hameln. La nourriture n'y fut certes pas abondante, et il me sera toujours consolant de penser que j'ai pu passer un peu de pain à Dom Daniel, mais hélas, à lui seul. J'avais, dans ces circonstances, un bon ange gardien.

       J'envoie une copie de cette lettre à Maredsous. Le P. Daniel m'avait dit qu'il m'écrirait aussitôt après la guerre. Je ne reverrai donc pas le P. Daniel à Maredsous, comme nous nous l'étions promis, mais seulement dans l'éternité. Qu'il repose en paix ! Dans les jours qui vont suivre, j'offrirai la sainte messe pour le repos de son âme. »


Les lits des prisonniers au fort de Breendonk.

       Parmi les prisonniers politiques compagnons du P. Daniel à Hameln, figure Henri Versari de Bruxelles, appelé Rico par sa mère. Il est décédé à Gross-Rosen, trois semaines après le P. Daniel. Mais par sa mère, nous percevons quelques échos de leur séjour commun à Hameln :

       « Hélas! écrit-elle, mon malheureux fils unique n'est plus. Lui aussi est mort à Gross-Rosen, le 4 décembre 1944. Mais je suis en rapport avec un de ses compagnons de captivité, Maurice Manne, qui a eu le bonheur de revenir. Ce dernier m'a maintes fois parlé du P. Duesberg, me racontant combien mon fils avait été heureux de partager sa cellule, qu'ils parlaient, des soirées entières, et qu'ils s'étaient même découvert des amis communs (mon fils est un ancien de « Saint-Michel » de Bruxelles et de « Saint-Ignace » d'Anvers). Ils avaient eu le bonheur de faire leurs Pâques, et à ce sujet il relevait des détails émouvants. »

       Quand Manne et Rico sont arrivés à Hameln, le Père y était déjà, et là ils ont appris que par des machinations extraordinaires, il avait obtenu qu'un prêtre allemand vienne les visiter. Presque tous s'étaient confessés au P. Duesberg et avaient reçu la communion du prêtre allemand[40]. Seulement, pour cette chose extraordinaire, Maurice (Manne) et Rico étaient arrivés trop tard : ils venaient de Essen. Le Père était adoré de tous ceux qui l'approchaient. »

       Guy Brevet de Haine-Saint-Paul, dont il a été question au chapitre des arrestations de Ghlin, fut le voisin de cellule du P. Daniel à Hamlen : « Je suis resté dit-il, cinq mois à la prison de Loos et fus ensuite transféré en Allemagne. J'ai lié connaissance à Hameln et à Gross-Strehlitz avec le P. Duesberg. Il avait reçu à Hameln un gros bréviaire (probablement de l'aumônier Schlüter). Les prisonniers politiques ont pu assister à la messe de minuit, à la Noël, à la suite d'un rapport que le P. Duesberg avait adressé au commandant de la prison. Il travaillait en cellule à confectionner des sachets. Il n'y fut pas torturé. »

Gross-Strehliz :

       Ce lieu de détention, avec ce qui le caractérise, est ainsi décrit par le professeur Halkin dans son livre « A l'ombre de la mort » :

       « La prison de Gross-Strehlitz est une maison pénitentiaire où il n'y a que des Belges et des Français du Nord et quelques Hollandais. La plupart des meilleurs, - je ne parle pas des droit commun », - se rattachaient de près ou de loin à l'Armée secrète. Il y a là tout un état-major dont pas un officier n'est revenu, et combien d'autres encore, civils ou militaires, qui ont soustrait leurs compatriotes au travail obligatoire, pour les conduire dans la Résistance.

       Nous sommes douze cents environ, relégués dans ce coin perdu de l'Allemagne, attendant un jugement problématique. Il y a bien un tribunal qui fonctionne régulièrement et lentement aussi. Des hommes comparaissent, sont jugés, condamnés à cinq ans, dix ans de prison ; d'autres sont acquittés, mais ils ne peuvent sortir de prison, ils n'ont aucune faveur à espérer. Malgré les apparences légales de justice et même d'indulgence, tous les hommes qui sont ici, déportés politiques, prévenus de droit commun, condamnés ou acquittés, resteront dans les bagnes sans espoir d'en sortir avant la fin de la guerre, s'ils en sortent. Nous sommes tous des NN (Nacht und Nebel). C'est par cette expression, c'est sous ce signe que les Allemands nous désignent, nous qui ne pouvons plus avoir de rapports avec les nôtres, qui ne recevons ni lettres, ni colis, ni journaux, nous qu'ignore la Croix-Rouge internationale, nous que nos familles doivent tenir pour ensevelis dans les ténèbres et dans le brouillard. Les efforts désespérés de ma famille, de mon recteur et de mes amis échoueront devant cet obstacle insaisissable. Jusqu'au jour de la libération, on ne saura pas chez moi si je suis vivant ou mort.

       A Gross-Strehlitz, la discipline était sévère, sans cruauté, le régime quelconque, la saleté invincible, comme l'ennui. Nous mangions beaucoup plus mal qu'à Saint-Gilles et même qu'à Breendonk. Les matières grasses manquaient presque absolument. Peu à peu, rongés par le mal du pays autant que par l'anémie, nous nous affaiblissions. Lorsqu'il nous faudra repartir pour les camps de concentration, nous serons mûrs pour les grandes hécatombes. Nous étions devenus pitoyables dans nos défroques de galériens.

       En plus de la déchéance physique et de la liberté perdue, il y a des choses auxquelles un prisonnier ne s'habitue jamais. C'est surtout l'abaissement de son niveau moral par la vulgarité dans laquelle il craint de s'enliser comme certains de ses compagnons qu'il n'a pas choisis et qu'il doit subir, la nuit comme le jour. C'est aussi la fatigue, la faim, la soif et bien d'autres choses qui humilient l'esprit et usent la résistance.

       La promenade quotidienne - vingt minutes de marche silencieuse autour d'un carré d'épinards - donnait l'occasion de faire connaissance avec l'un ou l'autre, lorsque le gardien avait le dos tourné. Joie d'entendre parler wallon en Silésie ! Nos geôliers, peu nombreux, étaient de vieux soldats ou des invalides. Après quelques jours, nous avions remarqué que les plus jeunes cachaient, sous une apparence de santé, un poumon usé, un bras inerte ou une jambe mécanique. Tous étaient tristes et inquiets, inaptes ou éclopés, attendant comme nous la fin de l'horreur.

       Mes camarades excellaient à faire, en cellule, de petits travaux de patience destinés aux parents et amis. Avec un clou, ils ciselaient de vieilles boîtes à sardines. D'autres brodaient des carrés de tissu prélevés sur leur caleçon. C'était le triomphe du bricolage et de l'ingéniosité, parfois même - plus rarement - du bon goût. De tous ces humbles trésors, rien n'est resté, rien n'est parvenu au pays. J'ai appris plus tard que Dom Daniel Duesberg, qui devait mourir parmi les premiers à Gross-Rosen, avait gravé sur un « souvenir » de ce genre les premiers mots du psaume 107 : « Paratum cor meum. Mon cœur est prêt. »

       A Gross-Strehlitz, comme à Saint-Gilles, les tuyaux de chauffage se mettaient à parler. Je « téléphonai » souvent. Il y a des prisonniers avec lesquels j'ai conversé plusieurs fois par jour, pendant des semaines, sans les voir jamais. Je connaissais leur voix, j'ignore toujours leur visage.

       Dans mon avant-dernière cellule - c'était la quatrième, - Charles Delbeke, un ingénieur gantois qui devait mourir à Buchenwald, avait dissimulé un missel très complet, enrichi de beaux textes de l'Ecriture et des saints. Je le feuilletais, de longues heures durant, étonné d'y trouver tant de prières que j'avais lues jadis sans en comprendre le symbole bouleversant. Pendant un mois, profitant d'une solitude presque totale, j'ai pu méditer les « Exercices Spirituels » nourriture de choix pour une grande retraite. Les fêtes de chaque jour alimentaient aussi ma réflexion en l'orientant vers les thèmes éternels.

       Quelle surprise de découvrir combien souvent la liturgie parle de prison ! Dans l'Ancien Testament, c'est le peuple élu tout entier qui est captif, assis à l'ombre de la mort, et que Dieu doit délivrer de l'Egyptien. C'est ce peuple encore qui pleure au souvenir de Sion, sur les rives des fleuves chaldéens : Super flumina Baby/anis sedimus et flevimus !

       Les psaumes sont remplis des accents d'une prière véridique. Celui-là n'était pas seulement un écrivain mais un éprouvé, qui chantait

        «Du fond de l'abîme, je crie vers Toi, Seigneur ;

       Mon Dieu, écoute ma voix.

       Que tes oreilles soient attentives

       Aux accents de ma prière. »

       Et il n'y aura jamais plus beau cantique d'espoir pour un prisonnier que le psaume ln cenoertendo :

       « Quant le Seigneur ramena les captifs de Sion,

       Ce fut pour nous un songe.

       Alors notre bouche fit entendre des cris joyeux,

       Notre langue, des chants d'allégresse.

       Ils vont, ils viennent en pleurant,

       Portant et jetant la semence.

       Ils reviendront avec des cris de joie.

       Le Nouveau Testament est à peine moins riche en allusions réconfortantes. Le peuple juif n'est-il pas prisonnier des Romains ? Jésus est le libérateur d'Israël. Ses apôtres, comme Lui, ont connu les fers, et saint Pierre, délivré par l'ange, est l'authentique patron des prisonniers. Le missel présente des cachots, des chaînes et des geôliers, de saint Jean-Baptiste à saint Thomas More, deux martyrs que l'on peut appeler, à bon droit, des prisonniers politiques.

       Il y avait une église pour les prisonniers allemands. Nous n'y avons jamais pénétré. Nous n'avons jamais vu l'aumônier, parce qu'il lui était interdit de s'intéresser à nous : Nacht und Nebel[41] ! Chaque dimanche, nous entendions de loin les chants de la grand'messe, et c'était là tout le service religieux de la prison.

       Plusieurs prêtres étaient parmi nous : Dom Daniel Duesberg, le Père Collart, les abbés Boufflette, Grandjean, Goffinet, Braham, Davignon, je ne cite que les défunts. Je les entrevoyais à la promenade et je n'ai pu me lier alors qu'avec un d'entre eux, Emile Boufflette, vicaire à St- Christophe, à Liège. Plus favorisé que moi, l'abbé était « tisserand » : avec une trentaine d'autres détenus, il s'occupait à un travail ridicule de confection de tapis en papier. C'est ce que nos maîtres appelaient être « tisserand» ! Le travail était facile et les « tisserands » parlaient presque librement ; comme il n'y avait pas d'autre atelier que le hall qui séparait les cellules, ils pouvaient, non sans risques, communiquer avec les prisonniers enfermés. C'est ainsi que j'ai parlé à l'abbé sans le voir, à travers la porte de fer de ma cellule.


Dans la salle de torture du fort de Breendonk.

       Que de conversations à travers cette porte ! De temps à autre, un camarade ouvrait l'espion et je voyais un œil, rien qu'un œil. Pendant des semaines, j'ai bavardé de cette façon, plusieurs minutes chaque jour, avec le grand sportif liégeois, Joseph Weerens, mort à Gross-Rosen. Lorsqu'un gardien faisait son apparition, il y avait toujours des camarades pour crier : « Vingt-deux. »

       Plus tard, je suis devenu moi-même « tisserand ». Avec mes amis Eugène Cougnet et Robert Gramme, disparus à Gross-Rosen quelques mois plus tard, je triais des papiers, à longueur de journée.

       Le 6 juin, à l'heure de la promenade, nous nous étions demandés pourquoi les gardiens, armés de mitraillettes, étaient juchés sur les toits. Quelques heures plus tard, la nouvelle du Débarquement, discrètement annoncée par un gardien communiste et propagée aussitôt de cellule en cellule, avait fait le tour de la prison. Les commentaires allèrent leur train ! La guerre durerait encore quelques jours ou quelques semaines, disaient les plus pondérés.

       Le 21 juillet nous apporta l'annonce d'un attentat contre Hitler. La débâcle tournait au désastre. Fiévreusement, nous anticipions l'avenir, cependant que les gardiens, pris d'inquiétude, éprouvaient les barreaux de nos fenêtres.

       Les Russes approchaient, la guerre touchait à sa fin, on pouvait songer à des échanges de prisonniers. Comment aurions-nous pu interpréter d'une manière pessimiste la suppression significative des matraques des geôliers en octobre ? Un bombardement aérien, en plein jour, échauffa notre enthousiasme. Les usines du voisinage avaient dû être touchées.

       Un matin d'octobre, l'abbé Boufflette m'attira à l'écart pour me dire d'un air extasié : « J'ai une énorme nouvelle à vous annoncer, je porte l'Eucharistie. » Je n'oublierai jamais ce regard, cet accent, cette foi et cet amour. Je n'oublierai jamais non plus cette faim eucharistique qui était nôtre ! Mon ami nous a donné la communion, se cachant comme un malfaiteur, dans un lavoir sale et humide. Près de moi, Léon Grossvogel, juif, Alphonse Wirard, garagiste ardennais, le substitut Baguette, le professeur Gramme : de ces cinq, unis dans la participation au même mystère, je reste seul aujourd'hui.

       Après l'action de grâces, je disais à l'un d'entre nous : « La force que nous avons reçue nous prépare à quelles épreuves ? » Je ne pensais pas que moins de huit jours plus tard, nous partirions tous pour le camp de concentration de Gross-Rosen, où la plupart des nôtres devaient consommer leur sacrifice suprême.

       Nous partîmes avant que les Alliés ne fussent venus. Le 31 octobre, après avoir récupéré nos vêtements civils, nous quittions Gross-Strehlitz, troupeau d'un peu plus de mille hommes, dont huit cents ne sont pas revenus. Il faisait froid, le temps était gris, mais rien ne pouvait altérer notre optimisme. Il nous semblait que nous allions échapper à la croix gammée, pour nous rafraîchir à l'ombre de la Croix Rouge. »

       Interrogé sur les contacts qu'il aurait pu avoir avec le P. Daniel, à Gross-Strehlitz, le professeur Halkin répond : « J'ai bien connu et aimé le cher Père Daniel à Gross-Strehlitz et à Gross-Rosen. Je le cite deux fois dans mes souvenirs. Pour moi, je n'en sais pas davantage, mais je désire m'associer au pieux hommage rendu à ce grand ami[42]. »

       Mme Versari, grâce au compagnon de son fils, Maurice Manne, rapporte les détails suivants :

       « Lors de leur transfert de Hameln à Gross-Strehlitz (transfert du P. Daniel, de Henri Versari et de Maurice Manne) de nouveaux prisonniers arrivés s'étaient joints à leur groupe. Là, le Père avait reçu d'un prêtre belge ou français, une dizaine d'hosties, en une semaine. Presque tous s'étaient confessés au P. Duesberg, à l'atelier ; ils faisaient, à ce moment, des sacs en papier et des guêtres. Les hosties étaient divisées en nombreuses parcelles et distribuées dans un recueillement comme jamais on n'en a vu dans aucune église.

       Il y avait cependant quelques réfractaires, mais au bout de la semaine, ils s'étaient rendus, et le Père avait réservé une hostie pour eux. Tous étaient pleins de courage, et une tranquillité quasi miraculeuse régnait dans la prison. C'est là qu'ils connurent presque tous cette hideuse furonculose ; ils se soignaient les uns les autres avec des morceaux de papier qu'ils « volaient » à l'atelier. Non seulement c'était douloureux, mais aussi déprimant, et ils étaient tous très mal en point quand ils arrivèrent à Gross-Rosen. De mille sept cents Belges et Français, quatre-vingt sont revenus, et depuis, il y en a encore trente qui sont morts. »

       Un autre compagnon de captivité qui suivit le P. Daniel de Hameln à Gross-Strehlitz, est Guy Brevet. Il a partagé la cellule du P. Daniel pendant cinq mois. Que nous apporte-t-il comme témoignage nouveau ? Que le P. Daniel, dans ce régime cellulaire, employait son temps à de petites occupations artistiques, selon les moyens de fortune dont il disposait. Il allait chercher des os dans les niches de chiens, pour en faire des fourchettes ou des cuillères sur lesquelles il sculptait, avec la pointe d'un canif ou d'un couteau, une tête de saint Benoît ou des croix[43]. Il a fait une croix, reproduction de Mantegna, et un Christ janséniste ; il fabriquait des aiguilles en os pour faire des passe-cordons et pour coudre, car il brodait, au jaune et au blanc, des étuis de chapelets. D'après Guy Brevet encore, le P. Daniel n'a pu dire la messe (on dirait aujourd'hui « célébrer l'eucharistie ») à Gross-Strehlitz, mais à St-Gilles, oui. Il confessait en recourant à l'usage de billets, récitait le chapelet après le déjeuner. Il a dit à Guy qu'il avait converti un juif, à Breendonk.

       Le grand ami du P. Daniel, celui qui est aujourd'hui le lieutenant-général Boussemaere, écrit ce qui suit, concernant ce séjour à Gross-Strehlitz :

       « En Allemagne, je restai sans nouvelles d'André jusqu'au mois de septembre ou d'octobre 1944. J'appris alors par M. Bribosia de Verviers qu'André se trouvait en prison à Gross-Strehlitz avec d'autres camarades : les colonels Bastin, Gilbert, Hautem, etc. Ils effectuaient en cellule un travail relativement léger, et je gardais l'espoir de les revoir après la guerre. Rien ne pouvait, à ce moment, faire prévoir les tristes événements qui allaient suivre : le départ pour Gross-Rosen, puis l'évacuation de Gross-Rosen. »

       Lucien Legros, de Bruxelles, dit de son côté :

       « Je me suis trouvé avec le P. Duesberg à Gross-Strehlitz, en mai 1944. Il a été peu de temps « tisserand », c'est-à-dire que nous étions amenés à tisser du papier pour fabriquer des filets à provisions, destinés aux femmes allemandes. Grande joie pour nous que de glisser les couleurs belges et françaises et de penser que les « frauen » se promèneraient en exhibant nos drapeaux.

       Je ne sais à la suite de quelles circonstances le P. Daniel est allé en commando à Bleckhamer, localité voisine de Gross-Strehlitz, puis en est revenu malade et affaibli ; il semble d'ailleurs que le travail à Bleckhamer était particulièrement pénible : transport de sacs de ciment, entre autres. »

       Le séjour du P. Daniel à Gross-Strehlitz a laissé à Albert Gyssens de Pont-à-Celles, vice-président de la CNPPA, le souvenir suivant :

       « Gross-Strehlitz, prison pénitentiaire permettant de découvrir la méthode nazie : des acquittés sont maintenus en prison, car ils sont des ennemis pénibles pour le Reich. Le P. Daniel qui y était « tisserand » (confection de tapis en papier) y fut le bon samaritain qui diffusait la parole du Seigneur et aidait, en les réconfortant, ses camarades. »

       Enfin, un témoin de la détention du P. Daniel à Gross-Strehlitz, que nous ne pouvons omettre, est le docteur Georges André de Bruxelles :

       « J'ai été bien ému au reçu de votre lettre, car elle m'a rappelé d'une façon très nette l'ardent patriote dont je connaissais l'activité au sein de la Légion belge du Hainaut. Je fis la connaissance de mon camarade de la Légion, d'abord à la forteresse de Gross-Strehlitz, où pendant le printemps et l'été de 1944, le regretté Duesberg supporta le régime cellulaire avec sérénité et employait son temps à relever le moral de beaucoup des nôtres, et ce, par messages clandestins, quand fin octobre 1944, notre convoi fut dirigé dans l'épouvantable camp de concentration de Gross-Rosen.»

Gross-Rosen.


Un des fameux wagonnets.

       « Nous avons quitté, écrit le professeur Halkin[44], la Haute Silésie dans une véritable crise d'optimisme, sans doute parce que nous nous sentions faibles, à bout. Notre imagination nous présente l'oasis de nos rêves : un camp sanitaire ! Nous sommes sûrs que l'on doit y être bien : pouvoir se reposer, se nourrir, se chauffer et écrire chez soi, recevoir des nouvelles.

       A 4 heures, ce 31 octobre 1944, nous descendons du train dans une gare provinciale : Gross-Rosen. Première déception de se sentir si près de notre pénitencier (de Gross-Strehlitz), à moins de deux cents km à l'ouest et toujours en Silésie. Nous comprenons seulement lorsque nous voyons des soldats, casqués à l'insigne de la tête de mort, pointant vers nous la mitraillette : les SS ne peuvent pas nous conduire à quelque chose d'humain. Les figures s'allongent, tout enthousiasme est tombé.

       Les rangs se forment. Nos nouveaux maîtres nous poussent en avant. Commandements, cris, coups ; c'est bien eux, nous sommes retombés dans leur enfer. Nous traversons le village, nous approchons du camp. A un carrefour, je distingue un écriteau : KL (Konzentrationslager ; Camp de concentration). Nous entrons dans le camp. Les inscriptions et le contrôle vont se dérouler dans une atmosphère de tragédie. Bien sûr, nous savions ce que c'étaient des camps. Ici, un élément nouveau colore le drame, c'est notre affreuse déception.

       Nous sommes là, convoi de mille hommes pris au piège, atterrés, anxieux, prostrés, perdus. Vingt hommes nous regardent et nous tiennent. L'appel numérique prend une dizaine d'heures. Tour à tour, selon l'ordre alphabétique de nos noms, nous nous présentons devant les kapos (chefs, mot d'origine douteuse). Chaque détenu décline son identité et reçoit son numéro inscrit sur un petit disque de toile caoutchoutée. Ces étiquettes sont attachées à un cordonnet qu'on nous passe autour du cou. On eût dit l'imposition d'un nouveau scapulaire, le scapulaire nazi !


Les poteaux d’exécutions.

       Toutes ces opérations sont longues. Nous avons froid, faim, et tombons de fatigue. De temps à autre, sans raison apparente, un kapo descend vers nous et entre dans nos rangs, à coups de pieds, à coups de poings, hurle des menaces incompréhensibles : « Que les prêtres se présentent ! crie une voix autoritaire, seulement les « sacrifiés » (il voulait dire les consacrés). Dix-huit prêtres s'avancent, sans rire de cet atroce jeu de mots, sans se douter que seize d'entre eux ne reverront jamais leur paroisse ou leur couvent.

       Le recensement terminé, nous sommes poussés par groupes de cinquante vers une immense baraque où nous nous déshabillons complètement. Tout y passe, même mes notes personnelles si bien dissimulées. Nous quittons ces derniers souvenirs des temps heureux. Jamais, nous ne les retrouverons. C'est ici le lieu du plus radical dépouillement de soi-même.

       Nus, nous sortons de la baraque. Dans l'air glacial de la nuit, nous attendons. Puis, dans la baraque voisine, on nous rase, on nous tond. La douche suit, chaude, puis froide. La désinfection enfin. Nous sommes toujours nus ! Après une nouvelle station, nous pénétrons dans la Kammer, où l'on va nous habiller. Cinq tas de vieux vêtements sont préparés. Les préposés nous tendent une chemise, un caleçon, un pantalon, une veste et un bonnet, le tout en loques. Deux carrés de toile en guise de chaussettes - les fameuses chaussettes russes - et des soques de bois complètent notre accoutrement misérable.

       Le troupeau lugubrement déguisé se reforme. Nous voici, colonne silencieuse avançant dans la nuit. Le camp est éclairé par de puissants réflecteurs. Le neuvième bloc nous reçoit, longue bâtisse de bois, sans étage, comportant deux ailes. Dans chacune d'elles, cinq cent hommes prennent place. Le dortoir est couvert de paillasses sordides. Harassés, nous nous étendons, tout habillés affreusement serrés les uns contre les autres. Le sommeil enfin nous délivre, pour quelques heures seulement.

       Le lendemain, 1er novembre, triste journée de Toussaint ! Nous sommes réveillés trop tôt par des cris sauvages. La distribution du café a lieu dans un silence lourd d'angoisse. Une seule consolation : celle d'échanger le régime cellulaire contre celui de la grande communauté. Entassés dans le dortoir, nous nous regroupons, les amis ne se quittent plus. Je retrouve des camarades de la Résistance, des religieux, des prêtres. Nous restons entre nous, je ne me sens pas seul.


Endroit où se pratiquaient les pendaisons.

       Le camp est vaste : 24.000 hommes y sont parqués dans une trentaine de blocs. Par dessus la monotonie des baraquements alignés, une seule élévation : la cheminée du four crématoire ! Tout autour du camp, court un réseau épais de fils de fer barbelés et électrifiés, puissante ceinture éclairés par des réflecteurs et renforcés par des miradors, où veillent jour et nuit les SS armés de mitrailleuses.

       Sur notre route, nous croisons les anciens qui vont au travail. Le premier contact nous remplit de stupeur : ces prisonniers sont squelettiques avec, sur le visage, des traces de coups, noires ou rouges. Accablés sous une charge invisible, ils sont ce que nous allons être. Chacun porte sur la poitrine un triangle de couleur, un numéro et l'initiale de sa nationalité. Le triangle est rouge pour les prisonniers politiques, vert pour les prisonniers de droit commun, noir pour les « associaux » ; les juifs, en outre, avaient un insigne jaune. Beaucoup de Polonais et de Russes, des Norvégiens, des Tchèques, quelques Français.

       La baraque-hôpital, le « Revier », est dirigée par un médecin SS assisté de médecins détenus, de toutes les nationalités. Nous défilons au galop devant une manière de jury qui nous examine à peine. Evidemment, il est pris bonne note des dents d'or de chacun ; le précieux métal ne devra pas se perdre au four crématoire ! Seuls, quelques malades graves sont admis à l'infirmerie.

       Notre installation et notre acclimatation se poursuivent au milieu des cris et des coups. A la fin de l'après-midi, le premier appel général nous réunira sur la grande esplanade. Il y aura parfois deux appels par jour, et l'appel du soir durera, en moyenne, de deux à quatre heures. Il arrivera que cinq ou six heures de station debout auront raison des dernières forces des vieillards et des malades.

       Des phares éclairent une scène qui se répète à la même heure, dans tous les camps du troisième Reich : la cloche sonne. « Plus un mouvement ! Stillstand ! » « Tête à gauche ! » Vingt mille hommes exténués, amoindris, sont figés au garde-à-vous, prisonniers des colonnes formées par groupes de cinq, depuis le départ de la baraque. Des SS raides et impassibles font le compte de chaque groupe ; ils se trompent fréquemment et recommencent. Aucun homme ne doit manquer ! Vingt mille hommes attendent que soient faites les vérifications, les recherches, les dernières additions.

       On rentre dans la baraque enfin, pour manger une ombre de pain, boire un peu de tisane au goût indéfinissable, et c'est le coucher brutal,  à coups de matraque. La place manque, nous sommes parqués, cinq hommes par mètres, tous couchés sur le côté droit, incapables de faire un mouvement, tête-bêche, la tête bien serrée entre les pieds du voisin. Le plus extraordinaire est que nous ayons pu dormir, pendant des mois, dans cette position incommode, souvent sans couverture et avec les sabots comme seul oreiller. Un oreiller est plus indispensable qu'un lit. Bonne remarque pour l'exégèse de Luc, IX, 58 : « Le Fils de l'homme n'a pas où reposer la tête. »

       A quatre heures et demie, lever. Hurlements et violences des kapos : « Vite, plus vite ! Los, schneller ! » On se marche sur le corps, on s'écrase les pieds, on se trompe de veste ou de sabots. Cris, lamentations, injures ! Peu ou pas de toilette. Il n'y a que quelques lavabos pour mille hommes, et pas d'essuie-mains. Distribution de tisane ou de soupe claire. Consignes et inspections. Enfin, départ pour le travail.

       C'est le 2 novembre que nous avons connu les travaux forcés : abattre  et transporter des arbres, extraire les souches, terrasser, établir des routes, niveler, porter des pierres, des briques, creuser et construire des fondations, élever de nouveaux blocs.

       Les kapos circulaient, le fouet à la main, l'injure à la bouche ; on s'appliquait à son travail, lorsque le danger approchait, car impossible de fournir un effort soutenu pendant toute une journée.

     A cinq heures et demie, fin du travail, coup de sifflet. En colonne par cinq. Dénombrement, salut au SS qui préside à la rentrée. Dans la baraque, au milieu des cris et des coups, distribution de la soupe : un litre par homme. A deux heures, nous sommes de retour au chantier. L'après-midi passe moins lentement. Après quelques heures, la fatigue de fin de journée nous écrase, avec la nuit. On revient vers le camp. Mais il faut subir d'abord l'appel interminable et les fantaisies brutales des chefs.

       Le lendemain, on recommence. Le dimanche matin même, le travail est obligatoire. Chaque jour, il sera plus pénible. Le soir, on revenait le pied blessé, la cheville tordue, le ventre creux et la tête lourde. Certains s'adaptent, d'autres se brisent, il y a des limites que nul ne dépasse. En quelques jours, les sexagénaires avaient presque tous disparu, morts ou malades. Les plus jeunes semblaient les plus endurants, ils se sont révélés les plus fragiles. Il leur aurait fallu une nourriture riche et abondante. Ils souffraient plus que nous et la tuberculose les épargnait rarement.

       Un groupe de travailleurs, dont j'étais, avait été requis pour décharger un camion d'outils et de ferrailles. Les caisses étaient lourdes. « Sales Français, nous criaient les kapos (pour eux tout qui parlait français était Français), vous nous déclarez la guerre et vous n'êtes pas capables de soulever soixante kilos ! » Et les coups de pleuvoir ! J'ai vu des camarades frappés à mort, sur le chantier, abattus à leur rentrée dans le camp.

       Gross-Rosen nous aurait laissé les pires souvenirs de la captivité, n'eût été la hantise des interrogatoires qui avaient conféré à Breendonk une horreur inégalable. En Belgique, nous étions des prévenus à l'instruction, à la « question » ; en Allemagne, nous sommes devenus, sans jugement, des condamnés.

       Fréquemment, des fouilles sévères nous dépouillaient de ces misérables choses qui sont toute la fortune des prisonniers : un bout de chiffon, un morceau de papier, une épingle, un cordon, une cuillère de bois, un chapelet fait d'une ficelle à nœuds. Comme tant d'autres, j'ai été battu pour m'être fait un gilet d'un sac à ciment dérobé sur le chantier et pour avoir bourré de paille mes sabots troués. Les sanctions étaient graduées : coups de poings, coups de pieds, coups de matraque, flagellation, expulsion du bloc, compagnie pénitentiaire, exécution publique. Les Juifs étaient, sans motif, frappés jusqu'au sang. Devant chaque SS, les détenus devaient se découvrir à trois mètres, s'arrêter et faire front.

       Le menu se réduisait à une gamelle de tisane, le matin. A midi, une soupe, toujours trop liquide, de choux, de navets, de rutabagas ou d'orties. Parfois un peu de pain concassé. Nous recevions, le soir, une tranche de pain, un bol de tisane et, certains jours, une cuillerée de fromage blanc ou de marmelade, ou encore une rondelle de saucisson, de la margarine en très petite quantité. On mange dans les rangs, debout, car il n'y a ni chaise ni table !

       La résistance moyenne d'un prisonnier dans les camps n'atteignait pas deux hivers. Le froid nous trouvait sans défense contre la maladie. Nous étions à Gross-Rosen depuis quelques semaines, lorsque fut décelée, en novembre, une triple épidémie de diphtérie, de pneumonie infectieuse et de dysenterie. Le bloc fut mis en quarantaine. Défense de sortir.

       La suppression des appels extérieurs et du travail fut un soulagement pour tout le monde. Désormais, on pouvait, plusieurs heures par jour, s'étendre à même le plancher de la baraque, ou former des groupes, attendant la soupe, le médecin, la nuit. Les plus atteints mouraient sous nos yeux, affalés dans un coin. Ils s'éteignaient doucement en silence. Trois cent trente hommes - le tiers de notre contingent - furent ainsi emportés en quelques semaines. Il en mourut vingt-sept, un dimanche de cet hiver tragique.

       Quelques-uns partaient pour l'infirmerie « Le Revier » : ils en revenaient rarement. Les autres, parmi lesquels bien peu échappèrent à la contagion, croupissaient dans la baraque, témoins impuissants d'une mortalité croissante. Allions-nous tous y passer ? Les prêtres assistaient les mourants. Nos médecins, dont le dévouement fut visible en cette occasion, n'avaient presque pas de médicaments. Le docteur André se multipliait, et je dois sans doute la vie à mon ami Joseph Jauquet : il me guérit d'une pneumonie que je passai en me traînant dans la baraque.

       Pendant cette quarantaine, des causeries très nombreuses furent organisées pour réchauffer le moral. Le kapo nous laissait faire, à condition que nous ne parlions pas de politique, s'accommodant de la discipline et du silence que nous nous imposions. Il n'était question ni de documents, ni de notes, ni de livres. L'un parlait de ses chasses, un autre de ses voyages en Grèce ou en Turquie. Les prêtres parlaient en prêtres ; ils improvisèrent même une messe blanche avec de très beaux chants, bientôt interrompus par ordre supérieur.

       Les professeurs étaient souvent appelés : Arthur Degrève évoquait Balzac, Walter Debrock l'histoire ancienne, Cougnet et Bouté donnaient d'excellentes leçons de pédagogie. Pour ma part, je fis une causerie sur l'esclavage, m'efforçant de faire sentir à mes camarades, que la guerre que nous vivions était la plus grande des campagnes anti-esclavagistes.

       Entre deux causeries, des camarades déclamaient ou racontaient des histoires. Paul Rose lisait du Victor Hugo et Lucien Legros déridait les plus soucieux par ses bons mots. Il était difficile parfois d'organiser un programme dans cette baraque qui ressemblait à une morgue plus qu'à un auditorium. Pendant que nous nous exténuions à vivre, la mort frappait à nos côtés.

       Une ou deux fois par jour, les croque-morts, avec leurs brancards et leurs gants de caoutchouc noir, viennent charger les corps et les portent au four crématoire. Les dents d'or minutieusement arrachées, les cadavres sont brûlés. Leurs cendres ne sont pas recueillies et sont pour toujours confondues dans la terre allemande.

       La mort, la vie ! Que de méditations devant cette hécatombe ! Les victimes des camps de concentration ont été les martyrs de la mort lente et ignominieuse. La foi qui sauve se passe du secours des mots pour apporter le suprême réconfort et la lumière invisible.

       La foi ! Qu'on ne croie pas que je veuille illustrer une apologie facile de la religion ! L'épreuve a été un creuset ; je sais que les vrais chrétiens des camps n'étaient pas toujours les pratiquants de la paix et je n'oublie pas que les meilleurs ne furent pas nécessairement ceux qui auraient dû l'être. On n'a pas assez entendu notre mea culpa de chrétien. Il y avait parmi nous de saints prêtres qui étaient de purs héros. J’en ai connu d'autres qui n'étaient que des galériens affamés. Et j'ai côtoyé aussi l'héroïsme stoïque de camarades chez qui un idéal patriotique et humanitaire tenait lieu de foi religieuse. J'entends encore ce vieux communiste de Liège, Armand Albert, me dire en mourant : « Je n'ai jamais fait de tort à personne. Je pars tranquille. »

       Puisque l'effort nazi avait pour but la dépravation totale du prisonnier, la réaction du prisonnier devait être de sauvegarder son idéal en repoussant l'idéologie du camp. Il fallait à tout prix penser à autre chose, parler, discuter, agir, prier, préserver sa lucidité, ne pas se laisser avilir. Notre seul univers vrai était notre univers intérieur fait d'espérance, d'amour, de prière, de dignité, de résignation et de courage. Nous pourrons être sauvés tant que nous refuserons d'admettre qu'il puisse exister une captivité des âmes.


Le départ pour les camps de concentrations.

       Pour nous qui croyons en Dieu, il n'y a pas de drame exclusivement humain. Tout devenait plus facile, puisque de toute façon tout se terminerait par la libération temporelle ou éternelle. La mort même, malgré ce qu'elle garde toujours de redoutable et d'inconnu, c'était le retour à la maison du Père et la rencontre du Christ victorieux.

       Les croyants ne souffrent pas moins que les autres. Ils souffrent autrement, en union avec le Jésus de Pascal, qui est en agonie jusqu'à la fin du monde et dont ils partagent même la déréliction. Le problème du mal et le mystère du péché les accablent comme les autres, mais ils savent que leurs souffrances invisibles et impondérables ne sont pas perdues, qu'elles s'inscrivent au crédit de ceux qu'ils aiment. Ils savent aussi qu'il leur faut lutter pour atteindre cette cime du détachement d'où le sacrifice est déjà dominé, et pour s'y maintenir.

       Mes prières de prisonnier n'étaient pas compliquées. Elles étaient simples, directes, terriblement insistantes. Tout naturellement, les prières que ma mère m'avait apprises remontaient de mon cœur à mes lèvres. Je priais en allant au travail, je priais dans la baraque, je priais le matin et le soir avec le moins de mots possible. Je demandais la force plus que la consolation. Dans les moments les plus durs de notre vie anxieuse, une prière courte résumait nos aspirations et me restituait la paix : « Mon Dieu, je vous donne tout, tout ce que j'espère et tout ce qui m'attend. »

       C'est dans l'exil des camps que beaucoup ont découvert le sens de la famille. Vivant de leur passé, ils mesuraient le vide laissé par l'absence de ceux qu'ils aimaient le plus au monde. Purifiés par l'épreuve et par l'absence, les hommes n'ont jamais tant senti la valeur de l'amour et de l'amitié. Dans ce monde d'égoïsme, l'amitié demeurait une douceur exquise ... Ce n'était pas rien, un accueil souriant, une bourrade fraternelle, la charité d'un mot qui réconforte sous les coups.

       Et ainsi le temps passait, les semaines s'ajoutaient aux semaines. Les morts tombaient autour de nous. Les deux députés français, les six colonels belges, la plupart des prêtres avaient disparu.

       La menace russe pesait sur le camp. Dès janvier, le ravitaillement fit défaut. Les médecins faisaient un tri entre les prisonniers les moins malades. Je fus envoyé, le 4 février, dans un bloc d'invalides. La discipline y était atroce, les fouilles brutales et répétées, la nourriture infâme. Le 8 février, branle-bas de combat, à deux heures du matin. Pierre Davignon nous donne une dernière absolution générale. Appel interminable. Défilé à la porte du camp. Le canon russe tonne sans interruption. Nous voici sur la route, longue colonne encadrée par les SS. Il fait froid. Où allons-nous ? Nul ne le sait. La rage au cœur, nous fuyons les armées russes, victorieuses et libératrices[45]. »

       Si nous n'avons pas reculé devant l'abondance de ces renseignements, c'est parce que le sinistre camp de Gross-Rosen est celui que le P. Daniel a connu en dernier lieu. N'offrait-il pas, à ce titre, un intérêt tout spécial ? Les détails relatés permettent de nous rendre compte de l'affreux cadre de vie qui fut le sien à la fin de son terrible calvaire.

       Il reste à épingler les rares témoignages reçus de cette ultime étape. Elle ne dura heureusement que quinze jours, mais elle marque le couronnement d'un long martyre de deux ans et demi et d'un fécond rendement spirituel, précieux aux yeux de Dieu et des hommes, surtout chez ceux qui ont pu en recueillir sur place les fruits exceptionnels.

       « Gross-Rosen, camp de concentration et d'extermination, écrit Albert Gyssens. Traitement ignominieux de dégradation morale et intellectuelle. Nous n'étions plus que des numéros occupés à des travaux forcés dans des conditions épouvantables et inoubliables. A notre arrivée, le P. Daniel était déjà affaibli par les privations ; le froid, les humiliations, les coups, le manque absolu d'hygiène, le peu de nourriture eurent raison de sa santé. La dysenterie et la pneumonie le conduisirent à l'infirmerie, et nous apprîmes, quelques jours après, qu'il était décédé. Je conserve de lui un souvenir impérissable, celui d'un prêtre au moral d'acier, un cœur d'or, patriote dans l'âme, portant toujours la bonne parole et essayant de soutenir, d'encourager ses camarades de captivité.

       En acceptant les vexations, les souffrances avec courage et humilité, il nous montrait la voie de l'espérance, il était resté le prêtre dans toute l'acception du terme. C'était un prêtre dont l'Eglise peut être fière, c'était un patriote modèle.

       Que la jeunesse prenne exemple sur ce prêtre extraordinaire ! »

       « Le P. Daniel, ajoute Lucien Legros, a partagé avec nous les travaux forcés, alors qu'au départ de Gross-Strehlitz, nos gardiens nous avaient assurés que nous partions dans un camp de repos, sous la protection de la Croix Rouge. Avec nous, il faisait le transport individuel d'une grosse pierre sur les épaules, depuis une carrière jusqu'au chantier ; nous construisions de nouvelles baraques et une usine, sept fois par jour. Distance évaluée : sept fois trois km, et rien dans le ventre, si ce n'est une soupe ou plutôt de l'eau chaude, à midi, et peu de pain, le soir et parfois le matin ; température au-dessous de zéro. J'ai vu le P. Daniel fort amaigri, de grands cernes autour des yeux, sous un bonnet de coton vert et vêtu d'un pardessus noir, étriqué, trop court, une grande croix rouge peinte au minium, dans le dos ; c'était lorsque six ou sept prisonniers devaient transporter sur leurs épaules de gros sapins coupés par d'autres, à la hache. II faisait froid et les coups nous faisaient avancer comme des noctambules. Ce furent les officiers et les prêtres qui moururent les premiers.

       Aux environs des 10-11 novembre, notre équipe fut mise en quarantaine, on avait constaté des cas de typhus et de scarlatine. A l'instigation de l'abbé Boufflette de Liège et du vicaire Davignon de Bruxelles, tous deux restés là-bas, les prêtres chantèrent la messe des morts. Le P. Duesberg y était encore, je crois, et il a dû mourir pendant la quarantaine. Le 15 novembre a été très néfaste, car il y a eu un record de morts ; de nombreux amis se sont éteints, ce jour-là, en silence, dans le coin d'une baraque de bois, sur de la terre, ou sur un semblant de plancher. Nous n'apprenions bien souvent leur mort que lorsque l'un ou l'autre d'entre nous, en cours de journée, citant les noms des disparus, nous invitait à la prière, et nous observions une minute de recueillement.

       Je n'ai pas été témoin de la mort du P. Duesberg, mais la date du 15 novembre est bien exacte. II a été évidemment incinéré au « Krematorium » comme tous les morts, et les cendres répandues sur un champ. »

       « Ils étaient tous très mal en point quand ils arrivèrent à Gross-Rosen, a déclaré précédemment Mme Versari parlant de la fin du séjour, à Gross-Strehlitz, de son fils, du P. Daniel et de Maurice Manne. Elle ajoute : à ce moment-là (d'après le témoignage de Maurice Manne) le Père avait la tête très enflée, il souffrait beaucoup ; on l'avait mis à la couture, mais il ne voyait plus bien. Tous l'aidaient à faire son travail et petit à petit, on l'a vu décliner, et c'est à ce moment que Rico est devenu plus sombre, ayant beaucoup de chagrin de voir partir le Père à qui il s'était très attaché. Tout marchait mal dans ce camp, il n'y avait plus d'ordre ; tout changeait plusieurs fois par jour et on n'était plus toujours ensemble ; il fallait se chercher pour se réunir, et ni Manne ni mon fils Rico n'ont vu mourir le Père. Manne croit qu'on l'a trouvé mort, le matin, au réveil. »

       « Au mois de décembre 1944, note le lieutenant général Boussemaere, j'étais à Reichenau (Sudètes), dans un camp qui dépendait de Gross-Rosen, lorsqu'arriva un détachement de prisonniers venant de Gross-Rosen, et parmi eux M. D'Hondt, ingénieur à Wemmel. Il m'a dit qu'André était mort à Gross-Rosen. Ce fut un grand coup. André était pour moi un grand camarade et un des plus purs héros de la Résistance. »

       Les deux derniers témoignages seront ceux de deux médecins belges qui se trouvaient avec le P. Daniel, à Gross-Rosen :

       Le docteur Joseph Jauquet nous signale que le P. Daniel, en arrivant, le soir du 31 octobre, à Gross-Rosen, était dans un état de maigreur qui ne faisait pas craindre cependant. Il cousait les numéros des vestes des prisonniers. Il tomba malade, devint bouffi et fut atteint de pneumonie. Le docteur l'a soigné au bloc, avant que le Père ne fût envoyé au « Revier » (infirmerie). C'est le docteur Jauquet qui a proposé au médecin polonais de transférer le P. Daniel à l'infirmerie, où il est resté une dizaine de jours, dit-il. Des troubles intestinaux l'ont affaibli en même temps que sa pneumonie. Le docteur Jauquet, devenu malade à son tour, a été aussi envoyé à l'infirmerie. Deux ou trois jours après, on lui a annoncé la mort du P. Daniel, décédé dans la chambre voisine.

       Et enfin, voici ce que nous rapporte le docteur Georges André, de Bruxelles:

       « Fin octobre 1944, notre convoi (de Gross-Strehlitz) fut dirigé sur l'épouvantable camp de concentration de Gross-Rosen. Bien vite, notre camarade le P. Duesberg, comme la plupart des nôtres, vit sa santé décliner rapidement : manque de sommeil, froid, humidité, travaux forcés et tout cela agrémenté de coups. Le 14 novembre, on me transporta mourant dans une infirmerie, et lorsque quinze jours plus tard, je revins à moi, j'appris que parmi la multitude de ceux qui n'avaient pas résisté comme moi, se trouvait, sous le n° 81937, le R. P. Duesberg, belle figure de la Résistance, dont je conserverai toujours le souvenir vivace.

       Il vécut ses longs mois de captivité avec la farouche énergie de celui qui ne veut pas se laisser abattre, et chaque fois que l'occasion a pu se présenter, il l'a saisie pour consoler un camarade, pour l'aider à résister. Il fut un bloc inébranlable jusqu'au dernier jour. »

       Par le ministère de l'Administration générale et des Pensions, Direction : Recherches, Documentation et Décès, nous est parvenue la photocopie de la fiche allemande indiquant l'entrée du P. Daniel à l'infirmerie de Gross-Rosen. Elle précise qu'il a été accepté à l'infirmerie (le Revier), le 10 novembre 1944, y est entré le lendemain, à la salle 5, et décéda le 15 novembre.

       La légère erreur du docteur Jauquet qui parle d'une présence de dix jours du P. Daniel à l'infirmerie, est excusable et compréhensible, car ce renseignement avait été signalé de mémoire, plusieurs années après les événements.

       Pour terminer, donnons la copie de l'acte de décès:

285/24        N° IV/174                                                               Gross-Rosen, den 15 November

Der Geistliche Tischler André DUESBERG

Katholischer Religion

wohnhaft Abtei Maretsous provo Namur, Belgien.

ist am 15 November 1944 um 3 Uhr 30 minuten in Gross Rosen verstorben;

Der verstorbene war geboren am 5 August 1902 in Aubel, Belgien.

Vater : Fernand Duesberg, Brussel, verstorben.

Mutter : Jeanne Duesberg, geborene Bouhon, verstorben.

Der verstorbene war nicht verheiratet.

Eingetragen auf schriftliche Anzeige des Lagerkomandanten des Lagers

Gross-Rosen vom 15 November 1944.

Todesursache : Scharlach, Herzrnuskelschwâche.

       Suit le cachet du ministère de Rapatriement de la République tchécoslovaque, avec apposition du cachet du Commissariat belge de Rapatriement.

       D'après cet acte de décès, on peut conclure que la réputation du P. Daniel, comme artiste, était parvenue aux oreilles des Allemands qui le désignent sous le titre « ecclésiastique ébéniste : Der Geistliche Tischler.» Nous y découvrons aussi que la pneumonie soignée par le docteur Jauquet a dégénéré en « scarlatine, avec faiblesse cardiaque. » Mais ce qui n'est pas indiqué comme cause de cette mort, ce sont les dures et longues privations, les travaux forcés et les tortures qui ont épuisé les forces pourtant herculéennes du P. Daniel.

 

Hommages divers

 

DE LA PRESSE A LA MEMOIRE DE DANIEL DUESBERG.

       Au printemps 1945, un service religieux fut célébré à la mémoire du P. Daniel, à Mons, en l'église Saint-Nicolas, paroisse de son frère Jean- Marie. Pour témoigner sa profonde estime envers le défunt, M. l'abbé Gallez, curé de l'endroit et devenu ensuite chanoine titulaire de Tournai, avait revêtu exceptionnellement, ce jour-là, sa très ancienne et superbe chape brodée.

       De longs articles nécrologiques méritent d'être signalés. Ils ont paru dans les journaux et périodiques suivants :

       - Le Rappel (de Charleroi), 7 juin 1945.

       - Vers l'Avenir (de Namur), 27 septembre 1946.

       - Cœurs belges, 15 octobre 1948, p. 1 à 3.

       - Pygmalion janvier 1949, p. IV.

       - Nos Annales, bulletin de l'Association des anciens élèves de l'école abbatiale de Maredsous, 1946-1947, pp. 22 à 30.

       - Mémorial des anciens élèves de Maredsous morts pour la Patrie (1939-1945), pp. 114 à 123.

       - Le Journal de Mons, 5 avril 1949.

       - La Nation Belge, 5 avril 1949.

       Il y a lieu de souligner spécialement l'hommage rendu par les anciens membres de la Légion belge. Il a été relaté dans les Annales de l'abbaye de Maredsous (à distinguer des Annales de l'école abbatiale) et dans la revue Pygmalion citée ci-dessus.

       Si nous ouvrons les Annales de l'abbaye, à la date du 14 novembre 1948, nous lisons:

       « Le groupe de la Légion belge du Hainaut, à la demande du major Grand'Ry, commandant dans la Résistance le groupe du Borinage (Ct 13), fait célébrer la messe chez nous à l'intention de son fondateur, Dom Daniel Duesberg, mort à Gross-Rosen (Silésie) après deux ans et demi de captivité. La messe est chantée par Dom Marcel Bôval, ancien aumônier du régiment auquel appartenait Dom Daniel.

       A l'issue de la cérémonie religieuse, au cours d'une réunion intime tenue au parloir de l'abbaye, en présence du R. Père Abbé Dom Célestin Golenvaux, le général Vandezande, ex-commandant de la zone I de l'AS, a retracé en termes profondément sentis les qualités militaires et l'activité patriotique clandestine de notre confrère. Voici un extrait de cette allocution :

       « Il me paraît superflu d'énumérer les titres de Dom Daniel à la reconnaissance nationale, nous les connaissons tous. La guerre a retrouvé en lui l'officier, et pour cet officier d'élite la capitulation n'eut d'autre sens que celui d'une courte interruption entre les deux actes de la tragédie, la lutte à ciel ouvert et la lutte clandestine. Il fut à la pointe de celle-ci, fondateur, organisateur et chef de la Légion belge dans le Hainaut, renaissance secrète de l'armée. Les risques de pareil poste, il les avait certes mesurés, mais il avait aussi mesuré la valeur de l'enjeu ; froidement, il avait estimé que celle-ci dépassait ceux-là, et sans réserve il s'était donné à sa rude tâche. »

       Le général donna alors lecture de cette citation à l'ordre du jour :

       « DUESBERG André, Dom Daniel, moine bénédictin, né à Aubel, le 5 août 1902, généreusement tombé pour le Roi et la Patrie. Créateur de la Légion belge dans le Hainaut, dès 1940, a organisé les premiers noyaux de la Résistance dans cette province. Par son exemple et son courage, leur a insufflé l'impulsion nécessaire. Victime d'une trahison, arrêté en 1942 et transféré dans un camp de concentration, où il est mort à la suite de mauvais traitements.» (Citation O. J. du 18-7-1945, n° 319).

       Ensuite, le général remit à la famille du défunt les brevets de distinctions honorifiques, à titre posthume, ainsi que les bijoux qui lui étaient destinés : Croix d'officier de l'Ordre de Léopold avec palme, Croix de guerre 1940 avec palme, Médaille commémorative 1940-1945, Médaille de la Résistance.

       Notons enfin un passage du discours prononcé aussi par le major Grand'Ry : « En cette première occasion de communier ensemble dans la mémoire d'un ami, d'un chef, d'un guide, je crois utile de dégager pour des fins constructives l'essentiel de ce qu'évoque pour nous, frères d'armes hors-la-loi et prisonniers politiques, le souvenir de Dom Daniel : c'est, à mon sens, essentiellement la notion d'exemple posé en toutes choses, comme chrétien, comme patriote et comme honnête homme, le tout sans l'ombre d'ostentation, en cachant une grande sensibilité sous un bon sourire et beaucoup de blagues. La notion de « nationalisme géographique », pour laquelle tous sont morts, s'efface et s'estompe devant celle plus universelle et plus catholique du « nationalisme de l'esprit ». Devrons-nous risquer aussi notre vie pour cet idéal plus fondamental, à l'échelle des Croisades ? Et si ce devait être le cas, nous nous souviendrons de la vie exemplaire du Père Duesberg. Il nous aurait dit, tout simplement, pourquoi et comment contribuer à garder, pour soi et pour notre entourage, notre héritage spirituel d'hommes libres faits à l'image de Dieu. »

       L'année suivante, en 1949, les frères d'armes et de la Résistance du P. Daniel ont tenu à immortaliser leur admiration et leur amitié pour lui, en l'exprimant d'une autre façon : sur une plaque commémorative en marbre noir, due à l'initiative renouvelée du major Grand'Ry et à la générosité des souscripteurs. Elle a été scellée dans le mur de la chapelle de Salet, si chère au cœur du P. Daniel dont le souvenir était resté lui-même très cher aux habitants de Salet. Cette plaque commémorative porte l'inscription suivante :

 

A la pieuse mémoire

de DOM DANIEL DUESBERG

1902-1944

moine de Maredsous, capitaine de cavalerie, fondateur et

premier commandant de la Légion Belge (Armée Secrète)

de la province du Hainaut, en 1940.

Arrêté par les Allemands en 1942, incarcéré à St-Gilles et Breendonk,

mort pour la Patrie, le 15 novembre 1944,

au camp de concentration de Gross- Rosen (Silésie).

Ses frères d'armes, de résistance et de captivité lui ont dédié ce

souvenir dans cette chapelle ornée et desservie par lui durant six ans : 1931-1937.

Il fut un exemple et un soutien pour tous.

R.I.P.

 

       L'inauguration se fit solennellement : à l'issue de la messe chantée à Salet, le frère du P. Daniel dévoila la dalle en présence d'une assistance nombreuse. Le journal « Vers l'Avenir » du 4 juillet 1949 dit à ce propos : « On remarque parmi les présents : Mme Vandeneynde-Claser, sœur du fondateur de la Légion belge ; M. Frappart, membre du QG/LB ; le colonel Vanden Brandt, successeur de Dom Daniel comme commandant de la Légion belge du Hainaut ; Mme Zavaro, veuve du lieutenant Zavaro, membre de l'état-major du P. Daniel ; l'abbé Dropsy, commandant le groupement de Tournai de la Légion ; le lieutenant colonel Delfeld, commandant le groupement du Centre ; le major (aujourd'hui colonel) Grand'Ry, commandant le groupement du Borinage ; le colonel Lawarie, commandant le groupement de Charleroi. Les personnalités locales étaient conduites par le baron Frédéric de Rosée, bourgmestre de Warnant. On remarquait parmi les personnalités religieuses, Dom Marcel Bôval, ancien aumônier du 4ème Lanciers, Dom Thomas Delforge, chapelain de Salet, ancien aumônier de l'AS, et Dom Bernard de Géradon, aumônier du 1er Lanciers, représentant l'abbaye de Maredsous. »

       La réception se fit ensuite chez M. Victor Kinif, échevin et ami du P. Daniel.

       Si nous consultons les Annales de l'abbaye de Maredsous, à cette date, nous y trouvons ces lignes : « 3 juillet 1949 plusieurs Pères se rendent aujourd'hui à Salet pour l'inauguration d'une plaque en l'honneur de Dom Daniel Duesberg qui, pendant six ans, fut chapelain de cette localité. Une messe fut célébrée par Dom Marcel Bôval, puis le mémorial, réalisé par M. Etienne Laloux de Salzinnes, ancien élève de notre école d'arts, fut bénit : plaque ornée du blason de l'Armée secrète (le badge triangulaire bien connu) et gravée d'une inscription commémorative. Dans une allocution émue, Dom Thomas Delforge, chapelain, évoqua la figure de Dom Daniel et remercia l'Armée secrète qui a fait ériger le mémorial. Au seuil de la chapelle, le baron Frédéric de Rosée rappela éloquemment les mérites éminents du défunt qui fut, s'exclamât-il, un exemple pour le pays et pour l'humanité. »

Epilogue

       Au cours de son activité clandestine, tant à la Légion belge que dans les services de Renseignement et d'Action, le P. Daniel a payé de sa personne, comme il l'a fait tout au long de ses activités monastiques et sacerdotales, à Maredsous, à Salet et à Glenstal.

       Dans sa lutte de Résistant à l'envahisseur, il représentait, avec tant d'autres, l'âme belge qui ne veut pas se laisser asservir. Lutte semée de dangers, lutte faite de patience et d'endurance autant que de hardiesse et de froide décision. La tâche de commandant de la Légion belge de la province de Hainaut était particulièrement âpre et lourde. Le P. Daniel l'assuma avec une confiance qui jamais ne défaillit. Pour un homme de sa trempe, pouvait-il en être autrement? En toute circonstance, il a manifesté les plus belles qualités de chef; son esprit d'organisation fut remarquable et son courage jamais démenti.

       Et puis, ce furent les deux ans et demi d'une captivité endurée dans des conditions atroces, que nombreux détenus, de toute opinion et de tout milieu, nous ont révélées : Le P. Daniel a vécu ces années-là non moins généreusement, par amour pour Dieu et pour son prochain. Après son arrestation tragique, n'avait-il pas déclaré : « Il faut voir dans les incommodités de la vie présente l'occasion de se sanctifier en vitesse » ? Ce fut, à vrai dire, un enrichissement croissant, celui d'un long martyr saintement accepté et constamment offert. N'était-il pas revêtu de la force d'en-haut, de cette force dont saint Thomas dit qu'elle a pour fonction de rendre inébranlable dans la vertu malgré les dangers, surtout les dangers de mort, et plus particulièrement ceux qu'engendre la guerre ?

       C'est dans un don total que le P. Daniel s'est ainsi consacre a sa Patrie comme il s'était consacré à Dieu. Réalisant ce double idéal à travers des souffrances héroïques, il a cueilli dans la mort la palme des martyrs.

       On peut dès lors nouer la gerbe des témoignages faisant honneur à sa mémoire, en reconnaissant que son âme de prêtre a correspondu admirablement à la grâce inattendue de se trouver si étroitement et si intensément associée au mystère de la croix, qui sauve et sanctifie. N'a-t-il pas vécu lui-même ce qu'il avait gravé avec la pointe d'un clou ou d'un couteau sur un objet fabriqué de ses mains, en captivité: « Paratum cor meum. Mon cœur est prêt » (ps. 107) ? Aurait-il été prêt s'il n'avait pas été fidèle à la grâce ? Celle-ci se présentait à ses yeux comme « une grâce unique », selon ce qu'il a écrit de son cachot de Saint-Gilles. Voilà bien qui en dit long !

       Il avait sculpté avec amour un Christ dans un bois de chêne, mais n'est-ce pas surtout dans sa propre chair qu'il avait sculpté la Passion du Christ ? Derrière les barreaux des cachots ou sur les chantiers, aux travaux forcés, supportant très patiemment tant de sévices et de tourments renouvelés, il avait, en pensant beaucoup à Dieu et en aidant beaucoup son prochain, « achevé en lui la Passion du Christ. » Il avait aussi accompli le travail ardu de l'ascèse qui, sous l'inspiration de l'Esprit et avec la force qui émane de Lui, contribue à purifier les âmes, à exercer un rayonnement intense et, par des voies insoupçonnées, à produire des saints...

       Nous rendons hommage à la mémoire du général-major Lentz et à celle du général-major Vande Zande, qui nous ont si bien documentés. Notre vive reconnaissance s'adresse aussi à M. le Professeur Henri Bernard, de l'Ecole royale militaire, aux lieutenants généraux Boussemaere, Woussen, Dinjaert et Berben, ainsi qu'au général-major Lonay, aux colonels Bauduin et Grand'Ry, et aux compagnons de résistance et de captivité du P. Duesberg. Leurs témoignages offrent les meilleures garanties de l'authenticité historique des faits et des paroles rapportés dans cet ouvrage.

Sources

- Orales et manuscrites:

       Les amis du P. Daniel, ses anciens compagnons d'armes, de la Résistance et de captivité. L'auteur exprime sa vive gratitude aux très nombreuses personnes consultées qui lui ont facilité l'élaboration de son travail.

- Archives:

Archives de l'abbaye de Maredsous, avec lettres du P. Daniel

Annales de l'abbaye de Maredsous

Annales de l'Ecole abbatiale de l'abbaye

Ministère de la Défense nationale

Ministère de la Justice. Auditorat militaire (Procès-verbaux)

Ministère de la Reconstruction

Ministère de l'Administration Générale et des Pensions

Ministère de la Santé Publique, Service des Statuts et Mission belge auprès du Service international de recherches des Prisonniers Politiques

Archives de l'Armée secrète

Amicales des rescapés des camps de concentration

- Littéraires:

Plaquette: L'Armée secrète, origine et missions

Revue Pygmalion

Revue Cœurs belges

Livre d'or de la Résistance

Journaux de l'époque

L. E. HALKIN : A l'ombre de la mort (Casterman, 1947)

H. BERNARD : Histoire de la Résistance européenne (Marabout Universitaire, 1968)

La Résistance, 1940-1945 (La Renaissance du Livre, 1969)

Un géant de la Résistance, Walthère Dewé (La Renaissance du Livre, 1971)

 



[1] Préface à l'ouvrage de L. E. HALKIN, A l'Ombre de la Mort, p. 12, Tournai-Paris, 1947.

[2] Fondation de Maredsous en Irlande.

[3] Depuis 1945, le P. Hugues avait obtenu l'autorisation de se retirer en Suisse, à l'ermitage de Longeborgne, dans le Valais, où il mourut le 9 mai 1965.

[4] Ce long extrait est dû à la plume de l'abbé Edgard Sottiaux, qui fut professeur de philosophie au séminaire de Floreffe. Il était, en outre, chargé de plusieurs cours à l'Ecole sociale de Namur, ainsi qu'auprès des infirmières. A cela s'ajoutait la fonction de vicaire dominical, à Bioul. C'était trop pour sa santé délicate, qui, par suite de ce surmenage, devint fortement ébranlée. Il dut cesser, à contrecœur, tout enseignement et fut nommé curé au village paisible de Saint-Aubin, près de Florennes. Son influence y fut profonde dans les divers mouvements de jeunesse. Héritier des qualités sacerdotales qu'il a relevées chez Dom Hugues et chez Dom Daniel, il devait bientôt succomber, au cours d'une crise cardiaque, chez lui. A l'âge de 44 ans, l'abbé Sottiaux rendait sa belle âme à Dieu, le 8 décembre 1963.

[5] Voir à ce sujet le livre du professeur Henri Bernard: « Un géant de la Résistance, Walthère Dewé » (éd. La Renaissance du Livre) ch. V.

[6] C'est-à-dire Commandant de la Cavalerie de la 2ème Division de Cavalerie. C'était le général Ninitte.

[7] Delandsheer et Ooms, la Belgique sous les Nazis (Bruxelles, édition universelle) pp. 53, 54. Les auteurs font remarquer que cette décision du Roi fut aussitôt portée à la connaissance des missions militaires française et britannique auprès du Grand Quartier Général.

[8] Le colonel de cavalerie, Roger Libbrecht, commandait le 2ème régiment de Chasseurs à cheval, jusqu'au 16 mai 1940, et fut alors appelé aux fonctions d'adjoint du commandant de la 2ème D. C. Après la capitulation, il se soustrait à la captivité pour continuer, lui aussi, à servir son pays sous l'occupation, et il entre en rapport avec les promoteurs de la Résistance, les colonels Lentz et Bastin. En 1942, il est à la tête de la Réserve mobile de l'A. S. Arrêté le 17 août 1944, par la G. F. P., il succombe, le 30 mai 1945, à Passau (Autriche), où il était arrivé épuisé après les odieux traitements subis au camp de Monthausen. (Voir la revue « Pygmalion» de septembre 1945).

[9] Delansheere et Ooms, pp. 55-57.

[10] Pourquoi le nom de « Légion belge », de préférence à celui de A. B. (Armée belge) ? Le colonel Lentz répond : « Je n'ai pas beaucoup insisté pour le maintien du titre A. B. : l'enthousiasme des jeunes était fort grand. La Légion belge était d'ailleurs le même nom que celui des premiers combattants de 1830. La suite a montré que nous avions eu tort, puisque, à un certain moment, les gens de Londres nous ont traités de fascistes, le terme « légion » étant trop employé.

[11] Le colonel Lentz a été libéré en Allemagne par les Armées russes. Sa santé délabrée était devenue précaire depuis son séjour en Allemagne. Il est décédé le 10 novembre 1949, peu de semaines après nous avoir si gracieusement documentés. Le colonel Bastin fut arrêté à son tour, en 1943, ainsi que le commandant Claser. Tous deux moururent en captivité.

[12] La documentation qui précède est un résumé de la petite brochure: « L'Armée secrète » 1940-1944 (éditeur P. Pète, 5, rue Potagère, Bruxelles.) On consultera aussi très utilement le « Livre d'or de la Résistance belge » (édition Leclerc, Bruxelles, et comme ouvrages récents, qui se recommandent par leur haute valeur scientifique, ceux du professeur Henri Bernard : La Résistance, 1940-1945 (éd. La Renaissance du Livre) et Histoire de la Résistance européenne (éd. Marabout universitaire).

[13] Entre-temps, le colonel Lentz avait été promu général-major.

[14] C'est-à-dire un agent s'occupant de recruter des membres de la Légion belge dans le Hainaut et de pourvoir à un commandement pour cette province (P8), commandement qui, en fait, sera confié au P. Duesberg.

[15] Son arrestation, avec toutes les graves conséquences possibles pour l'abbaye elle-même, n'occasionna, en fait, aucun ennui à celle-ci, car il avait toujours eu soin de ne pas la compromettre d'une façon ou d'une autre.

[16] Le grade militaire n'avait pas grande importance dans la Résistance : maints supérieurs de l'Armée n'étaient dans la Résistance, que de simples agents de liaison. Il n'est donc nullement étonnant que le major Woussen ait été sous les ordres du lieutenant Duesberg, dans la Légion belge.

[17] Marcel Ergot dira la même chose en ce qui le concerne et ajoute qu'il doit son salut à ce silence du P. Daniel.

[18] L'Abwehr était une organisation militaire protégeant les arrières de l'armée allemande en pays d'occupation, afin d'empêcher la formation d'un second front ou d'un soulèvement, par exemple, en cas de débarquement des Alliés. Cet organisme était surtout un service de contre-espionnage et d'espionnage des forces armées. Il faisait partie de l'Oberkommando de la Wehrmacht (O. K. W.). Son chef était l'amiral Canaris, pendu en 1944, à Flossenburg. L'Abwehr était composé d'agents allemands et aussi, malheureusement, de traîtres belges se disant agents de l'Intelligence Service et qui recherchaient les agents authentiques de cet I. S. Afin de ne pas «se brûler », les membres de l'Abwehr disposaient de la G. F. P. (Geheime Feld Polizei) comme police exécutrice.

[19] Colson et Frank (appelé désormais French), pour avoir une preuve de la culpabilité de la Légion belge, demandaient donc de fournir un ou des produits chimiques nécessaires à la fabrication d'engins de guerre subversive, faisant croire ainsi à un désir d'aider la Légion belge. A vrai dire, il s'agissait pour eux d'avoir une pièce à conviction qui pourrait être montrée au Conseil de Guerre.

[20] Eugénie Quanonne ignorait le nom de « Légion belge» à ce moment, mais elle entend parler ici d'une armée en reconstitution secrètement formée, qui ne portait pas encore le nom d'Armée secrète.

[21] Depuis le 13 février 1942, M. Ergot n'était plus employé à l'usine de Tertre, il était affecté à l'usine de gaz, à Mons, où il assurait le service de nuit, dès 21 heures. Avant cela, il s'était donc rendu à Ghlin, en vue des messages à transmettre éventuellement au P. Duesberg.

[22] Ce « capitaine Richard », c'est-à-dire Colson, était sans doute retourné directement de Lille à Haine-St-Pierre, voulant rester dans les coulisses, après avoir été à l'Abwehr avec French préparer le coup du lendemain.

[23] Cette dernière remarque prouve que French avait tous ses apaisements, car s'il s'était méfié des Wauters après le dîner, il ne serait pas retourné avec eux, à leur château.

[24] L'auteur de ce récit dit : « un certain temps se passa ... quand tout à coup la grille s'ouvrit. » Cela montre que l'autocar rempli de soldats avait attendu que tous les membres venus pour la réunion aient été capturés par les trois émissaires, afin de ne pas éveiller l'attention sur la présence d'un groupe de soldats aux abords du château.

[25] Ils attendaient donc la fin des fouilles dans le jardin.

[26] Cette présence tardive des camions est un indice que les travaux des fouilles n'étaient pas terminés. On ne sait si des armes et des munitions ont été finalement découvertes.

[27] La prudence demandait d'espacer les arrivées des participants à la réunion, et ceci explique le nombre limité des envoyés de l'Abwehr en civil, qui ont immédiatement procédé aux arrestations, ce nombre très restreint pouvant compter sur le renfort, en cas de besoin, des soldats demeurés cachés, un peu à l'écart, dans les camions.

[28] Buisseret et Eloir faisaient partie, avec Colet, de la Légion belge, section de Mons. Delannoy, qui donne ce renseignement, faisait partie du Groupe état-major de la Légion belge de Tournai.

[29] Casterman, 1947.

[30] Si le régime de Saint-Gilles était doux, en comparaison de celui de Breendonk, c'est que les S.S. remettaient les prisonniers à la Wehrmacht, à qui est confiée la surveillance.

[31] Le professeur Halkin, dont l'arrestation ne remontait qu'au mois de novembre 1943, n'a pu connaître à St-Gilles le P. Daniel, qui y séjourna du 8 août 1942 au 16 février 1943, ni à Breendonk que le P. Daniel a quitté en août 1943. Mais ils se sont connus ensuite, à Gross-Strehlitz et à Gross-Rosen.

[32] Mgr Gramann donna à trois reprises à Mme Cécile Vent, cousine du P. Daniel, des nouvelles de celui-ci, verbalement. Il en fit grand éloge, disant qu'il était « admirable de courage » et que c'était : « un prêtre magnifique ».

[33] La référence n'est pas donnée, n'étant pas à la portée de sa main; c'est I. Pierre, V, 7.

[34] Tournai, Casterman, p. 327.

[35] « Cinq de mes confrères, dit le P. Daniel, ont dû payer de leur vie »... Qu'en est-il exactement ? A cette époque, deux moines de Maredsous avaient donné leur vie pour la Patrie, durant la campagne des 18 jours : le frère Aubert Boutry et le frère Nicolas Cappaert. Trois autres ont été arrêtés comme prisonniers politiques, l'un en 1941 : le P. Paul Passelecq, les deux autres en 1942 : les Pères Omer Van Tours et Chrysostome Eeckout. Ces deux derniers, le P. Daniel les a vus à St-Gilles, mais tous les trois nous sont revenus après la Libération, en 1944. Comme le P. Daniel a été arrêté en 1942, il avait connaissance de la mort des deux premiers, mais non de la libération des trois autres. Il les supposait décédés en captivité. Diriken lui-même déclare: « Voyant ce qui se passait autour de lui et les exécutions dont on ne cessait de parler, le P. Daniel s'imaginait à bon droit qu'il suffisait d'être arrêté pour être supprimé. » Plus tard, tandis que le P. Daniel était à Gross-Strehlitz, furent arrêtés

à Maredsous le P. Jules Harrnel et le P. Cyprien Neyberg; le premier est mort en captivité, en Allemagne ; le second en est revenu. Le P. Daniel n'a pu en avoir connaissance.

[36] Lettre du colonel Bauduin à Joseph Gillet, un autre brave qui fut, à Namur, chef de province de l'A. S.

[37] Le décalage d'un jour entre la déclaration du témoin et l'indication de la pièce officielle qui porte la date du 16 au lieu du 15, provient vraisemblablement du fait que, vu le grand nombre de détenus, il en est qui passaient seulement au bureau de l'inscription le lendemain de leur arrivée.

[38] Vermeulen, de Gand, et Palleman étaient des S.S. de corvée pour faire circuler, avec la cagoule, les détenus des cellules en les maltraitant. Ils ont été fusillés en 1947, à Malines.

[39] Les compagnons du P. Daniel ont cru que celui-ci partait directement en Allemagne, mais il a passé d'abord huit jours à St-Gilles, du 14 au 21 août. Ce jour-là, il quitta St-Gilles à destination de l'Allemagne, où son arrivée est indiquée à la date du 8 septembre. Où a-t-il été envoyé du 21 août au 8 septembre, on ne le sait.

[40] Il s'agit, on le voit, de l'aumônier Schlüter dont le témoignage vient d'être rapporté.

[41] Ceci confirme ce que l'aumônier de Hameln a déclaré et nous fait deviner l'habileté et la patience dont le P. Daniel a dû faire preuve pour obtenir les contacts avec lui, ce que Mme Versari appelait « les machinations extraordinaires du P. Daniel. »

[42] Ces deux citations figurant dans le livre « A l'ombre de la mort », ont été relevées dans les pages précédentes.

[43] Le même fait est rapporté par Georges Colpaert de Bruxelles : « Etant à la promenade, le P. Daniel a brusquement plongé dans la niche d'un chien de garde pour lui dérober un os. Dans cet os, il a sculpté un crucifix magnifiquement exécuté. Malheureusement, il en a été dépossédé lors d'une inspection des gardiens. J'ai assisté au « vol » de l'os avec une certaine stupéfaction, et ce n'est qu'après le vol (sans guillemets cette fois) du crucifix, que je compris l'absence de toute idée gustative dans cet enlèvement pour le moins étonnant. »

[44] Ouvrage cité.

[45] Le professeur Halkin, à qui nous devons ce récit, connut encore deux autres camps : celui de Dora et celui de Nordhausen, où il fut libéré par les armées américaines.



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